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    A l’école, elle faisait des fautes et elle avait envie de se dire que la faute en revenait à sa condition, à ses origines. Famille d’immigrés, famille d’ouvriers prise dans le carcan de l’usine, prise par la seule nécessité de ne pas briser la mécanique de l’atelier. Un père qui fait ce qu’il faut, une mère qui connaît le prix du manque et elle, enfant qui ne sait rien, qui devine peut-être, qui admire le sacrifice des hommes, enfant qui ressent l’abnégation, la servitude, le renoncement, enfant qui lorgne sur l’autre monde, dans l’envers de cette vie-là, enfant qui cherche les mots, qui veut échapper, inventer, découvrir une voie, croiser des voix, rencontrer un ailleurs, un autre, rompre avec le silence, l’enfermement. Et voilà qu’arrivée à l’âge adulte Fabienne Swiatly se met en tête de courir après ses rêves. Elle est pleine de cette énergie qui donne des ailes et qui repousse les obstacles. Heureusement, l’époque incite au rêve et à la désobéissance, dit-elle. Elle s’instruit ça et là de ce qu’elle pressentait, la liberté sous condition, les exigences pliées en quatre, le désir remisé au fond des poches, la condescendance, la mesquinerie, le mépris, le rejet, l’ignorance, mais quand même avec au bout toujours cette idée qu’il faut y aller encore et encore, naviguer à bord de cette mirifique galère des bons à rien, quitte à vivre avec le cœur froissé et la tête dans des étoiles blafardes.

    Plus d’une fois elle rendra son tablier sans mot dire, presque sans maudire. Jusqu’à cette idée de reconquérir le verbe et de reprendre la main en s’inventant de nouveaux territoires. Avec la mise en chantier d’ateliers d’écritures elle balaiera les doutes, les tergiversations, la hantise de la faute.

    Et alors viendront les mots qui disent l'attente, les pensées, les saignements. Des mots que diront des femmes, des ouvriers, des prisonniers, des malades mentaux rencontrés au nom de l’humanisme et du salariat, des mots qui vont donner du corps à sa voix, faire écho à ses propres turpitudes, résonner au-delà de la nécessité de gagner sa vie. Ecrire, c’est rester éveiller quand tout s’endort. Des mots qui créent l’essentiel, le lien.

     

    Gagner sa vie, de Fabienne Swiatly aux Editions La fosse aux ours, 92 pages, 13€


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    Ce n’est pas un anniversaire (pas encore !) mais juste l’envie de faire un petit clin d’œil poétique aux abonnés de ce blog, à ceux de la première heure comme aux derniers inscrits. Ce sont ces visiteurs, ces lecteurs, ces commentateurs directs ou privés (les plus nombreux) qui chaque jour me donnent la volonté de prolonger l’aventure et le plaisir de partager idées et sentiments sur ce qu’il en est aujourd’hui de l’humanité et de ses affaires.

    Cette photo leur est dédiée.

     


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    Après tant d’heures passées à marcher sans même rencontrer l’ombre d’un arbre, ni une pousse d’arbre ni une racine de quoi que ce soit, on entend l’aboiement des chiens.

    Pour peu que l’on ait lu la préface de JMG Le Clézio du recueil de nouvelles de Juan Rulfo " Le Llano en flammes ", on ne peut être surpris dès le premier récit, de partir pour la traversée d’un monde où la désolation et la désespérance sont en première ligne.

    Ecrites au milieu des années 40 par un jeune auteur mexicain, témoin dans son enfance d’une guerre civile ordonnée autour de questions religieuses, ces nouvelles tentent d’exorciser l’horreur vécue en livrant au hommes encore capables d’entendre quelque chose, des histoires qui disent ce qu’il en est de ceux qui parmi eux n’obéissent qu’à la pulsion et s’enorgueillissent d’être au-delà de toute humanité. Dans ce Mexique des années vingt les belligérants sont à l’image de la terre cette peau de vache aride et hargneuse. Qu’ils la convoitent ou qu’ils la défendent chacun s’enferme dans l’épreuve du sang, s’abandonnant jusqu’à l’ivresse aux pires brutalités, se livrant corps et âmes à des combats dont la mort n’est que l’heureuse délivrance. Certes la guerre est omniprésente tout au long du recueil, mais l’auteur nous convie aussi à ressentir comme jamais la misère de tous les jours, l’abandon d’un père, l’obsession de la vengeance, l’absence de parole, il nous convoque à l’absolue nécessité de penser la vie pour que les plaies indéfectibles du malheur ne rendent pas le désir impossible.

    Bien au-delà de la vision de chairs meurtries et de sang expiatoire ces nouvelles nourrissent l’espoir que la douleur exprimée dans l’après-coup puisse participer à un travail non seulement de mémoire mais aussi de renaissance.

    Et puis, il y a cette nouvelle, Macario, une des plus féroces et des plus belles qu’il m’ait été donnée de lire. Rien que pour celle-là, ce recueil est indispensable.

    Le Llano en flammes de Juan Rulfo aux Editions Folio, 233 pages.


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  • Dernier épisode de la nouvelle

    N’importe quel fonctionnaire en charge de l’autorité aurait estimé qu’il était vital de mettre fin aux sévices et n’aurait eu l’idée d’un recours à la légitime défense que pour entériner dans l’après-coup des actes commis sous l’emprise de la folie. Celui-là au contraire, encouragea la meute à faire son devoir en toute conscience et selon des protocoles éprouvés, mais il exhorta aussi chacun d’entre eux, dans la mesure où la tranquillité future de tous en dépendait, à ne pas donner le coup de grâce et à laisser à l'étranger un peu de vie pour qu’il puisse, quelles que soient ses meurtrissures, s’en aller vivre ou succomber là où bon lui semblerait dès lors que cet endroit fût loin de leur juridiction.

    Sûr de sa fin prochaine, Marco Steiner voulait profiter pleinement de la bascule du temps. Profiter de son enchantement autant que de sa malfaisance, être souverain. Autour, les hommes faisaient beaucoup de bruit. Il aurait voulu dire un mot à chacun d'entre eux, une parole d'apaisement, faire entendre que ce combat était pour rien, qu’il n’avait lui aucune nécessité, aucune prétention, pas même une seule larme à leur opposer, qu’il était simplement traversé d’une idée toute bête, peut-être épouvantable à leurs yeux mais pas si compliquée que ça en définitive, et qui était de mourir là, quelle qu’en soit la manière.

    Seulement, il avait affreusement mal à la tête et au ventre, son corps tout entier était pris de tremblements et les mots qu'il voulait dire s'empêtraient dans la douleur. Il se releva à moitié et, dans l’impossibilité de rassembler ses idées, balbutia à l'adresse de l'inspecteur :

    - C’est bien gentil de vous occuper de moi jusqu'au bout.

    Le commissaire dégaina machinalement son arme de service et hurla de tout arrêter, absolument tout, y compris les commentaires et les mouvements d’humeurs. Puis, il ordonna que l’on face venir une ambulance dans la minute. Ses subordonnés le regardèrent sans comprendre. Il semblait être dans un état bien pire que le mourant, comme si cette mort qui s'opérait sous ses ordres, était finalement la chose la plus difficile qu’il n'ait jamais eu à supporter.

    Il y eut un long silence au bout duquel le jeune agent fit semblant de rire.

    - Y a moyen de s’arranger, n’est-ce pas inspecteur ?

    - Ça, c’est pas sûr, petit.

    - Mais qu’est-ce qu’il a avec ce mec le patron ? C’est rien qu’un pourri ! Un taré ! Personne ne le connaît ! Y a aucun risque ! Aucun !

    L’inspecteur serra les mâchoires, fourra ses mains dans ses poches et prit un air qu’il aurait voulu sévère.

    - Putain, mais on va nous prendre pour des rigolos, inspecteur !

    - Ça oui, on va certainement.

    Marco Steiner n’eut brusquement plus de goût pour rien. Aurait-il voulu rassurer son monde d’un dernier bon mot qu’il n’aurait pu, désormais incapable d’émettre autre chose que quelques bruits de gorge un peu sourds. Le monde se figeait tout autour, jusque dans ses extrêmes. Il ferma les paupières sans trop savoir s’il allait seulement être pris dans un brouillard épais ou plonger pour de bon dans le grand azur. La sirène d’un Samu le tira un instant de la nuit. Le commissaire en profita pour lui coller un extrait du journal officiel sous le nez.

    - Lisez donc ça avant de vous y croire.

    Commune du Vandou

    Arrêté Municipal du 21 septembre 2000

    Vu l’enquête préliminaire,

    Vu l’exposé des faits,

    Vu les avis contradictoires,

    Article unique

    Il est interdit à toute personne ne disposant pas de caveau de décéder sur le territoire de la commune.


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    Pauvre Martha ! Elle devait être morte depuis longtemps maintenant. Tout s’arrêtait, forcément. Lui-même n’était pas loin de ne plus pouvoir souffrir l’indignité. Il riait en pensant à Martha. Il riait de ses convictions presque autant que de sa désespérance. Un jour, alors qu’il était invité à une fête de charité, il avait entendu un intellectuel expliquer du haut de la tribune officielle que la vie allait changer. Il affirmait que l’Histoire ne se répétait jamais, qu’elle ne faisait rien d’autre que bégayer et qu’en quelque sorte, les hommes devaient, s’ils voulaient s’arranger autrement de leurs déboires, prendre leurs destinées en main. Il se disait prêt à les aider dans cette tâche laborieuse et la plupart des gens l’avaient applaudi. Lui, s’était contenté de hausser les épaules et avait filé au bar sans plus attendre. Peu après, ayant fait le plein de vin, de saucisson et de conversations imbéciles, il était parti en catimini avec le triste sentiment que le bégaiement était décidément la forme la plus exécrable de la répétition.

    Là, il gisait. Seul avec ses pensées, ses souvenirs et ses habiles arrangements. Pour les deux types, la cause était entendue. Le jeune continuait de le frapper à coups de pied plus ou moins vigoureux selon qu’il visait les parties charnues ou efflanquées de son corps. Il jouait avec lui comme d’un pantin, le retournant, l’écrasant, l’écartelant, lui ordonnant de crier, d’implorer ou de se révolter. Et tandis que l’inspecteur tout en joie, commentait l’action pour les collègues accourus en renfort, un commissaire à peine moins âgé que lui intervint brusquement et fermement pour que la chose se terminât au plus vite et sans incident majeur. Le jeune, qui n’avait sans doute pas fini de se dégourdir, fit valoir que la chose en question n’avait pas de réelle importance vu qu’il ne s’agissait - en l'occurrence précisa-t-il - que d’un ridicule petit vagabond aux origines indéterminées et qui sous une apparente docilité, s’était cru autorisé à avoir des vues sur leur société. L'inspecteur et toute la section d’intervention approuvèrent l'argument en frappant le sol du pied droit et en grognant abondamment.

    Le visage du commissaire s’empourpra d’une espèce de rage noire et silencieuse. Il connaissait bien ses mulets et il savait que des rappels à l’ordre trop intempestifs ne feraient que les exaspérer davantage. Aussi, on aurait pu croire qu’il n’avait d'autre choix que celui de donner des ordres secs et brutaux, appropriés à leurs déchaînements. Seulement, il était visible qu’en donnant ces ordres-là, il se nourrissait avant tout du désordre établi. Et alors qu’il semblait incapable de mettre une distance entre lui et ce corps étranger qu’il voulait à la fois chasser et châtier, il croisa, en cherchant à regarder ailleurs, les yeux de fou de Marco Steiner. Ses yeux noirs, exorbités, asphyxiés par le sang, ne cherchaient pas de soutien, ne cherchaient pas non plus à s'agripper à quelque chose de familier, pas même à un point imaginaire qui aurait pu lui permettre de se détacher de la souffrance. L’homme gisait, mais ce n’était pas les coups qui le rendaient mourant, ni l’affliction, ni l’épouvante ou le renoncement, non, c'était comme si cette épreuve allait de soi, qu'elle était précisément attendue, comme si quelqu'un d'autre habitait ce corps et que cet autre consentait de bon gré à sa destruction.

    à suivre …


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    Il se releva tout à fait et dit :

    - Sachez messieurs, que je ne suis ici ni pour le pain ni pour le vin !

    Le plus jeune des deux types lui fit signe de la boucler.

    - Nous n’aimons pas ces choses-là par ici, n’est-ce pas inspecteur ?

    - Ah ça oui ! Les gens n’ont pas idée.

    - Avons-nous envie de savoir qui est ce monsieur, inspecteur ?

    - A quoi bon ? Vit-il seulement dans les environs ?

    - Comment le pourrait-il, inspecteur ?

    - Effectivement, comment le pourrait-il ?

    - Un bon conseil viendrait-il donc à point, inspecteur ?

    - Ma foi, je ne vois pas comment nous pourrions l'éviter.

    Ils essayaient de donner à leur propos une tonalité qui se voulait à la fois désinvolte et cinglante mais devant l’air ahuri de leur client, ils se mirent brusquement à rire. Un rire plutôt bête et suffisant comme savent en articuler les petits employés convaincus de leurs prérogatives. Marco Steiner ne s’en offusqua pas et sortit de ses bagages le dépliant pour le tendre à l’inspecteur.

    - Croyez-moi jeune homme, je viens de loin et il est dit que c’est ici qu’un jour tout se terminera pour moi. Ici, à l’exclusion de tout autre lieu. Ce jour-là ne sera pas un jour triste, bien au contraire. Pensez donc, être enseveli au beau milieu de tous ces trésors ! Quel extraordinaire terminus, n’est-ce pas ? Ça vous fera peut-être drôle à vous les fonctionnaires de vous occuper d’un homme de rien mais bon, l’affaire n’est pas si délicate et j’en suis persuadé, vous retrouverez bien vite vos petits bonheurs.

    Les deux agents cessèrent aussitôt de rire et à voir leurs mines froissées, Marco comprit sans en déterminer l’exacte raison, qu’il venait de se les mettre définitivement à dos.

    - Il se fout de notre gueule inspecteur, il n’y a pas d’autre explication.

    - Pas d’autre, en effet !

    - Allons-nous opter pour une procédure administrative inspecteur ou pour un règlement de la chose à l’ancienne ?

    - Ma foi, l’ancienne me paraît bien indiquée.

    Discuter plus avant aurait été une folie. De l’humeur caustique au passage à l’acte brutal, il n’y avait qu’un petit pas que les deux loustics s’apprêtaient allègrement à franchir. Marco Steiner leur tourna donc le dos et entreprit de ranger vite fait ses petites affaires. L’inspecteur lui ordonna d’arrêter sur-le-champ ses simagrées et de se laisser conduire au poste sans faire d’histoire. Comme il insistait pour au moins déposer le tout en consigne, le jeune le frappa violemment dans le bas du dos en hurlant que c’était inutile. Il s’affaissa lentement, les genoux ramenés vers le thorax, sans dire un mot ni rien montrer de sa douleur.

    Il avait revu Martha à l’office. Elle avait profité d’une injonction à venir témoigner dans une banale affaire d’identité pour prendre de ses nouvelles et lui apporter un peu de linge frais et quelques rations. Les gardiens avaient saisi le paquetage et en avaient partagé le contenu avec les inspecteurs invoquant un départ imminent du petit et en précisant que là où on l’envoyait, il n’aurait comme tous les autres, besoin de rien.

    à suivre …


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  • Un concours de nouvelles n’est peut-être rien d’autre qu’une tentative de faire croire à une poignée d’auteurs qu’ils ont la possibilité d’accrocher leurs belles phrases noires et leur maux tendres au firmament de la subjectivité. On le sait, le jury est souverain et se réserve le droit d’apprécier comme il lui plaira. Que les uns distribuent des notes et des observations, les autres des commentaires, des appréciations, des interprétations, voire des expertises ne change rien au fait qu’il ne s’agit que d’un concours et non d’un examen, d’un exercice de style ou d’une entrée dans les ordres.

    A calipso, nous ne retenons que la capacité de l’auteur à éveiller l’intérêt, à susciter le plaisir de lire et à donner au lecteur épris, le désir de faire partager son émotion.

    Pour le concours Calipso 2006 " Enquêtes et Filatures " le jury a distingué les dix nouvelles finalistes suivantes : (par ordre alphabétique)

    Brève noire avec Chaussettes à la mode

    Collier de perles

    Coup de balai

    De la sueur et des larmes

    Le tueur des cinés

    Les rats

    Plus fort que soi

    Regard volé

    Sale bobine

    Sans titre (code AA04)

    Reste à mettre en liens les penchants des uns et des autres pour arriver au résultat final. Ce sera pour le mercredi 11 octobre 2006.

     


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  • Une autre nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

     

    En dehors des camps, il ne connaissait d’autre refuge que les salles d’attente, les remises ou les entrepôts, au mieux une chambre d’hôtel perdue dans une zone de non droit. La plupart du temps, il dénichait aux environs des gares un abri de fortune sans se soucier des questions d’hygiène et de sécurité si bien qu’au cours de la nuit, il n’était pas rare qu’une brigade municipale vienne l’en déloger. On faisait attention à lui un jour ou deux. Les soupes populaires, les pots de l’amitié, les vins d’honneur lui étaient familiers, on le voyait aux collations et aux cocktails des caritatifs, on ne lui refusait pas l’entrée des foires et des kermesses, mais il lassait très vite son monde avec ses questions, ses doutes, ses douleurs. Aussi, il y avait toujours un fonctionnaire de l'hôtel de ville, quelqu’un de bien placé sans doute, qui très vite trouvait un peu d’argent et des cigarettes à lui glisser dans la main pour ensuite le prier gentiment d’aller se faire pendre ailleurs. Jamais, il ne protestait.

    Martha l’avait fait sortir du cabinet par la porte de derrière, celle qui donnait sur une ruelle obscure, et comme il pleurait, elle lui avait donné un illustré et une pièce pour qu’il s’en aille comme un grand. Il avait fait quelques pas droit devant en reniflant un peu, puis il s’était arrêté. Le bout de la rue était loin, beaucoup trop loin, presque hors du monde. Martha était restée sur le pas de la porte, l’air un peu gênée. Devant son désarroi, elle s’était mise à crier et à battre des mains en tous sens. Voulait-elle l’encourager à aller de l’avant ou l’avertir des dangers qu’il encourait à rester sur place ? Toujours est-il que quelques minutes plus tard, une patrouille l’avait appréhendé et conduit sans ménagement à l’Office des Migrations.

    Des bruits de bottes martelaient le sol du hall de gare. Des bruits de bottes et du silence tout autour. Marco Steiner savait qu’on l’observait sous toutes les coutures et que l’on cherchait à déterminer si sa présence était inquiétante ou non. Il ouvrit un œil et commença à lorgner discrètement aux alentours. Le soleil pointait par les grandes baies vitrées et il crût un instant sentir cet azur méditerranéen tant attendu. Des types de la préfecture en jeans et blazers bleus couraient un peu partout dans le hall et sur les quais. Deux d'entre eux avaient pris position à quelques pas de lui et semblaient vouloir d'abord finir leur cigarette avant d'intervenir. Il se redressa à moitié et prit l’air de celui qui se sait capable d’expliquer pourquoi il se trouvait ici plutôt qu’ailleurs. Il s’était endormi sur une banquette, et alors ? Dans toutes les gares, se disait-il, des milliers d’hommes et de femmes sans-le-sou, arrivés trop tard le soir pour se repérer en ville, s'installaient là comme ils pouvaient dans l'attente du jour, obligés de s’assoupir pour chasser les regards et s'isoler des commentaires. Faire le mort était devenu pour les gens de son espèce, l’acte le plus commun qui soit. Ces hommes savaient certainement tout cela.

    à suivre …


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  • Une autre nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

     

    Tout petit, alors qu’il faisait nuit, une femme qu’il n’avait jamais vue auparavant et qui se disait être une amie de ses parents, l’avait fait sortir précipitamment du pensionnat où il avait été admis quelques jours plus tôt, et conduit dans un dispensaire loin de son quartier. Là, une infirmière l’avait fait se déshabiller devant une assemblée de gens affairés et le docteur, un vieil homme en complet noir avec une pipe en écume au bec s’était écrié après avoir jeté un œil sur sa présentation " Encore un ? Cela suffit Martha, il faut arrêter de m’en envoyer ".

    Marco, n’avait jamais rien connu d’autre que le mal, la douleur et la damnation. Se détacher, s’arracher, se démembrer faisait partie de sa condition, de sa place, de sa raison d’être, et s’il décidait de mettre fin à ses sempiternelles échappées, ce n’était certainement pas pour s’arranger d’une prescription médicale ni même parce que ses membres et ses organes étaient de moins en moins en mesure d’obéir à sa volonté, non, ce n’était pour aucune exigence du cœur ou de l’esprit, pour lui, ça l’avait bien pris comme ça, sans y avoir réfléchi et alors qu’il était sur le point de prendre ses cachets pour la nuit.

    La décision avait été soudaine, l’explication inutile, la tournure impérative. Un soir, un homme qu’il connaissait un peu pour l’avoir soutenu un jour dans un centre de rétention et qui se disait en partance pour une île du Pacifique, lui avait fait don, au nom de la solidarité des démunis, de son invraisemblable collection de dépliants touristiques. Marco Steiner l’avait remercié d’une fraternelle claque sur l’épaule et d’un " Ah, les voyages mon cher Hadzi ! Les voyages … " Avant de se coucher, il avait tiré au hasard une brochure du lot et regardé à la va-vite les photos qui l’illustraient. Puis, il avait fermé les yeux. Les images ne l’intéressaient pas vraiment. Où qu’il aille, il en voyait bien assez comme cela tous les jours. Bien plus que les images, les premières lignes d’introduction du prospectus avaient retenu son attention. Il n’avait pas eu besoin de rouvrir les yeux pour s’en remémorer la teneur ou en vérifier le contenu.

    " C'est ici, au Vandou, à l'ombre du Massif des Maures et dans l'azur de la Méditerranée, que la nature a caché quelques-uns de ses plus beaux trésors… "

    Quelqu’un autrefois avait dit de lui qu’il était un trésor. C’était vraiment très loin dans le temps mais il s’en rappelait comme une promesse. Ce quelqu’un-là, disait mon trésor en le regardant avec ravissement, ou mon cher trésor ou encore mon trésor adoré, rien que de plaisantes attentions. Ce quelqu’un-là était une femme, forcément. Aujourd’hui, il ne fréquentait les femmes qu’à l’occasion et parmi les hommes qu’il rencontrait pas un seul n’aurait estimé qu’il puisse valoir quelque chose de plus qu’eux-mêmes. C’est donc là-bas, du côté des trésors du Vandou, à l’ombre du Massif des Maures, que j’irai finir mes jours, avait-il décidé sur-le-champ. Et pour la première fois depuis qu’il avait évacué quelque soixante années auparavant le ghetto de Prague, il s’était endormi presque instantanément.

    à suivre …


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  • Une autre nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

    Ce pays serait le dernier. Pendant tout le voyage qui le menait du camp de transit de Bugojno à cette tranquille petite bourgade du bassin méditerranéen, Marco Steiner n’avait pensé qu'au succès de sa résolution. Il aurait été bien incapable de dire combien de jours avait duré son périple et combien de va-et-vient, combien d’aller-retour, combien de volte-face, il lui avait fallu accomplir pour y parvenir. Mais peu lui importait. Au bout du chemin, il était dit qu’il s’arrêterait.

    Il était dit. La formule lui plaisait beaucoup. Directe, déterminée, indiscutable. En barrant le temps devant lui, elle lui permettait de ne pas trop s’en faire quoiqu’il arrive. Echafauder des plans, faire des calculs, prévoir, anticiper, organiser n'était pas son fort. Dans sa tête, il n'avait jamais imaginé autre chose qu'une vie ordonnée au jour le jour dans une suite de paysages infinis. Aussi, débarquant à la gare routière en ce jour d’automne, il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il lui fallait entreprendre pour s'installer, pas plus qu’il ne savait comment et de quoi était fait un domicile fixe. Une chose était sûre : il ne voulait pas se contenter de croire qu'il serait là pour simplement un bon moment, et s’il ne pensait pas tout à fait à quelque chose qui serait de l’ordre de l’éternité, il ne voyait de toute façon pas d'autre endroit aussi bien approprié que celui-là pour se retirer. Ce pays serait incontestablement le dernier.

    Ça l’avait pris tout d’un coup cette idée de s’établir. Il n'était pas plus fatigué qu'à l'habitude, pas plus accablé ni même plus fâché que tous les jours de toutes ces années passées à végéter à droite et à gauche, une semaine ici, trois jours là, obligé le plus souvent de déguerpir sans demander son reste. De toute sa vie, il n'avait jamais fait que ça, de traîner, de rôder, de s’enquérir, de disparaître. Bien sûr, le médecin du camp de transit lui avait recommandé d’arrêter les frais - il en allait de sa santé - mais se disait-il, les docteurs vous demandent toujours d’arrêter quelque chose, de boire, de fumer, de festoyer ; un jour, ils vous diront même d'arrêter de baiser, c’est dans leur nature. Celui-là, au camp, était plein de bons sentiments mais il l'avait tout de même envoyé se faire voir. C’était plus fort que lui, à chaque fois qu'un docteur se mettait en tête de vouloir son bien, il y avait toujours un geste déplacé, une mine suffisante, un conseil intempestif qui faisait qu’au cours de la consultation et au lieu du soin, lui revenaient en mémoire des choses qu’il voulait par-dessus tout oublier.

    à suivre …


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