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    Eh bien non, vous ne l’avez ni déjà vue ni lue ! Vous auriez dû pourtant : la nouvelle de Catherine Wrobel faisait partie de la sélection du dernier concours Calipso " Si proche, si lointain " et à ce titre elle avait sa place réservée au café. Hélas, quelques malencontreux bugs dans les échanges l’ont fait passer à la trappe. Fort heureusement, rien ne se perd jamais tout à fait. Voici donc :

     

    Déjà vu

    par Catherine Wrobel

     

    Je suis en retard. J’éprouve cette sensation pénible d’être, encore et toujours, fautive. C’est une matinée plombante et découragée qui s’annonce.

    J’attrape mon bus au vol. La borne de compostage recrache mon coupon avec dédain. Le chauffeur me regarde de travers. Je lui tends ma carte en gage de bonne foi. Une jeune femme en profite pour me passer devant. Elle s’assoit sans vergogne sur le siège que je convoitais. Mon regard de reproche ne l’atteint pas, son portable est collée à son oreille et la rend aveugle au monde. Evidemment, toutes les places assises sont prises. Il faudra attendre Gambetta pour espérer accéder à un siège. Il y a un peu de monde dans le couloir central, ça ira.

     

    En observant autour de moi, je ressens une impression de déjà vu, peut-être à cause de cette femme qui regarde droit devant elle, ou ce vieillard aux yeux vides… ou les deux… Ca arrive quand on fait le même trajet tous les jours, c’est un peu bizarre…

    Ce matin, le ciel ne frotte qu’un seul ton de gris sur sa palette et la Seine doit remuer des flots couleur d’huître. A Paris, si on veut voir le temps, mieux vaut lever le nez. Autrement, on se sent dans une boite grise et humide où l’on apprend qu’il a plu parce que le trottoir luit d’une averse qu’on n’a ni vue ni entendue. Les saisons s’y manifestent en mode mineur, un géranium isolé à une fenêtre, des tons de miel aux abords de la Seine et c’est le printemps. Une éclaboussure de soleil piégée entre deux murs, une terrasse de café qui envahit un bout de trottoir et c’est l’été… Là, c’est l’hiver, Paris s’est habillé en gris.

    La mine des voyageurs est en harmonie avec ce ciel d’étain étal, leurs pupilles réglées sur un vide sidéral, leurs nez plongeant dans leurs cous, leurs bâillements découvrant des bouches encore pâteuses de sommeil, leurs têtes dodelinant dociles au rythme des cahots de l’autobus.

    Dehors, il fait un froid sec. Dans l’autobus, la promiscuité nous procure une douce chaleur qu’un souffle glacé s’engouffrant par les portes vient anéantir à chaque arrêt.

    Brusquement, mon cerveau est alerté par un sentiment de familiarité avec une silhouette assise au fond du bus. Ma mémoire vacille quelques secondes…Lui.

    Nos regards se rencontrent et nous nous sourions. Nous masquons notre trouble.

    Je commets la bêtise de me diriger vers lui. Il s’exclame :

    - ça alors !

    Et nous nous mettons à bavarder, nous déroulons le fil de nos existences depuis notre séparation, celles de nos amis communs. Et un tel, que devient-il ? A dire vrai, je m’en fiche mais il faut bien dire quelque chose…

    Silence.

    Je laisse flotter mon regard sur les rues qui affichent le désordre de gencives mal plantées …

    Quel silence…

    Voilà l’écheveau emmêlé de l’échangeur, des pavillons en meulières rangés comme des oignons derrière leurs jardinets, puis les façades de guingois de la longue et piteuse rue de Bagnolet…

    - Tu vas jusqu’où ?

    - Louvre.

    - Ça alors, moi aussi !

    Pas de chance. Il va falloir se le coltiner jusqu’au terminus. Nous ne savons que faire de nous-mêmes. Nous sommes rue de Charonne, je scrute, pour la contenance, ses modestes immeubles à quatre étages. Puis ceux de l’avenue Ledru-Rollin et les hautes bâtisses du faubourg Saint-Antoine appuyées sur les vitrines des marchands de meubles.

    C’est d’un long ce trajet…

    - Tu travailles dans le coin ?

    - Mmmh, rue d’Aboukir…

    Silence.

    Nous voilà place de la Bastille, sous l’élan ailé du génie de la liberté qui brandit son flambeau bien haut. Je lui fais en secret un petit coucou, car j’aime d’amour tendre son allure de Peter Pan joyeux surplombant la ville.

    - Marrant de se retrouver comme ça!

    Silence.

    Une petite voix fluette le perce: " Maman, c’est quand qu’on descend ? " Une voix douce corrige: " On ne dit pas cékankon, on dit : quand est-ce qu’on descend ", et la petite fille se tortille et blottit un sourire dans la manche de sa mère.

    Est-ce que je l’ai jamais vraiment aimé ce type ? Non, notre liaison a été un malentendu. C’est inouï de penser que j’ai connu les moindres détails de ce corps, que son odeur m’était aussi intime que la mienne. Inouï et un peu écœurant.

    Dans ce brusque face à face dans l’autobus, notre ancienne intimité nous encombre, comme un voile un peu déplaisant qui flotte entre nous.

    Tout à l’heure, il n’en restera rien. Je laisserai la foule nous séparer, je descendrai du bus en hâte, et chacun rejoindra son univers où l’autre n’a pas de place.

    Quand je descends le marchepied, heureuse d’être libérée, il m’empoigne doucement la main, exactement comme il l’avait fait, autrefois, au sortir de la boite de nuit où notre histoire a commencé.

    Regret, défi, clin d’œil ?

    Je dégage ma main, je prends la fuite. Que croit-il ? Ce qui est fini est fini.

     

    Il est des jours où l’on est content d’avoir une occupation. Ma journée de travail me distrait, au bout de quelques heures, il n’en reste presque plus rien. A peine quelques petits écarts de pensées… La tiédeur sournoise de sa paume revient parfois dans la mienne. C’est désagréable. Comme le sillage d’un parfum incommodant.

     

    Le lendemain, je me demande si je ne vais pas prendre le métro. Je suis encore en retard. Je me décide pour le bus. Une rencontre fortuite ne se reproduit pas.

    Une impression de déjà-vu m’assaille quand je gravis le marchepied… peut-être cette fille qui passe devant moi portable collée à l’oreille… le ticket que je ne parviens pas à insérer dans la borne de compostage… le coup d’œil excédé du chauffeur… je dois confondre, je me fais des illusions, il est temps de prendre des vacances… je souris.

    Mais cette silhouette au fond…

    Deux fois de suite après cinq ans, c’est un peu fort ! Il me sourit comme hier. Je souris moi aussi, bêtement, en dépit de mon trouble.

    Comme la veille, je commets la bêtise de le rejoindre.

    - Ça alors !!!  dit-il avec le même à propos, et me revient en mémoire le contact insidieux de sa main glissée dans la mienne.

    - Ça fait combien ? Au moins cinq ans, non ?

    - Vingt-quatre heures !

    Il me dévisage, interloqué et enchaîne :

    - Tu vas jusqu’où ?

    Incrédule, je réponds:

    - Louvre.

    - Ça alors, moi aussi !

    Il se fout de moi ! J’éclate de rire.

    - Tu travailles dans le coin ?

    Il commence à m’agacer, je ne réponds pas. Je laisse flotter un regard faussement indifférent le long des rues. Nous longeons les modestes immeubles de la rue de Charonne que relaieront les Haussmanniens plus cossus de l’avenue Ledru-Rollin puis les belles bâtisses du faubourg appuyées sur les vilaines vitrines des marchands de meubles. …

    C’est d’un long ce trajet…

    Il continue à bisser notre morne conversation d’hier, et je décide d’y faire face avec humour. Ce qui, bizarrement, semble le vexer.

    Silence …

    Je me console en pensant qu’aujourd’hui, je saurai mieux le semer, et je me prépare mentalement au slalom entre les voyageurs pour y parvenir.

    Une petite voix fluette perce le silence : " C’est quand qu’on descend ? " Une voix douce la corrige: " On ne dit pas cekankon, on dit : quand est-ce qu’on descend " et la petite fille réfugie son sourire dans la manche de sa mère en se tortillant.

    J’ai envie de vomir… la tête me fait mal, je vois trouble. C’est une migraine ophtalmique. Les migraines peuvent susciter ce sentiment d’irréalité…

    " Je suis en retard " lui dis-je dans un pitoyable sourire quand le bus longe enfin les bâtiments de la Samaritaine. Je m’empresse d’avancer dans le couloir. Il me suit de près. Il m’empoigne doucement la main tandis que nous descendons, exactement comme il l’a fait, la veille, et autrefois, au sortir de la boite de nuit où notre histoire a commencé.

    Je décide qu’il s’est suffisamment payé ma tête et prends littéralement la fuite pour remonter la rue du Louvre.

    Je l’entends s’écrier dans mon dos:

    - à demain !

    Demain je prendrai le métro…

    Je remonte la rue du Louvre, mal à mon aise, migraineuse et défaite. Pourquoi se moque t’il ainsi de moi ? Après cinq ans, m’en veut-il toujours? Je songe avec déplaisir à notre rupture, à cette extinction douloureuse de mon désir peu à peu transformé en dégoût. Au point que sa seule approche me faisait reculer. A présent, reflue comme des eaux usées le souvenir de sa souffrance d’alors, une souffrance qui déformait son visage d’une moue particulière, comme s’il était contaminé par mon rejet et se dégoûtait lui-même.

    Oui, je m’en souviens, il a eu l’air de beaucoup souffrir. Il se tordait même de souffrance. Il avait hurlé sa peine. Il me poursuivait afin que je la contemple, cette souffrance que je lui causais. Ce fut une rupture pénible. J’avais dû changer de quartier, et couper les liens avec nos amis communs…

    Il se venge.

    Demain, je prendrai le métro.

    Le lendemain, je découvre à la dernière minute que ma ligne de métro est fermée pour travaux. Une affichette nous invite à prendre l’autobus !

    Je retourne à l’arrêt du 76, ça ne m’amuse guère. L’autobus arrive. Un peu craintive, je gravis le marchepied, et c’est sans doute pour cela que je ne parviens pas insérer mon coupon dans la borne de compostage, sous l’œil courroucé du chauffeur. J’hésite et une furie, son portable greffé au tympan en profite pour rafler la dernière place assise. Je reste plantée là, évitant de regarder vers le fond du bus. C’est un peu idiot. Voilà cinq ans que je fais ce trajet, je ne l’ai jamais rencontré, c’est impossible que l’incident se renouvelle trois fois de suite. Aucune chance qu’il y soit Je me sens un peu ridicule. Des voyageurs veulent s’engouffrer dans l’habitacle et râlent. Je ne bouge pas.

    Il me semble sentir sa présence… On me pousse, je résiste comme je peux, mais le mouvement de la foule l’emporte sur moi et je me retrouve au milieu du véhicule.

    Il me fait un grand signe. Je l’ignore. Il m’appelle. Je porte ostensiblement mon regard sur les meulières de la porte de Bagnolet, une douleur me vrille le ventre, comme si une main m’arrachait les intestins pour en faire un nœud, je regarde de tous côtés maintenant. Ces visages... Tous ces visages… Même l’odeur de ma voisine m’évoque quelque chose. Tous ces gens aux yeux pareillement fixés, butés sur un horizon invisible, la sonorité du klaxon qui déchire le murmure des conversations, le roulis de l’autobus, ces éclats de rire au dehors, ce silence sournois au dedans, les yeux de mon ex qui m’observent, là, juste à l’instant où nous quittons l’avenue Ledru Rollin pour le faubourg. Tout cela a été vécu. J’en suis sûre.

    Les gens s’agitent, se bousculent et je suis propulsée vers le fond.

    - Ça alors !

    Je ne peux plus l’éviter, je tente l’ironie : " ça devient un gag! " Il me dévisage, surpris.

    Nous arrivons place de la Bastille. Le génie me semble moins aérien qu’à l’habitude. Je répète telle un automate les mêmes réponses aux mêmes questions que la veille et l’avant-veille. Les rues défilent sous mes yeux inquiets…Je suis malade, je délire… la vie avance, elle ne peut pas se répéter à l’identique comme ça, même un petit fragment de journée ne le peut pas, c’est mon cerveau détraqué qui me bloque dans cet instant. Rue Saint-Antoine, Saint-Paul, Hôtel de ville… Le bus poursuit son chemin… Châtelet…

    " Cékankon descend? " demande une petite fille à sa maman.

    …Louvre…

    Une voix douce lui répond : " Tu vois bien qu’aujourd’hui, on ne descend pas ! "

     

     

    Catherine Wrobel en bref : journaliste de métier, j'écris sporadiquement depuis longtemps et très sérieusement depuis deux ans. Je suis entrain de terminer un roman et de monter un atelier d'écriture. Pourquoi écrire? Pourquoi ? A défaut de savoir faire autre chose sans doute? Pour faire entendre une petite voix, à l'heure je vous écris, un élévateur fait un boucan du diable dans ma cour, et je ne l'entends guère... Mais, le plaisir s'explique-t-il ? A-t-il des raisons et des causes ? Je n'en sais rien, j'écris sans savoir...


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  • Nous terminons aujourd’hui la présentation des nouvelles qui avaient été présélectionnées à la huitième édition du concours Calipso. C’est l’occasion de remercier une fois encore les nombreux participants ainsi que les membres du jury, les comédiennes et musiciens pour leur chaleureuse contribution.

    Rendez-vous maintenant en fin de semaine prochaine pour l’annonce du thème de l’édition 2010


    Fidele-poste-image.jpgFidèle au poste

    par Françoise Bouchet

       

    Le jeune homme osa quelques pas. Son regard déconcerté balaya la vieille classe aux murs écaillés. La peinture s’effritait, tombant par plaques. Dans l’angle de droite, un bureau en bois massif recouvert seulement d’une fine couche de poussière : deux mois de vacances sans ménage ; plus loin, sa chaise assortie, digne trophée de brocanteur. Issus des photos de Doisneau, les pupitres attendaient assurément un essaim d’écoliers en blouses grises. Au-dessus d’une étagère garnie de quelques "bibliothèques roses, vertes, rouge et or ", une carte jaunie de la France emmêlait villes, fleuves et régions obsolètes. Dans un autre coin, un squelette aux os bien blancs veillait à la bonne tenue de toutes ces antiquités. Les yeux du jeune maître glissèrent sur le tableau noir, seul objet un peu récent nettoyé à la perfection, pour s’accrocher à un autre tableau dont on sentait qu’il avait dû participer à l’érudition de plusieurs générations. Sans doute celui du groupe des "petits ". Il n’aurait pas été étonné de découvrir un bonnet d’âne posé dans un recoin. Une pile de cahiers vierges attendait sagement le jeudi 3 septembre 2009… Le jeune maître ouvrit la vieille armoire rafistolée: stylos, crayons de couleur, gommes, plumes rouillées et porte-plume, pots de colle blanche et rouleaux de scotch y étaient méticuleusement alignés.

    Olivier portait sur son visage la fraîcheur de la jeunesse. Tout juste sorti de l’IUFM, l’institut universitaire de formation des maîtres, il intégrait son premier poste de professeur des écoles. Il avait été nommé d’office dans ce village au milieu des collines et des champs verdoyants, égaré dans le bocage normand à soixante-dix kilomètres au sud de Caen. Lui qui avait toujours vécu en ville. Ce 31 août 2009, il découvrait donc la classe,  sa première classe ! Dans trois jours, ce sera la rentrée : sa première rentrée ! Bien sur, il avait fait des stages, mais essentiellement dans des écoles de ville. Les classes y étaient le plus souvent neuves et le matériel récent. Ici, il eut l’impression d’être entré par effraction dans un livre d’histoire.

    Olivier avait eu vent de vagues rumeurs selon lesquelles son prédécesseur, nommé une cinquantaine d’années auparavant refusait avec obstination son départ en retraite. Sa feuille de nomination, Olivier l’avait reçu le matin même : affecté à titre provisoire. Il s’y attendait un peu, célibataire, sans enfant, vingt-trois ans à peine, il n’était pas prioritaire pour un poste en ville. Il resterait ici un an probablement, puis essayerait d’obtenir une autre classe plus près de ses amis.

    Tout ici semblait dater de 1960 : l’ambiance sombre, le mobilier suranné, l’odeur rance, mélange de moisi et de renfermé, peut-être même la poussière…comme si la vieille horloge s’était arrêtée à l’entrée en fonction de l’ancien maître. Absorbé, happé par cet étrange retour dans le passé…Il sursauta au son de la voix sèche : "Bonjour". Le bonjour de mademoiselle Hortense le ramena en 2009…Il découvrait sa collègue, célibataire, la soixantaine affirmée. Elle enseignait aux tout-petits. Cheveux gris-blanc, rides et chignon, il ne manquait que les lunettes… "Monsieur Paul…Ah!… Monsieur Paul" soupira t-elle, énigmatique. Elle tourna brusquement les talons, pénétra dans sa classe, tout aussi vétuste que celle d’Olivier. Elle y disparut aussitôt, fusionnant avec les murs. Le jeune homme se sentit l’âme d’un extra-terrestre. Que dire à cette collègue ? Qu’avaient-ils donc en commun, lui l’adepte du jean-baskets, ouvert à l’avenir, amateur de musique métal et internaute assidu et elle, vieille institutrice au teint anémique sortie de la photo de classe de ses grands-parents. Le prétexte fut futile, mais il en fallait bien un… " Heu! Sauriez-vous (on avait beau se tutoyer rapidement entre collègues de l’éducation nationale, il n’y songea même pas…) Sauriez-vous où Monsieur… enfin l’instituteur précédent a rangé le registre d’appel ? " - "Monsieur Paul", elle appuya sur ces deux mots comme si le jeune collègue avait proféré une hérésie, puis articula toutes les syllabes… " Monsieur Paul connaissait tous ses élèves ainsi que leurs parents et n’avait nullement besoin d’un registre jeune homme…" Mais c’est obligatoire, objecta en pensée seulement le jeune maître.

    Olivier se dit alors qu’il pourrait peut-être trouver le fameux registre d’inscription des élèves à la mairie. Pour l’instant, il ne savait rien… ni combien il aurait d’enfants, ni leurs différents niveaux de classe … Aucun indice, aucune liste, aucun cahier nominatif pour le renseigner. Il avait beau être d’un caractère habituellement paisible, la rentrée avait quand même lieu jeudi. Il ressentit une vague inquiétude. Il fonça vers la mairie également décidé à récupérer les clés du logement de fonction. On lui en avait promis un. Il parcourut à pied les quelques centaines de mètres qui séparaient les deux bâtiments et en profita pour aspirer profondément l’air pur de la campagne normande. Le village surplombait le bocage Virois. Au loin, on apercevait les collines boisées, on soupçonnait les vallées légèrement encaissées, nids des ruisseaux qui donnaient une vie chantante aux près verdoyants. Le panorama était magnifique en cette saison. Sur la ligne d’horizon, des éoliennes modernes redonnaient sa validité au temps présent. Olivier gagnerait au moins cela. Exit le béton et les immeubles, à lui les joggings le long des petits sentiers qui sillonnent les alentours.

    A la mairie, la secrétaire, une femme entre deux âges, sans signes distinctifs, commença à parler d’une voix basse et rauque : " Vous savez, Monsieur Paul, y serait bien resté dans sa classe, c’était sa vie, c’était sa passion son métier, mais "on" lui a dit de partir,

    "on" lui a dit de prendre sa retraite. Il était bien trop…" Elle s’interrompit. Un homme entrait. Elle remit le nez dans ses papiers et plus un mot ne sortit de sa bouche. Le visage redevint terne, presque lugubre. Visiblement, elle n’appréciait pas l’homme. Celui ci parut pourtant sympathique à Olivier. Il tendit une main franche –"Je suis le maire de cette petite commune de 300 habitants. Je sais, je sais, vous êtes le nouvel instituteur…ainsi vous remplacer Paul Barbé. Vous savez, c’était un de mes anciens amis, nous étions à la communale ensemble ". Il partit d’un grand éclat de rire.  "Nous avons usé nos fonds de culottes dans la classe ou vous enseignerez, jeune homme…ah ! Quel entêté Paul !Enfin " Monsieur Paul " comme disent les gens du bourg. Un têtu, toujours le nez dans ses cahiers, toujours en train de chercher quelque chose pour intéresser ses élèves. Levé dès cinq heures tous les matins, même le dimanche. C’est sûr, c’était toute sa vie son école et sa classe. Des générations de villageois pourraient vous en parler. Ah ! Monsieur Paul !"… Le nom resta en suspens dans la pièce exiguë de la mairie. Un ange passa, et quel ange ! …Le jeune homme, saoulé par les paroles du maire, oublia ce qu’il était venu demander…le registre d’inscription et les clés. Il se retrouva dehors sans avoir pu émettre un son avec pour tous biens les remerciements de Monsieur le Maire et un " un peu de jeunesse fera sans doute du bien à l’école". Sur le trottoir, il se demanda bien ce qu’avait donc ce " Monsieur Paul " pour électriser ainsi les atmosphères. Le jeune maître n’osa pas retourner immédiatement à la mairie. Une pause l’aiderait à réfléchir. Un peu dépité, il poussa la porte de l’unique café-épicerie- dépôt de pain du village, choisit une des trois tables en formica et commanda un café. La femme agée qui le servit le regarda avec méfiance. Ici, loin de la ville, les étrangers au village ne s’arrêtaient pas. "Ah ! Euh ! Je suis le nouveau maître à l’école, la-bas…Je remplace Monsieur Paul, enfin Paul Barbé…" balbutia le jeune homme, conscient de la muette interrogation de l’épicière. " Ah! " fit-elle simplement. Alors, un vieux bonhomme, aussi jaune que les murs défraîchis du bar, l’interpella. Olivier se demanda d’où il sortait. Il aurait juré que l’endroit était désert lorsqu’il en avait poussé la porte.

    - "Monsieur Paul, Monsieur Paul, on l’a pas revu, c’est bizarre, vous ne trouvez pas vous que c’est bizarre, parce qu’il a disparu quant là-haut ils lui ont dit qu’il fallait qu’il parte, qu’il était trop vieux pour faire encore la classe. Moi je me demande bien où il est Monsieur Paul, vu qu’avant, on le voyait tous les jours, depuis les vacances, on ne l’a plus vu…hein ! Jeannette que c’est bizarre.

    - "Mmm ", maugréa Jeannette, "  Ne dis donc pas de bêtises, il est parti en retraite, c’est tout, il était pas obligé de te dire, ni à toi ni aux autres, où il allait".

    - "Comme ça, sans rien dire à personne…Alors qu’il a toujours vécu au village … J’y crois pas moi… s’est passé quelque chose"… La voix mourante du vieux se perdit dans son verre de vin. Le silence pesait.

     

     

    2 juillet 2009 : "Maître c’est vrai que vous partez en retraite ?" demanda Adrien avec tout le respect d’un enfant de dix ans de sa génération.  " Alors, qui est ce qui va venir à votre place ?" "Mon papa m’a dit qu’il ne valait mieux pas qu’on fête ton départ", ajouta Mathieu qui, contrairement à son aîné, ne pratiquait pas encore le vouvoiement. Monsieur Paul ne répondit pas à ses jeunes élèves. Ceux-là avaient trois ans quand ils étaient entrés dans la classe de Mademoiselle Hortense. Il les connaissait bien, il avait également enseigné la lecture, l’écriture et le calcul à leurs parents. L’instituteur savait qu’il était aussi le seul à pouvoir leur apprendre la règle de trois. Ah oui, ça la règle de trois, Monsieur Paul y tenait, c’était la clé de la réussite, de la compréhension de la vie. Celui qui avait compris la règle de trois avait tout compris de la vie et du monde. Il en était convaincu. Monsieur Paul était malheureux, maintenant, dans les nouveaux programmes, plus de règle de trois au primaire, mais non. L’inspecteur lui avait encore dit les deux dernières fois qu’il était venu… Plus de règle de trois, Monsieur Barbé… Il pouvait parler de proportionnalité, de pourcentages mais en parler seulement, ne pas insister auprès des jeunes cerveaux, et surtout, plus de règle de trois. Trop compliqué ! Mais cela, Monsieur Paul ne l’a pas entendu. Ah non, la règle de trois, même s’il restait le seul à l’enseigner, c’était intouchable, c’était… comme... le drapeau pour la France, comme… la croix pour Monsieur le curé, … comme… le monument aux morts de la place du village pour les descendants de poilus … C’était sacré ! … Puis l’inspecteur était revenu au mois de mai : " Cette fois, Monsieur Barbé, vous devez prendre votre retraite, vous avez donné de nombreuses années à l’éducation nationale… vous méritez bien le repos… et patati et patata…Tenez, vous partirez les palmes académiques…C’est un grand honneur vous savez ! " Mais, Monsieur Paul n’écoute plus l’inspecteur, il a passé ses meilleures années dans sa classe, dans ces murs. Il est né dans une ferme à deux kilomètres de là. Il y a appris enfant, il y a enseigné adulte, il n’a vécu que pour elle, que pour eux ... Monsieur Paul y a tellement vécu qu’il n’a jamais eu le temps de penser autrement. Il n’a même pas eu le temps de regarder mademoiselle Hortense vieillir avec l’école. Il n’a jamais senti son regard admiratif sur lui, il n’a pas eu le temps de penser qu’il y avait un dehors à son école… Un autre possible à l’existence. Non, Monsieur Paul ne veut pas quitter sa classe.

     

    Il n’y a pas eu de fête pour son départ en retraite. Il a regardé partir ses élèves, un à un. Il n’a rien dit. Personne n’a rien dit. Certains parents ont tenté, mais il à affirmé : "Je ne quitterai pas ma classe". Mademoiselle Hortense a essayé… Mais Monsieur Paul est rentré dans son logement de fonction, le deux-pièces aménagés dans la vieille maison, de l’autre coté de la cour, face à la classe. Et c’est vrai que, depuis ce jour, personne ne peut dire qu’il a revu le maitre. Mademoiselle Hortense a affirmé qu’il avait fini par accepter l’idée et qu’il était parti chez un vague cousin retraité lui aussi dans la campagne normande, mais un peu plus bas, dans le Perche… Personne ne l’a vu, personne ne l’a aidé… Personne ne s’en est peut-être vraiment soucié…

     

     

    Ce 31 août 2009, Olivier devait donc s’installer dans le logement de fonction, celui là même qu’occupait Monsieur Paul. Après son café, Il retourna à la mairie où la secrétaire lui dénicha difficilement un vieux trousseau de clés rouillées dont elle n’était d’ailleurs pas bien sur que ce soient les bonnes. Monsieur Barbé n’avait pas rendu les siennes. Elles furent bien inutiles au jeune homme. Tout était ouvert. Il poussa la porte de la vieille maison, qui, au début du siècle, avait été une partie de l’école. L’odeur d’humidité et de moisi le saisit un peu. Il fallait passer par des pièces inhabitées dans lesquelles s’entassaient de part et d’autres des vieilleries d’école, des cartons bourrés d’objets de récupération, des boîtes en tout genre, des décors de fêtes oubliés, d’anciens tableaux noirs, des vieilles tables gravées et encrées par des générations de têtes blondes et brunes, des bancs de tailles divers, des chaises parfois sans pattes…. Personne ne rangeait manifestement plus rien ici depuis longtemps. Impossible de voir dehors par les carreaux…tant de poussière en guise de rideaux…. de toiles d’araignées pour décoration. Olivier monta l’escalier qui menait au deux-pièces. La porte de l’appartement n’était pas fermée à clé non plus. Dès qu’il entra, Olivier comprit que Monsieur Paul n’avait pas déménagé. Toutes ses affaires étaient là. Le deux-pièces était ordonné, un peu poussiéreux, mais rangé…. Pas une revue ou un livre traînant, pas un verre ou une cuillère dans l’évier. Deux pantoufles dormaient près du lit, la brosse à dents attendait sagement dans son gobelet…Le tube de dentifrice paraissait presque neuf. Olivier referma doucement la porte sur cette intimité, perplexe face au mystère. Il monta l'escalier vers le grenier, escalier qui se transforma en échelle de meunier… Les sous-pentes se meublaient également de quelques vieilleries scolaires, de costumes de fêtes délavés et sales, entassés dans des cartons déchirés, à demi dévorés par les souris… Rien de tout cela ne parlait du mystère du disparu. Plusieurs morceaux de corde pendaient à une grosse poutre face à une petite fenêtre entrouverte. Olivier s'y pencha. Un léger vertige le saisit. Quatre étages ! Dans le fond, un espace entouré de hauts murs était emprisonné entre l’imposante bâtisse et la route principale du bourg: un ancien jardin sans doute, avec au milieu comme un gros tas de terre. Avec la hauteur, Olivier ne distinguait pas bien. Il redescendit les étages, ouvrit avec moins de difficultés qu'il ne pensait l’unique porte donnant sur le petit morceau de terrain. Il vit alors que le tas de terre, au milieu des ronces n'était qu'une impressionnante fourmilière probablement installée là depuis quelques années. Il eut un léger haut-le-cœur mais nota mentalement qu'il pourrait emmener ses élèves observer le va et vient laborieux, mais pédagogique des animaux.

    Une enquête s'ouvrit alors sur la disparition de Monsieur Paul. Rien ne plaidait en faveur de son départ du village. Il n'avait jamais eu de voiture. S'il avait pris le car, on l'aurait immanquablement vu et puis… partir sans sa brosse à dents et ses pantoufles, voilà qui ne lui ressemblait absolument pas. On interrogea tout le village, mais personne n'avait pris en charge Monsieur Paul, personne ne se rappelait même l'avoir vu depuis la sortie des classes. " Vous savez avec les vacances, on n’a pas fait attention ! " On fouilla la vieille maison, l'école… On pensa à la Vire, on dragua, on battit les fourrés dans les bois environnants, aucune trace.

     

    28 septembre 2009:

    "Quand j'ai lu les dernières volontés de Monsieur Paul sur le tableau noir, j'ai compris, Monsieur le commissaire, j'ai compris qu'il ne quitterait jamais sa classe, que je devais l'aider, même mort. J'ai bien lavé son tableau pour que personne ne sache. Il s'était pendu Monsieur le commissaire, comme il l'avait écrit, juste au-dessus de la fenêtre du grenier de la vieille maison. Il avait tout prévu, tout pensé, tout calculé, Monsieur le commissaire, c’était tout lui, j'avais juste à faire passer ses jambes de l'autre coté de la fenêtre, à couper la corde, et son corps est tombé, en bas, juste dans la fourmilière. Puis, à la mi-août, j'ai ramassé ses os blancs, bien blancs, ah! ... Les fourmis avaient bien fait leur travail. Puis, un par un, j'ai remplacé les os du vieux squelette de sa classe, comme on fait de la dentelle ou un puzzle. Vous comprenez, Ils étaient si blancs, si beaux"…

    Mademoiselle Hortense en parlait amoureusement.

     

     

    Le nouveau maître rit ": Mais Adrien, la règle de trois, on ne l'utilise plus." Adrien blêmit: " -Monsieur, le squelette, il a bougé"."-Voyons Adrien, un squelette ne bouge pas et pour ce qui est de la règle de trois…Oublie". Le cri de la petite Marie interrompit Olivier "C'est vrai ! Maître !". Tous les yeux se tournèrent vers le squelette. Une souris sortit d'un trou d'étagère et fit bouger la main blanche, si blanche, trop blanche du squelette qui veillait sur eux… Olivier comprit alors… le grenier, la corde coupée, la fourmilière, les yeux amoureux de mademoiselle Hortense … Olivier regarda, hypnotisé, le squelette. Il comprit que Monsieur Paul était là, les regardant. Il sut que Monsieur Paul n'avait jamais quitté sa classe…

     

    Françoise Bouchet est professeur des écoles ; elle apprend à lire a quelques générations d'enfants.


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    Ces dernières semaines vous avez pu humer ici même le parfum du concours Calipso 2009 avec au menu quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection. Nous continuons quelques jours encore cette mise en bouche avant de vous annoncer le thème de l’édition 2010.

     

     

    Je sais nager sans bouée

    par Geneviève Steinling

     


    Le vent souffle fort en ce mois de février. La plage est déserte. Paul s’assied sur un rocher. Ses cheveux taillés court dégagent une figure ravinée et ses yeux se dissimulent derrière une paire de lunettes cerclée d’un filet de métal argenté. Il porte un pantalon noir de coton. Ses pieds sont chaussés d’une paire de mocassin. L’homme remonte le col de sa parka et met les mains dans ses poches. Son regard est vide. Il fixe l’horizon. En bas, la mer. En haut, la pleine lune.

     

    C’était ici, à Barfleur, au mois d’août, quarante ans en arrière. Il passait ses vacances dans ce village de pêcheurs sur la côte nord-est du Cotentin avec Cathy son épouse et leur fils. Gabriel fêtait ses cinq ans. Pendant que Cathy confectionnait un gâteau et préparait une petite surprise, Paul avait emmené son fils en bord de mer. Gabriel savait nager depuis peu. Ils avaient fait quelques brasses côte à côte. L’enfant était fier.

    Il ne cessait de répéter : 

    - Daddy Paul ! Je sais nager sans bouée.

    Quand ils avaient regagné la berge, le garçon avait sorti de son sac seau, passoire, pelles, râteaux et s’était amusé à creuser un tunnel sous le sable. Il allait et venait avec son petit seau qu’il remplissait d’eau. Paul s’était allongé sur la plage et, la chaleur aidant, il s’était endormi. On supposa que l’enfant s’était aventuré trop en avant dans la mer et, qu’embourbé dans un amas de goémon, il avait perdu pied. Un pêcheur retrouva son corps lacéré par les goélands et les mouettes sur le récif de Quillebeuf.

     

    Les jours, les mois, les années qui suivirent furent pour Paul et Cathy une nuit sans fin. Ni l’un, ni l’autre ne parlait de Gabriel, chacun cultivant le souvenir de l’enfant à sa manière. Institutrice en école maternelle, Cathy retrouvait un peu de son fils dans chacun des élèves de sa classe. Quant à Paul, sa culpabilité l’enferma dans un mutisme sélectif. Sous la pression de sa femme, il consulta plusieurs psychologues. Aucun ne réussit à le libérer de sa névrose. Ce n’est que plus tard, lorsque Dora vint au monde, qu’il reprit goût à la vie.

     

    Ne jamais prononcer le prénom de Gabriel " était une règle à laquelle tous devaient se soumettre y compris Dora. Petite fille, elle confiait en cachette ses secrets à son frère prisonnier du cadre accroché sur le mur de la salle à manger. Plus grande, elle éprouvait toujours ce même besoin et un jour elle lui apprit qu’elle était enceinte. Elle appela le bébé, Yvan.

     

    Les années passèrent. Yvan eut cinq ans et souffla sur les bougies plantées sur son gâteau d’anniversaire. Derrière lui se trouvait la photo de son oncle Gabriel au même âge. Assis en face de lui, Paul pouvait voir à quel point les deux enfants se ressemblaient. Après le Happy Birthday to You, Yvan annonça fièrement à son grand-père :

    - Papy Paul, je sais nager sans bouée.

    Cette phrase eut l’effet d’une bombe. Le visage de Paul blêmit, toute sensation s’effaça de son corps, il entra en transe hallucinatoire et elle lui apparut fugacement. Le vieillard poussa un gémissement juste avant de perdre connaissance. On étendit l’homme sur le sofa, on humidifia son front avec un linge mouillé, on appela un médecin.

    Quand Paul revint à lui, il n’eut qu’une idée : retourner là-bas, à Barfleur. Il devait la revoir. C’était une évidence à laquelle il ne pouvait se soustraire.

     

    Et ce soir, Paul est sur la plage. Ses pensées circulent dans les méandres de son passé. Soudain, il sursaute. Il vient de percevoir une voix qui l’appelle :

    - Daddy Paul !

    C’est Gabriel. Si l’enfant est présent c’est qu’elle est là, elle aussi. Elle est donc revenue. Et paradoxalement, lui qui voulait la revoir, maintenant il veut lui échapper. Le bois ! Il y a ce petit bois, juste un peu plus loin. L’homme s’y engouffre. Il se cache. Le vent d’amont fait battre le cœur de la forêt et la pleine lune joue aux ombres chinoises avec les grands arbres noirs. L’odeur de la mer qui vient jusqu’à lui rappelle à Paul cette odeur de mort. Soudain elle est devant lui. Elle s’est matérialisée. Paul a peur. Il est vieux, faible, il ne peut la combattre. Ils sont face à face,  lui et sa Mémoire.

    Paul l’examine. Son corps est caché sous une cape de flou. De l’invisible, il ne distingue que les yeux, des yeux qui l’accusent, le jugent, le blâment, le condamnent. Il tremble. Son cœur s’emballe. Elle le regarde sans concession, sans clémence. Il se jette sur elle. Il faut qu’elle disparaisse, il doit la tuer. Il ouvre ses mains. Ses phalanges se positionnent en griffes et encerclent le cou qu’il devine dans la pénombre. Le bout des doigts cherche, parcourt, voyage. L’homme invente, fantasme, visionne. Elle s’abandonne, ils ne font qu’un, reliés par le passé. Paul enfonce ses ongles dans la chair sans consistance. La profondeur de la pénétration fait naître un orgasme de douleur. L’homme pousse un hurlement, un cri de gorge. Il ne se contrôle plus. Elle, elle a les souvenirs à vif et elle a mal :

    - Arrête ! Arrête !

    Il comprend :

    - Encore ! Encore !

    Elle s’égosille :

    - Stooop !

    Il hurle :

    - Non, encore, encore !

    Paul appuie l’extrémité de ses deux pouces là où il devine la gorge flasque de sa Mémoire. Il serre de toutes ses forces. Elle ne crie plus. Il presse plus fort. L’ombre s’écroule. Le vieillard s’enfuit laissant sa Mémoire se désagréger sur le sol qui exsude. Subitement, il s’immobilise. Il se rend compte qu’elle est morte et si elle est morte ça veut dire que plus jamais il ne se souviendra de Gabriel. Le vieillard rebrousse chemin, la cherche. Elle a disparu.

    La conscience de Paul se fourvoie dans l’illusion de ce qui a été et de ce qui est. Il chante :

    - Je l’ai tuée-e-e, je l’ai tué, je l’ai ai tués.

    Titubant comme un marin ivre, il sort du bois, longe la côte, trébuche sur les restes d’une carcasse d’un cétacé rejetés par la mer et s’effondre sur le sable.

     

     

    Couché dans un lit, le regard à la limite de l’idiotie, Paul découvre les murs clairs d’une chambre d’hôpital. On lui palpe le pouls :

    - Vous l’avez échappé belle ! Heureusement qu’un couple qui promenait son chien vous a repéré. Les marnages en cette période de l’année peuvent atteindre quatorze mètres surtout les nuits de pleine lune.

    Paul n’écoute pas, n’écoute plus. Il fredonne :

    - Je l’ai tuée-e-e, je l’ai tué, je les ai tués tous les deux.

    - Qui avez-vous tués ?

    Le vieil homme élude la question. Quelqu’un s’approche de lui, l’appelle  mon chéri et prétend être sa femme. Quel drôle d’idée ! Il continue de chanter. La femme sanglote doucement. Elle sort un mouchoir de sa poche, s’essuie les yeux, se mouche. L’homme la regarde étonné. Yvan entre dans la chambre, Paul le détaille. Il lui rappelle quelqu’un.

    Dehors la pluie tombe. Elle martèle les vitres. Fort. Très fort. De plus en plus fort. Paul s’égare. Il entend la mer. Il n’est plus dans la chambre. Il est sur la plage à Barfleur. Gabriel nage :

    - Daddy Paul ! Je sais nager sans bouée.

    Le vieillard courbe la tête, pose ses mains sur son visage et sanglote comme un enfant.

    Yvan s’approche :

    - Ne pleure pas papy Paul, demain on ira à la piscine et je te montrerai comme je sais nager... Je sais nager sans bouée...

     

    Geneviève Steinling en bref : vit dans la région parisienne. Elle écrit des pièces de théâtre pour les enfants et des nouvelles pour les adultes. Depuis un an elle s'essaye au roman. Le premier est terminé. Le second est en bonne voie.

    Retrouvez l’auteure sur : http://steinlinggenevieve.site.voila.fr/


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    Illustration Marie Bouchet

     

    Vous le savez : " Si proche, si lointain " le livre est sorti de l’imprimerie le 21 décembre et un bon nombre d’entre vous ont profité des promotions de fin d’année en le commandant avec les frais de port offerts par l’association. Dorénavant, il vous faudra mettre la main à la poche et ajouter une contribution de 1€ de frais pour recevoir ce précieux livre.

    Ces dernières semaines vous avez pu humer ici même le parfum du concours Calipso 2009 avec au menu quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection. Nous continuons quelques jours encore cette mise en bouche avant de vous annoncer le thème de l’édition 2010.

     

     

    Retour

    par  Marie Bouchet

     

    Matin du 11 novembre 1918, ça s’est fait tout à coup. Je me souviens, il y avait la rumeur depuis quelques jours, c’était au bord de toutes les lèvres mais personnes n’osait y croire. Ceux qui attendaient encore quelqu’un souriaient à demi-lèvres, frémissaient, étaient à l’affût du moindre mot d’espoir. Et puis il y’avait les autres, ceux qui n’attendaient plus, ceux pour qui ça n’avait plus tant d’importance. Au final, c’est arrivé de la même manière pour tout le monde, ceux qui pleuraient de joie et ceux qui n’avaient plus de larmes. La fin de la guerre. Ca a résonné dans toute la ville, une folle clameur de douleur et de joie, les cloches, les cris, les chants, les pleurs. Pour moi ça n’avait pas tellement de sens. Il y a eu les exclamations dehors, " La Guerre est finie ! La Guerre est finie ! ", alors on est sorti avec Maman et Louise pour constater la liesse de la ville, et puis il y a eu les mots de Maman, les seuls qui ont vraiment compté ce jour-là : " Papa va revenir. ".

    La terre est rouge d’une autre nuit dévastée.
    Je ne suis qu’un corps parmi des milliers
    Mais ils sont allongés tandis qu’encore je veille
    Et que sifflent les balles, stridentes à mes oreilles

    15 Novembre 1918. Papa est revenu, mais il ne parle plus. Il ne nous a pas embrassés quand il est arrivé. Même pas Maman, et pourtant elle l’a serré dans ses bras, et elle a pleuré très fort. Puis Papa est allé dans la chambre et on ne l’a pas revu de la soirée. Maman a préparé le dîner, et pour la première fois depuis le début de la guerre elle a mis du chocolat dans le gâteau. Je ne me rappelais même plus du goût, juste que c’était vraiment très bon. Quand je l’ai mangé ça m’a donné envie de sourire. Seulement il y avait les yeux rouges de Maman, et la part de gâteau dans l’assiette de Papa, la chaise vide, et soudain je n’ai plus eu envie de sourire. J’ai regardé Louise, et je sais qu’elle a ressenti la même chose que moi.

    Si j’écrivais jadis, que puis-je d’autre ici ?
    Enseveli dans la terre, attendant qu’un obus
    Refonde en un tombeau mon seul et triste abri
    Que j’ai cent fois, de rage, rebâti et perdu

    24 Novembre 1918. Papa ne parle toujours pas. Avec Louise on passe nos soirées à jouer aux petits chevaux. Il commence à faire vraiment froid, surtout le soir. Maman ne veut plus que je sorte sans mon bonnet et mon écharpe, elle a peur que j’attrape une maladie. Je lui ai demandé si Papa était malade.

    "  Oui, en quelques sortes, Papa est malade…
    - C’est pour ça qu’il ne parle plus ?
    - Oui, c’est pour ça.
    - C’est pour ça aussi qu’il ne veut plus nous embrasser ?
    - Il veut vous embrasser, Julien, je te l’assure, il le veut vraiment…
    - Alors pourquoi il nous embrasse pas ? "

    Maman s’est mise à pleurer. J’ai regretté d’avoir posé toutes ces questions. Je n’aime pas faire pleurer Maman. Je ne comprends pas comment Papa peut supporter de la voir pleurer tout le temps, le soir, sans rien faire.

    Ô ma tendre femme ! Ce matin mon frère
    Est tombé dans mes bras… Il n’avait plus de bouche
    Le cœur encore battant, les yeux remplis de terre
    Le visage mutilé, et le corps qui se couche…

    2 Décembre 1918. On voit Papa de plus en plus rarement. Il ne descend plus de la chambre, c’est Louise et moi qui aidons Maman pour faire la cuisine, ramasser le bois, laver le linge. En fait c’est tout pareil qu’avant, quand Papa n’était pas là. Sauf qu’il est là. Louise m’a dit qu’un soir, elle l’avait vu sortir et rentrer au moins une vingtaine de fois par la porte de la grange, en la faisant claquer très fort à chaque passage. " Il avait un air… Je ne sais pas, pas méchant, mais très dur. Comme s’il se concentrait très fort pour trouver quelque chose, mais sans regarder nulle part. ". Maman ne nous parle jamais de la maladie de Papa. Aujourd’hui, mon voisin Jacques, le fils de Jean, m’a demandé si mon père était rentré. J’ai dit non. Jacques n’est pas méchant mais il est un peu trop curieux. L’autre jour, je l’ai surpris à nous épier par-dessus la haie, ma grande sœur et moi, alors que nous ramassions le bois. Je suis sûr qu’il cherchait à voir Papa.

    Ses meurtriers hurlaient, de leurs longs cris de loups
    Dans leur langue si dure, âpre sur le palais
    Comme l’odeur de la mort qui s’infiltre partout
    S’accroche à la langue et ne s’en détache jamais

    8 Décembre 1918. Papa a parlé. Mais je n’ai pas compris ce qu’il disait… Je crois que c’était de l’allemand. Papa me fait peur. Quand il nous regarde, c’est comme s’il ne nous voyait pas. Avec Louise, on fait comme si de rien était. On lui parle quand on le voit, on lui raconte nos journées à l’école, les punitions et les bons points. On fait comme s’il écoutait. En fait, je ne suis même pas sûr qu’il nous entende. Ce soir, nous sommes tous les quatre réunis autour de la cheminée. Dehors, il neige pour la première fois cet hiver. Demain tout sera blanc, lisse, ça brillera de partout. Ce sera beau.

    Je crois que c’est la première fois depuis le retour de Papa que nous sommes au complet, Maman, Louise, Papa et moi. La radio est allumée. Des Alsaciens témoignent de leur joie d’avoir retrouvé leur patrie. L’un d’entre eux intervient en alsacien, cette langue rude qui ressemble tellement à l’allemand…

    Papa se lève d’un bond. Il dit quelque chose en allemand, d’une voix qu’on ne lui connait pas, une voix qui nous glace tous le sang. Maman le prend par le bras et l’emmène dans la chambre. On reste là, avec Louise, à fixer les flammes. Les craquements du bois sont seuls à briser le silence. Au bout d’un moment, Maman redescend. Elle nous dit d’aller nous coucher. Ses yeux sont rouges, rouges comme les flammes. Louise et moi on ne dit rien, on monte l’escalier jusqu’à notre chambre, puis on se prépare sans un bruit, et tous les deux on se glisse sous les draps. La lumière est éteinte mais on ne dort pas. Tout doucement, on sombre dans le sommeil.

    Jusqu’à ce que des cris nous réveillent. Des cris en allemand. C’est sûr, c’est Papa. Louise et moi on se regarde quelques secondes, on n’ose pas bouger. Je tremble. C’était juste en bas, dans la maison, mais maintenant ça vient de dehors. Je ne tiens plus, je me lève, j’enfile mes chaussons et je descends les escaliers, tout doucement… La porte d’entrée est ouverte, mon père est dehors, il hurle, je tremble, le froid me prend au cou, je n’arrive plus à bouger. Une silhouette là-bas, c’est le voisin Jean, je le reconnais, il va intervenir, rendre la raison à Papa… Il s’approche, oui, c’est ça, j’ai envie de lui crier, Aidez-le !, s’il vous plaît… Il s’approche encore, il porte… un fusil ? Jacques lui a dit que Papa n’était pas rentré ! Jean ne sait pas que Papa est là… Je dois lui dire, je dois…

    Le coup de feu a claqué dans la nuit comme un coup de tonnerre.

    Embrasse nos deux enfants… Donne-leur tout l’amour
    Que j’ai perdu, et je t’en prie, pardonne-moi
    Je le sais, je ne reverrai plus le jour
    Je le sais, je ne reviendrai pas…


    Marie Bouchet en bref : étudiante, 20 ans, en 2e année Dessin d'Animation à l'école Pivaut de Nantes. Souhaite réaliser des dessins animés.

    Pour en savoir plus, découvrez son blog : http://www.ephemarie.blogspot.com/


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  • rendez-vous-image.jpgSi proche si lointain, le livre est enfin déjà disponible. Il a été envoyé aux lauréats ainsi qu’aux lecteurs inspirés qui en avaient fait la demande. Nous continuons quelques jours encore la présentation au café de quelques auteurs qui avaient été sélectionnés au premier tour.

     

    Rendez-vous

    par Jacqueline Bordeau

     

    Pour certaines c'est encore la poussière, la rouille, la disgrâce du corps bancal au fond d'un carton. Il leur manque un peu, beaucoup pour tourner rond et reprendre du galon. Elles s'y prennent parfois à deux pour vaincre le handicap et ne font qu'une au mieux de leur forme, derrière celles qui déjà trottent menu sur les pistes d'émail. Pansées, cajolées, celles-là sont sorties de ses mains. Elles campent fières sur les meubles cirés ou le pavé briqué.

    Dans sa maison, deux préférées! Hautes comme des clochers, les comtoises sonnent, arpentent gravement sur deux temps, le silence : tic, tac, tic, tac… Avec amour, il les remonte quand elles sont fatiguées, essoufflées d'avoir trop couru après le temps. La plus ancienne, royaliste rescapée des années 89 a toujours toute sa tête. La Louis Philippe expose ses rouages dentés encore jeunes à l'étage d’un cabinet de verre. A chaque fois il ajuste l'écart des aiguilles. Un pas de deux, en avant, en arrière, l'une sur l'autre à l'unisson, la grande et la petite valsent sur le cadran où on peut lire où elles sont nées: pour l’une Jura, Suisse, Bavière… il ne sait pas, pour l’autre Forêt noire, il est sûr!

    Elles se balancent dans leur coffre de bois, on les entend compter à voix basse avant de tinter qu'il est l'heure...l'heure de quoi?

    L'heure de tout et de rien, c'est l'heure, un point c'est tout! Pour lui c'est le pouls, le coeur qui dit qu'elles vont bien; ça lui suffit!

    Sous ses doigts, toujours elles ressuscitent...ramènent au goût du jour le passé de leur être, s'étonnent d'être encore belles. Eternelles elles deviennent. Dans des cages de laiton, de vieil argent, des gangues de marbre, des corsets de porcelaines, des ventres d'émail, elles tournent comme la Terre, tempèrent ou pressent tout ce qui vit.

    Même sobres ce sont des objets d'art loquaces sur qui, comment, quand, où...sur tout ce que l'on veut savoir de là où elles sont nées! Si sur la table, elles trônaient, si chez les domestiques, en sous sol on les lisait, si dans le château elles résonnaient, si dans l'alcôve, elles réveillaient.

    Le jour où il a déniché la "Napoléon III" noire comme une veuve, il la pensait bien de chez nous, bourgeoise et comme il faut. Haussmannienne dans le chien assis de son fronton incrusté de nacre elle arborait un magnifique cadran de cuivre strié au ton chaud. Du moins c'est ce que ses coups de chiffons patients et amoureux avaient mis à jour. Les quatre colonnes torsadées se paraient en leurs bouts d'une virole du même éclat fringant: en chapiteaux ouvragés pour le haut, en pattes sculptées de fines farandoles pour le bas. Parfaitement décapé le socle d'ébène lustré offrait à la lumière des grimoires d'écaille rouge et des pastilles de nacre en écho au fronton. Une pure merveille extirpée du fatras d'un vide grenier au bord de l'Indre.

    En ce dimanche d’octobre, le soleil caressait les étals des brocanteurs alignés le long de la rue du village. Il réconfortait tous les objets, disposés ça et là, en attente d’une nouvelle adoption. Son regard explorait les nombreuses verreries en tout genre qui pourraient inspirer les investigations en décoration de Maud: la compagne qui partageait sa vie peignait sur verre. Tous deux prenaient plaisir aux déballages hétéroclites qui vidaient caves et mansardes.

    Ainsi ils voyageaient de par les années, musardaient dans la saga des familles et leurs menus patrimoines …Du quotidien jaillissait l’exceptionnel, c’est ainsi que le temps le façonnait sous la poussière et l’oubli.

    " -Tu te souviens des assiettes ? Depuis on en n’a jamais retrouvées!"

    Le sourire de Maud le reporte quelques trois années en arrière, un passé si proche et si lointain qui le propulse dans les souvenirs plus anciens de son enfance.

    " -Oui, je les revois comme si c’était hier. Au détour d’une table en chêne fatigué, elles étaient sept rescapées d’une douzaine. "

    Leur propriétaire lui avait décliné leur pedigree : " Ce sont des assiettes du siècle dernier, vous savez. " Vernissées, deux ébréchées, un feston de vert empire rehaussait la faïence crème en leur pourtour. Leur motif central dessiné se légendait de quelques mots sur une écharpe. Ils les reconnaissait et sans doute bien d’autres enfants avec lui ! Quand il était petit, il les recevait des mains de sa grand-mère. Avant de les poser sur la table, avec sa sœur il choisissait le sens pour lire et puis, chanter ! … La grande cuillère en argent déposait les fruits au sirop sur la ronde imprimée de l’assiette, et c’était le péché (…de gourmandise). Le goût aigrelet tout juste de sucre paré, la chair pourpre à cœur, emprunte vivante des noyaux et il revoyait les bocaux vert foncé en ébullition dans la vieille lessiveuse, juchée sur le trépied à gaz dans l’allée du jardin strié de murets de buis.

    Il entend très net le bruit sec de l’élastique plat sur l’armature de fer. Les oreillons parfumés des petites pêches de vigne glissaient doucement dans le saladier de verre rose…la vendeuse s’était impatientée : " Alors, monsieur, vous les prenez ? "

    Une ribambelle de notes oubliées s’était mise à défiler dans sa tête. En accéléré, Cadet Roussel s’en allait en guerre avec Malbrough, la mère Michel dansait la Capucine au Clair de la lune sur le Pont d’Avignon ! Un peu triste il avait refusé l’offre pressante de la femme agacée et fui le haussement d’épaules désabusé qui accompagnait son dos tourné ; à chacun sa petite madeleine, chère madame!

    Porté par le sourire malicieux de sa grand-mère sous sa couronne de cheveux neigeux relevés en chignon moelleux comme une brioche, il avait poussé plus loin éclairé de l’intérieur,en quête d’objets plus étrangers à son coeur. 

    " -Tu ne regrettes pas maintenant ? "

    Maud le plante dans le présent, lui le rêveur, le nostalgique des petits bonheurs d’antan.

    " -Non, d’autant que nous ne sommes pas revenus bredouilles ce jour-là ! "

    C’est après l’émotion des assiettes qu’ils étaient tombés sur elle devant une camionnette dont l’Argus ne devait plus être d’actualité. La ribambelle de vignettes collées tout autour du pare-brise en disait long sur son âge. Au sol, couchée sur une couverture douteuse elle gisait! Un rustre hirsute, un homme des bois, basané sous une casquette crasseuse de capitaine au long cours pêchée on ne sait où l’avait bradée pour un billet bleu.

    Face à son corps élégant dressé sur le merisier du buffet on peine à l'imaginer, poisseuse, ternie gris cendre, dépenaillée...Et pourtant c'est dans ce triste état qu'elle avait monopolisé son établi dans l'atelier, la pendule, milieu du dix-huitième, celle qui devait trôner sur bien des enfilades bourgeoises au coeur des maisons de maîtres endormies au fond des grands parcs. C’est du moins le vécu qu’il lui accordait. Jamais il n’aurait pu penser…

    Certes il était fier de la merveille mais malheureusement elle n'était pas parfaite: la voix lui manquait, elle était muette: pas d'aiguilles, pas de balancier! Son coeur d'engrenages bien chevillés au cadran n'attendait que des ailes pour prendre le temps au vol.

    Orpheline de balancier, elle est restée bâillonnée trois longues années dans sa beauté restaurée. Maintes fois il avait cru trouver...mais il était trop pâle le cuivre du déniché, plus fade que le roux du cadran. A l'oeil il faisait trop pièce rapportée! Et puis trop moche, ce plastron plat pour s'accorder aux motifs délicats de la fraise qui enserrait le disque vieil or où rien ne trottinait. Trop simple ou trop rouge toujours trop ou pas assez seyant pour l'aristocrate en deuil sur le buffet.

    Bien souvent sur le Net il fouillait, traquait aiguilles et balanciers pour trouver parure à la belle de l'empereur, le troisième aux moustaches conquérantes comme ses armées, ses généraux embusqués en guerre aux confins des frontières, au-delà de la mer, là où ils avaient bien failli rester séquestrés tous les deux ! Faute à la veuve !

    Maud avait blêmi quand le détecteur s’était emballé lors de leur retour. Une silhouette incongrue se profilait sur l’écran fouineur. On les avait isolés du groupe des voyageurs comme des pestiférés. Dans une petite pièce surchauffée au fond de l’aéroport, des hommes en uniforme avaient violé l’intimité de leurs valises pour dénicher un paquet de kraft grossier auréolé de tâches de graisse. Corseté par une ficelle de chanvre bien trop grosse pour la longue forme moulée dans l’emballage, l’objet s’avérait plus que suspect, il le reconnaît ! Au sortir du capharnaüm découvert dans la coursive des arènes d’El Jem cela ne lui avait pas sauté aux yeux ! Le vieux chiffonnier Berbère avait extrait de son fatras de vieilleries une cordelette et le cornet graisseux de son kebab sous le comptoir pour emballer son coup de cœur, un de plus.

    Peut-être que Maud l’aurait mis en garde s’il l’avait informée de son achat ?

    Il s’en veut encore tant le souvenir de sa mine défaite l’avait chagriné. Surtout au moment où les policiers suspicieux les avaient confiés, lui à un colosse de l’armée, elle à une femme trapue et volubile, le visage enserré dans un voile qui faisait rebondir ses joues  : 

    "-Par ici, madame veuillez me suivre! "

    Dans un vestiaire contigu, chacun de leur côté, ils avaient dû se déshabiller pour une fouille complète.

    Maud surprend le regard qu’il pose sur le buffet :

    " -Après la frousse que tu m’as faite, tu pourrais au moins le monter ! "

    C’est vrai qu’elles sont toutes à le compter autour de lui et il ne l’a pas trouvé, le temps !

    Tous les deux éclatent de rire. Elle n’est pas rancunière…

    N’empêche, il se souvient des yeux mauvais du policier tunisien qui avait dû se rendre à l’évidence. Le poignard interdit d’exportation tant suspecté dans l’oblongue du paquet barbare planqué au cœur de sa valise n’était pas au rendez-vous !

    Il y avait eu pire encore. Quoi de plus offensant pour cet homme qu’un fou rire de femme dans ce pays encore très attaché à la tradition musulmane! Surtout, lui semblait-il, à ses dépends, du moins c’est ce qu’il croyait !

    S’imposait plutôt un rapatriement, un juste retour des choses…

    Maud riait et pleurait tout à la fois devant la merveille ; l’éclat du cuivre roux prenait ses aises au grand jour : la veuve avait trouvé son balancier. Si lointain sous le ciel de Tunisie, si proche d’eux, à portée de sa main qui l’avait extirpé du souk, il les avait menés jusqu’au chiffonnier d’El Jem…

    Il a fallu se rendre à l’évidence : la Napoléon trois était une bourlingueuse rescapée du protectorat! Restait à l’interroger sur l’endroit où elle s’était déchaussée, pour dénicher les aiguilles …et trotte menu, la laisser raconter son périple au pays des oranges.

     

    Jacqueline Bordeau en bref : peintre écrivain aux heures de la retraite, née en Mayenne, vit en Touraine entre Cher et Loire. S'émeut, brosse des images, happe les mots, tisse les phrases, brode des histoires, des souffles de réalités pailletés d'imaginaire.


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  • enfant plume
    Si proche si lointain, le livre est enfin déjà disponible. Il a été envoyé aux lauréats ainsi qu’aux lecteurs inspirés qui en avaient fait la demande. Nous continuons quelques jours encore la présentation au café de quelques auteurs qui avaient été sélectionnés au premier tour. Merci encore à tous les participants et rendez-vous en début d’année pour la présentation de la neuvième édition.

     

     

    L’enfant plume

    par Laurent Houssin

     

     

    Dimanche prochain, l’enfant reviendra. Léger comme une plume. Comme apporté et déposé là par le vent léger d’avril. Il arrivera de sa curieuse démarche, un peu raide, les bras serrés le long du corps, son grand cahier à spirale sous le bras.

    De nouveau, l’homme verra son expression grave et souriante à la fois.

    L’enfant lui touchera le visage, les bras ; il passera sa petite main chaude sous sa nuque, et ouvrira son cahier à spirale. Puis il débouchera le stylo plume que sa grand-mère lui a offert pour Noël et s’assiéra sur la chaise où il a coutume de s’installer. Ce ne sera que dimanche prochain.

    Dimanche. Le jour de la visite.

    Pour le moment, l’enfant n’est pas là et l’homme est dans l’entre-deux ; il se traîne dans l’antichambre de son existence.

    Là où il se trouve, les choses ne sont pas vraiment ce qu’elles pourraient être ; ce qu’elles avaient coutume d’être, avant. Les vivants ne sont plus en vie.

    Ici, il n’est qu’un asticot qui se débat misérablement en plein soleil, au beau milieu d’une autoroute en plein mois d’août. Un cas désespéré. Il n’a aucune chance de revenir sur la rive, avec les autres. Il le sait.

    Là où il traîne sa misère, il n’est rien pour aucun être humain, il n’est rien pour rien.

    À l’intérieur de lui, c’est autre chose.

    Un esprit qui pense, qui envisage, pèse le pour, le contre, refait les conversations qui ont laissé des blessures, récentes ou anciennes. Un cœur qui fait le compte de ses amours passées, essaie de savoir enfin pour de bon celles qui ont vraiment comptées pour lui et celles qui n’étaient que des ondées passagères.

    Il est à l’intérieur.

    Dedans.

    Là-bas, au-dehors, il y a les oiseaux qui chantent, les voitures de sport, les enfants qui lèvent le doigt dans les salles de classe, les marchands de marrons grillés, les mains qui caressent, les bouches qui embrassent, qui disent des mots d’amour, des injures, des mots de rupture.

    Là-bas, dehors, c’est bleu, blanc, noir, orange, carmin.

    Chez lui, c’est le gris.

    Des mois qu’il moisit dans sa prison. Qu’il tourne en rond. Si loin de tout.

    Son esprit n’a cessé d’élargir l’horizon étriqué de sa geôle, stabilisant peu à peu des frontières hésitantes au départ. Pour l’agrandir un peu, il a puisé sans relâche dans ses souvenirs. La géographie de son royaume est démentielle.

    Pour bâtir son domaine, il a commencé par y mettre sa ville. Puis il y a accolée celle de son enfance, puis des endroits où il est allé en vacances ou en voyage d’affaire. Un quartier complet de Lyon, un bourg de Normandie, une rue perchée de Gourdon, une petite impasse dans un village dont il a oublié le nom mais dont il se souvient l’odeur puissante de mimosa.

    Il arpente tout cela dans son esprit à défaut de pouvoir aller dans le vaste monde. Maintenant, il met plusieurs jours à en faire l’inspection. Lorsqu’il se sent à l’étroit, il ajoute de nouveaux quartiers dont il fignole les plans pendant des semaines.

    Depuis quelques temps, il n’a plus rien bâti de nouveau.

    Depuis que l’enfant vient régulièrement, a-t-il remarqué.

    Il ne sort plus guère. Depuis que l’enfant vient le dimanche, il a changé, un peu. Il a moins peur de rester à l’intérieur.

    Lorsqu’il est arrivé ici, il ne s’est pas intéressé immédiatement à ce qu’il y avait dedans. Il était encore trop impliqué dans ses activités extérieures. Trop tourné vers le moment où il sortirait.

    Au début, lorsque l’enfant ne venait pas encore le dimanche, il n’y avait que le futur. " Lorsque je sortirai de là, j’irai boire une bière au bar des fleurs ". " Lorsque tout ça sera fini, je ne vivrai plus comme avant, c’est sûr. Je m’en fais le serment. "

    Peu à peu, les souvenirs consultés, repassés, ressassés, rabâchés, histoire de s’occuper pendant qu’il traîne dans son royaume gris et chaud. De moins en moins souvent le futur dans sa bouche. Les souvenirs, l’imparfait, le plus que parfait, le passé simple.

    L’infirmière arrive.

    " 37,4. Pas terrible. "

    Il a envie de lui dire qu’il l’emmerde, que s’il veut avoir 37,4 ce matin, c’est son problème. Il a envie de lui dire que peut-être bien que sa température va encore augmenter, tiens, rien que pour l’emmerder.

    Il ne l’aime pas. Elle est méchante avec lui. Elle ne le respecte pas.

    Lorsqu’elle parle de lui à ses collègues, dans le couloir, elle l’appelle la courgette, le potiron, et d’autres noms de légumes ; plutôt dans la catégorie des cucurbitacées.

    Lorsqu’elle parle de lui à ses supérieurs, ce n’est guère mieux, elle l’appelle le L.I.S.

    Locked-In Syndrome

    Elle lui change sa perfusion sans ménagement, en lui parlant de choses inintéressantes, lui rappelant sans tact que sa famille ne vient presque plus jamais le visiter. Il faut dire qu’il a peu de moyens d’action pour protester.

    Il ne lui en reste qu’un.

    Il ferme les paupières.

    Elle est brutale. Elle lui fait mal en replaçant le cathéter. Si seulement quelqu’un dans cet hôpital pouvait lui expliquer qu’un L.I.S ressent douleur, chaleur, qu’il n’est pas dans le coma. Mais il pense qu’elle sait tout ça. Elle ne respecte pas son corps, voilà tout.

    Elle ne le respecte pas, lui. Elle se venge de quelque chose. Il trinque pour les saletés que quelqu’un d’autre lui a sans doute fait subir.

    Elle est dure.

    Il y a des gens comme cela. Et il y en a d’autres qui n’ont plus les moyens de défendre le peu qui leur reste.

    Il n’a presque plus rien, lui. Plus que son corps immobile. Sa prison de chair.

    Ses veines sont ses rues, ses organes des stations. Le sang, les feux arrière des voitures du périphérique dans la froide nuit d’hiver, les poumons, des arbres.

    Son cerveau est devenu le grand maître, la capitale.

    Mais le plus important, c’est sa paupière gauche.

    Sa paupière, c’est la bouche qui parle, ce sont les mains qui caressent, qui écrivent, les pieds qui agissent, un reste de ce que fût son corps, autrefois. Avant qu’il ne rentre sans le vouloir à l’intérieur de lui-même et qu’il ne parvienne plus à en trouver la sortie.

    Sa paupière, ce sont surtout des lettres qui sortent laborieusement une par une le dimanche et que l’enfant écrit sur son grand cahier à spirale.

    L’enfant récite :

    E S A R I N T U L O M D …

    L’enfant forme un D laborieux sur on cahier.

    E S A …

    DA…

    DAN…

    DANS

    Un mot. Puis deux.

    Des mots, qui mis bout à bout deviennent des phrases, des vers.

    Des vers qui forment de longs poèmes.

    Des poèmes bizarres. Des poèmes de là-bas, avec des mots de chez lui. Qui parlent du temps qui s’écoule autrement. Lorsqu’il en a fini un, L’enfant lui relit à voix haute en essayant de mettre le ton.

    L’homme se souvient lorsqu’il avait l’âge de l’enfant et qu’il fallait réciter la poésie de Maurice Carême bien droit devant la classe, les deux mains dans le dos et le menton haut. Mais la sienne n’est pas du Maurice Carême. Seulement des mots de souffrance.

     

    Dans la mansarde étroite de mon poignet immobile, tu t’agites, tu tournes, n’aspires qu’à me nuire.

    Tu dois te fatiguer, à virevolter de la sorte, trotteuse. Je te hais.

    Je t’aime.

     

    Il rouvre la paupière. L’infirmière sadique est repartie.

    Dimanche l’enfant viendra.

    On est mardi. Il a cinq jours pour polir ses mots. Rien de trop. Il retourne chez lui, s’assoit à sa table de travail, seul dans son monde fluctuant.

    Un peu plus tard dans la journée, pour se reposer l’esprit, il marchera peut-être sur les pentes du mont Canigou, fera un tour dans la neige cotonneuse de l’un des nombreux ponts de Stockholm ou il traînera dans la forêt de Bord, à deux pas de là où il vivait juste avant de se retirer sans l’avoir voulu dans sa prison de chair.

    Il ne sait pas encore. Il verra.

    Une seule certitude : Dimanche prochain, l’enfant plume viendra.

     

     

    Laurent Houssin en bref : j'ai quarante ans, j'habite en Normandie avec ma femme, mon fils de 10 ans et notre chien. J'aime lire, avec une préférence pour les auteurs américains et évidemment écrire, en écoutant du rock et en buvant beaucoup - trop - de café. Bonne continuation à vous. Je participerai à l'édition 2010 et cette fois, j'essaierai de faire partie de la sélection finale.clignementclignement de paupière..


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  • couverture proche lointain2


    Le voilà ! Tout beau, tout frais ! Quoi ? Mais le livre pardi ! Le Livre. L’imprimeur a rendu son devoir pile poil. A nous de jouer. Les exemplaires déjà commandés ainsi que ceux des lauréats seront confiés au facteur dès lundi matin. Hormis l’arrivée imminente d’un cataclysme climatique qui entraînerait une formidable banqueroute postale avec dépression massive des préposés, crise mondiale du timbre, épidémie de crevaison sur les vélos et soulèvement général des boîtes aux lettres, les recueils " Si proche, si lointain " seront sous le sapin en temps voulu.

    Quant aux malheureux qui n’ont pas encore réservé leur exemplaire, il leur sera encore possible de se rendre au café pour réparer leur oubli et se confondre en excuses sans que pour autant ils aient la garantie de recevoir en temps et en heure l’objet de leur convoitise. Néanmoins, dans sa grande mansuétude, le barman de Calipso prolonge jusqu’au 5 janvier 2010 son offre des frais de port. Qu’on se le dise !
    Si proche, si lointain , recueil des nouvelles lauréates au concours Calipso 2009, 100 pages, 6,70€.

    Au sommaire : Le grand voyage, de Romain Nilly - Au pied du cerisier anglais, de Jean-Claude Touray - L'empouse, de Sylvie Dubin - Fin de saison, d’Annie Mullenbach-Nigay - La complainte des derniers jours, d’Emmanuelle Hersant – Correspondances, de Jacqueline Dewerdt-Ogil - Télescopage de parallèles, Dominique Guérin - La course du sanglier en Transcarpatie, de Benoît Camus - Le dormeur, de Michele Benoit - Si proche si lointaine, de Sylvain Onchelet - Parents adoptés, d’Isabelle Clement - Juste ta respiration qui change, d’Aline Gross-Batiot - Rêves partis, de Jean-Michel Faure

     

    Commande auprès de assocalipso@free.fr  


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  • alors-loup-image.jpgEn attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.  

     

    Alors le loup

    par Annick Demouzon

     

    Il m’a dit :

    — Je pars.

    J’ai demandé :

    — Où ?

    Il s’est tu. Il a eu l’air de réfléchir et il a grogné :

    — Loin.

    Et c’est tout.

    " Reviens ! reviens ! criait la trompe. "

    Je savais.

    *

    Maintenant, j’attends.

    *

    J’attends encore.

    *

    J’attends toujours.

    *

    Je ne supporte plus d’attendre.

    *

    Il me disait : " plus tard, je serai un grand voyageur, un aventurier. Plus tard, je…

    Et moi, j’écoutais, j’entendais. Je riais.

    J’aurais dû comprendre.

    J’aurais dû savoir. J’aurais dû.

    Je n’aurais pas dû sourire. Et, moins encore, en rire.

    *

    La solitude et l’attente, si on ne sait pas, on ne peut pas comprendre. Non, on ne peut pas.

    Il faut être resté — seul —, longtemps, déjà, entre des murs — des vrais, en pierre, en brique, en béton, ou ces autres, les murs de silence — des murs lourds, épais, compacts —, ces murs que tisse la solitude autour des êtres, pour les enfermer. Il faut avoir vécu ces murs, pour comprendre. Pour savoir. Pour sentir.

    On rencontre des gens. On est seul.

    On bavarde — parce que, oui, on bavarde ! — on est seul.

    On se tait, on marche dans la rue, on pousse une porte, on cherche, on demande, on se penche, on s’assied, on se relève. On est seul.

    " Une demi-baguette, s’il vous plaît. Oui, oui, tout va bien… des nouvelles ?... pas vraiment… c’est la vie… c’est normal… bien sûr… on ne les a pas fait pour soi… oui… c’est sûr, c’est sa vie, après tout… oh, moi !… loin… très loin… oui, oui… une carte parfois… je ne sais pas exactement… parfois une carte… ou une lettre… oui… bien sûr… non, je ne sais pas si… " On est seul.

    Même avec les autres — surtout avec les autres — on est seul.

    Encore plus.

    Mais il faut l’avoir vécu pour comprendre.

     

    Je hais les explorateurs, les voyageurs de tout crin et de tout poil, les traîne-savates, les globe-trotters, les nomades, les itinérants. Je hais ma solitude.

    *

    Je lui avais acheté un casque. Il devait bien avoir huit ans, peut-être neuf, un casque blanc, rigide et épais, comme on faisait autrefois. Un faux, bien sûr, pour jouer. C’était un jeu.

    Il jouait. Je le voyais d’un œil attendri. Étais-je sotte ? Stupide ?

    — Oui, oui, mon trésor, tu seras un aventurier, un grand voyageur, un explorateur, un…

    Et je riais.

    Sotte, je riais.

     

    J’ai de lui une photo. Avec le casque. Et une machette en bois, qu’il s’était fabriquée dans une vieille planche. Autour du corps, en baudrier, un long rouleau de corde qui lui sangle le ventre et la poitrine, et qui s’écoule vers ses genoux. Les genoux sont boueux. C’était un jeu. Il est fier. Il y croit. Il est ce personnage, qu’il joue. Il l’est vraiment.

    Et je ris.

    J’aurais dû comprendre. Savoir.

    *

    Il m’a dit :

    — Je pars.

    " Comment, Blanquette, tu veux me quitter ! "

    J’ai demandé :

    — Où ?

    Mais cela n’avait pas vraiment d’importance.

    " Je pars ". Je savais qu’il partait. Seuls ces mots comptaient. Cela seul suffisait.

     

    Quelques jours avant son départ, il m’a dit :

    — On va le voir ?

    J’ai dit oui.

    On est allé le voir. Son père.

    On n’a vu que sa tombe, cette pierre grise, de ce gris profond et luisant d’anthracite, cette tombe que sa famille avait voulue. De lui, au vrai, il ne restait rien. Que ça. Cette pierre. Et son nom inscrit en lettres d’or sur le marbre. Et tous ces autres avec, qui n’étaient pas lui et qui ne m’étaient rien. Caveau de famille. Tradition. Mise au rang.

    Il m’a pris dans ses bras :

    — T’en fais pas, qu’il m’a glissé. Moi, je reviendrai.

    " Reviens, reviens… "

    " Oui, oui, tu reviendras, j’ai répété. Tu reviendras. "

    Quand ? J’ai pensé. Quand ? Et comment ?

    Comme lui, là ? j’ai encore pensé, en regardant la tombe. Mais je n’ai rien dit. J’ai souri. J’ai fait semblant.

     

    Tu avais le droit. C’était ta vie, comme tu disais.

    Ils le disent tous.

    *

    Maintenant, à nouveau, comme autrefois, comme il y a longtemps déjà, chaque jour, ma vie est semblant. Semblant de marcher. Semblant de m’asseoir. Semblant de parler. Semblant de porter à ma bouche les aliments que tu aimais. Semblant de deviner ta présence derrière le mur. Semblant d’écouter ton souffle quand tu dors.

    Semblant.

    Pourtant, on dirait que je vis.

    " On ferait comme si… On dirait que… Alors, tu serais… "

    C’est comme si je vivais. Donc, je vis.

    " Maman, regarde, comme pour de vrai ! — Oui, oui, mon chéri, on dirait, comme pour de vrai… "

     Et je riais.


    J’entends parfois des mots sur mon passage. Des mots qui ne me sont pas adressés.

    Mais que j’entends.

    La pitié.

    " Courageuse… ne montre rien… pas revu depuis… déjà, le père… tout pareil… pauvre femme… fait pitié…"

    Je hais la pitié. Je hais ce regard enfoncé dans mon dos. Et qui me cloue. Je les hais tous, de me prendre en pitié. Je le voudrais, lui. Comme avant, déjà, j’aurais voulu son père. Auprès de moi.

    Non, je n’irai pas supplier de l’amour, réclamer ma part. Pitié ! Pitié ! Non. D’ailleurs, ce n’est pas ça qu’ils ont à me donner.

    Ils pensent : " Heureusement, nous… pauvre femme, mais… pourvu que… pas à moi… heureusement, pas moi… et si ?… "

    Ils n’ont pas pitié. Ils ont peur.

    Pour eux.

    Tous pareils. Mais je les comprends. Je ne peux pas leur en vouloir.

     

    Sur cette photo, avec le casque blanc et la machette en bois, il ressemble à son père. La dernière fois où je l’ai vu. Beaucoup. Trop. C’est son fils. Tout pareil…

    — Je pars

    — Où ?

    Oui, oui, je sais, il le faut, c’est ta vie, TA vie.

    Et la mienne ? Hein ? la mienne ?

     

    Il m’avait fait, lui aussi, un grand sourire en partant, comme tu as fait — peut-être exactement le même —, et un joli geste de la main — très gracieux. Je me rappellerai toujours ce geste. Et ce sourire. Il ne m’en voulait pas de partir. De me quitter. De me laisser.

    " Comment, Blanquette, tu veux me quitter ?… "

    Je lui ai souri. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Et un geste — aussi — de la main. " Au revoir. "

    Adieu.

    Je ne l’ai jamais revu.

     

    Sous la pierre, il n’y a rien. Que les autres. Ses parents, un frère, un oncle, une tante. Lui, il n’y est pas. Il n’est que ce nom ridicule gravé en lettres d’or — de l’or de pacotille, aussi faux que ce nom écrit sur cette tombe où il n’est pas, où jamais il ne sera. Du toc. Du vent… De la poudre aux yeux.

    Et, pourtant, j’y vais parfois, pour le rencontrer. Où, sinon ? Il n’est pas là, je le sais. Mais il n’est nulle part.

    Loin, seulement.

    Je n’ai jamais pu savoir où. Et jamais, sans doute, je ne le saurai.

    Le hais les voyageurs et les explorateurs, les traîne-savates, les globe-trotters, les nomades, les itinérants, les aventuriers. Tous ! Et je le hais, lui surtout, d’être parti.

    " Reviens ! reviens !... "

    Il ne reviendra pas. Et je l’aimais.

     

    Il ne me reste de lui que quelques souvenirs, ceux que m’ont laissés ses passages, ses retours si brefs, ses étapes tellement provisoires vers un autre départ. Et des mots gribouillés à la hâte sur du mauvais papier, des cartes postales : " Pas le temps de t’écrire… nouvelles viendront plus tard… t’en dirai davantage… te raconterai à mon retour… pense à moi !…"

    J’y pensais, bien sûr. Pas besoin qu’on me le dise. Je ne faisais que ça.

    Mais, lui, il n’avait jamais le temps. Le temps de rien. Et surtout pas de m’écrire. Et encore moins de revenir… et de rester. La terre lui brûlait les semelles.

    Partir, partir, il ne pouvait pas faire autrement, disait-il. Et je l’ai attendu. Tant attendu !

     

    De lui, il me reste également ces articles que j’ai gardés — souvenirs —, et qu’il envoyait aux journaux, ces articles qui faisaient de lui un héros — une sorte de héros. " Un homme extraordinaire… exceptionnel… remarquable… vous devez être fière… un grand… n’est-ce pas ?... "

    Un grand.

    Un grand vide. En moi. Surtout. Et depuis si longtemps comme une seconde nature. Un vide fait d’attente infinie. Fière ? Moi ? Peut-être. Mais pour quoi faire ?

    Ma vie, c’est l’attente. L’attente sans fin.

    Par sa faute.

    Attendre encore et encore. Attendre. Toujours. Je n’ai fait que ça.

    Fière ? Non. Pour quoi faire ?

    Et la peur, et la crainte… et si… et si… et… Et toutes ces images dans ma tête, ces idées. La peur. Et l’attente. À m’agripper.

    Parfois, pourtant, les pointillés de quelques retours, de quelques passages… Une poussière de vie. Une aumône. De quoi me faire tenir. Et le poudroiement d’une présence parcimonieuse — jusqu’à l’avarice.

    Et, toujours, à nouveau, la solitude, comme une seconde peau. Et l’espoir aux ailes éjointées.

     

    Heureusement, il y avait son fils. Toi. Mais, toi aussi, maintenant…

    " Je veux aller dans la montagne… "

    Comme un vrai.

    Tu ne joues plus.

    Tu lui ressembles.

     

    Et il y a eu, un jour, cette lettre officielle. Et d’autres. Bien entendu, on n’était pas sûr. Sûr de rien. Mais peut-être. Sans doute. Il y avait des chances. Pourtant… " Chance " ? Des chances ? de quoi ?

    Son dernier article n’était même pas arrivé !

     

    Et j’ai cherché, fait chercher, continué, et persévéré. Rien trouvé. Des traces, des passages, des effleurements. Sa présence impalpable. Un pied posé là. Une main accrochée ici. Ailleurs, le souvenir d’un mot. Le rappel vague d’un séjour. " Mais, oui, je me rappelle… Je crois. " Jamais l’homme entier. Ni même sa dépouille.

    Rien. Il n’est pas revenu.

     

    Peut-être il s’était couché dans l’herbe et au matin…

    " Une lueur pâle… dans l’horizon… le chant enroué du coq… Alors le loup… "

    " Sans doute mort. " Oui, oui, sans doute. Sans doute oui.

     

    Et, un jour… enfin… Acte de disparition officielle, temps écoulé, réglementaire. Veuve enfin. Veuve certifiée. Par la loi. Sans mort à enterrer. Sans cérémonie. Sans cadavre. Mais qu’est-ce que cela changeait ? Veuve, ne l’avais-je pas toujours été ? Et, pour finir, son nom en lettres d’or sur la pierre noire.

    Officiel.

    *

    Tu m’as dit :

    — Je pars.

    J’ai dit " oui, je sais. "

    J’ai demandé :

    — Où ?

    " Je veux aller dans la montagne. "

    Tu m’as répondu :

    — Loin.

    Tu lui ressembles.

    Trop.

     

    Je devais m’incliner. Il le fallait. C’était ton tour. Je me suis inclinée. Je te revois sur cette photo, avec le casque colonial — cet emblème du baroudeur de ton enfance — la machette à la main. Grand voyageur, explorateur. Et ce cordage bien trop long pour tes jambes, autour de ton cou. Oui, tu lui ressembles.

    J’ai souri. Je sais sourire. Faire semblant.

     

    Maintenant, je t’attends.

    Cette fois, ce sera la dernière.

    Tu ne repartiras pas dans la montagne. C’est dit. Jamais. Si tu reviens — mais reviendras-tu ? — si tu reviens, je suis prête.

    " En voilà une qui ne s’ennuiera pas chez moi. "

    J’ai tout préparé pour quand tu seras là. Tout est prévu. Si tu reviens. Même le nom à graver sur la pierre noire, cette pierre lisse et luisante, comme l’œil du loup. Ton nom. En lettres d’or. Avec les dates. Mais " Pour de vrai. "

    Et, cette fois — toi — tu y seras, dessous. Oui, tu y seras.

    Je suis prête et je t’attends. Tu ne repartiras pas.

    Plus jamais.

    Je hais les voyageurs. Tous.

     

    Annick Demouzon en bref : née en région parisienne, elle vit désormais avec les siens dans le calme du Sud-ouest, auprès d’un étang. D’abord professeur de Lettres, puis orthophoniste, elle pratique depuis toujours l’écriture. Ce n’est que depuis peu, qu’elle a fait le choix d’y consacrer davantage de son temps, de participer à des concours, et de tenter d’être publiée. Elle a ainsi été lauréate d’un bon nombre de concours depuis 2005. Certaines de ses nouvelles ont été éditées en revue ou en recueils collectifs ou bien sur internet. Et une nouvelle a été mise en onde par la RTBF. Par ailleurs, un recueil de poésie est paru aux éditions Saint Germain des Prés : " Sur le chemin de l’oiseau-feuille ".

    Le ton de ses écrits pourra être cruel, souvent, parfois, baigné de nostalgie, ailleurs, se teinter d’humour ou de fantaisie, cynique, il se peut, mais tendre presque toujours, avec, par dessus tout, une empathie bien réelle pour ces personnages qui, somme toute, nous ressemblent tellement…

    Quand elle n’écrit pas, elle s’adonne aux bonheurs du chant, aux joies de la peinture, où bien se reconstruit avec béatitude dans la marche.


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  • portes-enfer.jpgEn attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

      

    Aux Portes de l’Enfer

    par Anne Lurois

     

    Seule dans sa chambre, dans cette propriété où Auguste l’emmenait autrefois pour de tendres séjours loin du regard parisien, Camille se remet doucement. La grosse horloge de l’entrée vient de marteler ses coups dont le bruit sec comme un couperet la fait toujours sursauter. Puis les heures s’égrènent marquant la fuite des jours. Elle est là depuis un mois déjà, mais se sent toujours aussi lasse, plus épuisée que si elle s’était battue contre un bloc de pierre. Elle n’a plus aucune force, et plus envie d’être forte. Elle aime pourtant cet endroit, cette chambre baignée de lumière dès les premiers rayons du soleil. Elle ne tire jamais les lourds rideaux pour vivre chaque matin la naissance du jour. La naissance ! Quelle ironie. Chaque nouvelle journée naît à la mort de sa joie.

    Si les premières lueurs la trouvent éveillée à sa douleur, elle n’en apprécie pas moins la tendresse de la nature, le doux chant des oiseaux, les bruits de la vie échappant au suaire de la nuit. Tout est si paisible, comme à Villeneuve quand, petite fille, elle parcourait les chemins pour ramasser de la terre et modeler des sujets pour son jeune frère. Elle aurait pu être heureuse ici. Aujourd’hui, livrée à ses angoisses, blessée au plus profond d’elle-même, elle ignore quand elle sera capable de reprendre sa vie à la force de ses mains. Sa douleur n’a d’égale que son humiliation. Rien ne pourra effacer cette marque qu’elle sent inscrite en elle, gravée en son corps en lettres de sang. Son propre sang. Celui-là même qu’elle vient de verser en laissant échapper la vie.

    A-t-elle mérité cette blessure immense ? Est-ce un châtiment, comme le diront certainement son frère et sa mère qui ne manqueront pas de la couvrir d’opprobre. Pourra-t-il encore naître d’elle quelque chose ? Saura-t-elle encore créer, faire vivre ses statues avec grâce comme sa Valse dans laquelle elle a mis tant de son propre renoncement. Pourra-t-elle à nouveau donner à sa vie la légèreté de cette danse enivrante qu’elle a menée dans un abandon total de son art et de son être. Ils ont été si unis. Auguste lui a pris sa chair. Retrouvera-t-elle son âme ? Depuis un mois qu’elle est accueillie par sa chère amie, elle n’a rien construit. Pas l’ombre d’un buste, pas la moindre esquisse. Elle est vide. Elle se sent exsangue et desséchée. Ses mains se ferment, les poings serrés à en devenir diaphanes, les ongles plantés dans les paumes. Ses mains habiles, aujourd’hui incapables de retrouver les gestes familiers de la création, seul moyen pourtant d’étouffer sa douleur.

     

    En se coiffant ce matin, elle a enfin osé regarder son image. Aucune expression sur son visage. Aucun mouvement sur ses lèvres crispées. Le bleu de ses yeux reflète la noirceur de l’abîme dans lequel elle sombre. Son teint cireux évoque un masque mortuaire. Le pincé de ses lèvres taira à jamais son besoin d’amour. Elle ressemble à ces plâtres vides qui encombrent les ateliers de sculpteurs avant de naître à leur talent. Depuis sa plus tendre enfance, ses terres ou ses marbres s’animent, elle sait offrir une vie à des matériaux figés mais, elle a dû renoncer à la plus belle œuvre qui soit.

    Camille n’est pas femme à écouter son corps, trop préoccupée par l’observation des autres. Jamais elle n’a prêté attention à sa féminité, ni aux changements qui se sont opérés en elle au cours des années, et a toujours laissé à son amant l’orgueil de sa sensualité. Elle a pourtant immédiatement perçu la manifestation de vie au plus profond de son être, et n’a rien dit pour jouir seule de sa joie et de sa fierté. Créer sans maîtrise des formes ni du résultat, quelle excitation, quel bonheur. Puis très vite, elle a compris qu’elle devrait garder son secret à jamais enfoui. Elle a alors pris la déchirante et irrévocable décision de ne pas donner jour à la plus belle de ses créations. En cette lumineuse journée de printemps, ses idées sombres la laissent telle une source tarie. Elle se sent vide. Alors même que la renaissance est partout, qu’elle aurait pu approcher le plus grand des bonheurs, elle a réduit à néant ses espoirs d’être mère, détruit le chef-d’œuvre de sa chair. Sa souffrance physique le dispute à son abattement moral. Flétrissure et douleur. Elle qui a toujours assumé ses choix doit se cacher. Elle se terre, en disgrâce totale à ses propres yeux.

    Elle en était là de ses pensées lorsqu’elle perçut des voix. Noyée en elle-même, elle n’a pas vu l’heure tourner. La chambre inondée de soleil, elle a sombré dans sa nuit. Des voix rieuses l’ont sortie de sa sinistre rêverie, pour lui rappeler que son hôtesse l’a invitée à partager une collation avec sa fille et sa petite-fille, Marguerite, de passage pour quelques jours. Elle a ignoré ce détail de la présence d’une enfant jusqu’à ce qu’un joyeux babillage la sorte de sa torpeur funèbre. Elle s’est avancée vers la fenêtre pour observer discrètement la fillette et prend un plaisir aussi soudain qu’inattendu à contempler la chevelure tirée en une tresse ample dont de multiples mèches rebelles s’échappent.

     

    Attirée par le rire lumineux de la petite, elle se décide à affronter le monde pour repartir à la conquête d’elle-même. Fascinée par l’enfant, Camille ne prête qu’une attention distraite à la mère dont elle a immédiatement senti le regard accusateur. Cette jeune femme sage, sans saveur ne peut que juger l’artiste pour sa vie hors des conventions. Marguerite au contraire pose un regard vierge de tout préjugé sur son entourage. La petite femme en devenir a déjà la raideur imposée à son rang mais, ce maintien maîtrisé par une si jeune enfant contraste avec l’agitation intérieure dont elle irradie. Elle observe inlassablement les grandes personnes, et son front marque tantôt la surprise, tantôt l’incompréhension mais toujours une grande concentration pour ne pas éveiller une attention maternelle qui pourrait la contraindre à sortir du cercle des adultes. Pourtant, chaque regard de la mère sur son enfant n’est qu’amour et tendresse. Camille le ressent profondément, elle qui n’a connu qu’indifférence et froideur. La petite est aimée, elle sera plus armée.

    Camille éprouve un besoin irrépressible de faire le portrait de l’enfant. Elle demande la permission à sa mère qui hésite la toisant d’un regard hautain. Confier sa chère enfant au regard de cette femme dépravée ne peut rien présager de bon. Elle cède cependant et accorde une séance de pose. Camille vient de subir un nouvel affront. Si près de la rédemption, elle en est chassée par le regard des autres. Elle se raccroche à cet impérieux besoin de travail qu’elle sent renaître et qui seul lui permettra de surmonter sa honte. Camille choisit pour l’enfant un siège bas, la forçant ainsi à lever la tête. Le temps fait une pause. L’artiste observe Marguerite qui n’ose rompre le silence. Ses mains engourdies par des semaines de crispation et d’inactivité reviennent lentement aux gestes familiers de l’esquisse. La petite, le visage levé, les yeux attentifs, un sourire sur les lèvres, suit le mouvement du fusain. La main de Camille se fait à chaque seconde plus sûre et plus rapide. Elle porte son regard sur l’enfant, revient à son dessin. Sans un mot. Avec cette fièvre propre à la création. Une première page noircie, elle se lève, fait le tour de son jeune modèle, reprend son croquis. S’attache à la chevelure épaisse et ondoyante. Revient à la courbe du front. Se fixe sur le rebondi de la joue. Elle la fait changer de place. Commence un nouveau dessin. Toujours en silence. Son regard a changé. Elle travaille. Elle crée. Elle revit. Si longtemps éloignée de sa vie, elle en reprend le cours du bout de ses doigts.

    La petite invariablement attentive et sage malgré la difficulté de l’exercice suit du regard la main de la jeune femme, accoucheuse d’une œuvre longtemps restée en gestation. Plusieurs heures se sont écoulées. Chaque nouvelle ébauche rapproche l’artiste du modèle, la femme de l’enfant dont elle devine le tempérament de feu qui ne manquera pas de la consumer. Le temps imparti au travail a été bien long sans que Marguerite ne s’en plaigne. Camille, elle-même épuisée, met fin à la séance, enchantée d’avoir repris goût à l’ouvrage. Apaisée, elle a pris la décision de sortir de sa réclusion, de reprendre sa vie à la force de ses mains, d’oublier sa honte. Elle est satisfaite de ses esquisses. Profondément touchée par cette petite femme chez qui elle a lu autant de soumission que de révolte. Elle exprimera ces sentiments contradictoires dans divers matériaux. Les yeux posés sur ses dessins, elle imagine un marbre, un bronze, un plâtre ou encore une glaise torturée, la petite avec sa tresse sage et son visage sérieux, l’enfant aux cheveux ébouriffés, ivre de liberté, tous ces sentiments que l’artiste blessée a lus sur le visage lisse de l’enfant. Marguerite devra affronter la vie. Le front buté laisse présager des révoltes, la douceur du regard des déceptions.

     

    Aux portes de l’enfer, Camille a repris son destin en mains. Sa douleur et son abattement lui ont insufflé une force nouvelle que la faiseuse d’anges lui avait arrachée. Elle est à nouveau prête à plonger dans la création. Ses terres et ses marbres feront renaître son enfant. Cet enfant qu’elle ne serrera jamais contre son sein renaîtra de ses mains. Elle sera mère à nouveau. Mère d’une œuvre de pierre offerte au regard du monde par la toute puissance de son talent.

     

     

    Anne Lurois en bref : née alors que les hommes posaient le pied sur la lune, j’ai grandi dans l’imprimerie familiale. C’est donc tout naturellement que j’ai glissé du papier aux Lettres Modernes ! Très tôt, j’ai aimé lire mais également écrire entretenant pendant mes années fac une correspondance assidue avec mes amis. Aujourd’hui, ma première passion se concentre sur ma famille. Les suivantes s’articulent autour de nombreuses lectures, de mon goût pour les arts et pour Paris. Les brefs e-mail ayant remplacé les lettres fleuves, je me suis mise à écrire pour le plaisir, et participe depuis peu à quelques concours.


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    En attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

     

    La corde

    par Chantal Molto

     


    Ce matin, je suis allé chez Jean. Je voulais lui emprunter sa corde. Parfois, on suit des chemins, on croit les avoir choisis, et pourtant ils ne vous mènent pas là où vous allez. Vous arrivez ailleurs.

    C’était simple et futile. J’avais besoin d’une corde pour attacher ma vieille télévision sur les barres de toit de la voiture. Elle ne rentrait pas dans le coffre. J’avais décidé de me débarrasser de cette énorme boîte noire, laide et encombrante. Je voulais en changer, me distraire avec en plus l’élégance d’un écran plat.

    Je me suis souvenu de la corde. Jean l’avait peut-être gardée. Quand on demandait à Jean pourquoi il avait une corde dans sa chambre, bien enroulée sous son lit, il répondait " une corde, c’est fait pour se pendre, non ? " Il devait avoir seize ans à cette époque-là. Sa mère disait " C’est une menace d’adolescent. Ça lui passera! " On n’en a plus parlé depuis.

    Je n’ai pas réfléchi, je n’ai pas prévenu Jean de mon arrivée. En un quart d’heure de voiture, j’y étais.

    Jean s’est établi à la campagne, pas loin de la petite ville où nous vivons encore, sa mère et moi. Il fait dans le bio. Il dit que ce n’est pas une mode. Moi, je m’en fous. Pourquoi essayer de bien se nourrir quand la vie vous régale chaque jour de chienneries ? S’empoisonner d’une manière ou d’une autre, le résultat reste toujours le même, la boîte, la fosse, le malheur absolu.

    C’était bien calme. Il faisait à peine frais. Les tilleuls sentaient bon, je m’en suis fait la réflexion.

    J‘ai frappé à la porte et personne n’est venu ouvrir. J’ai regardé ma montre. Jean et sa femme devaient être sur la route. Ils accompagnaient chacun un enfant le matin à l’école. Les habitudes se répètent mais les temps changent. Comme ils habitent à la campagne, c’est en voiture que Jean dépose son plus jeune fils à l’école primaire.

    Jimmy, je l’emmenais à pied le matin. Je l’obligeais à me donner la main. Il trottinait toujours derrière. Je le tirais, je le traînais. L’envie me rongeait quand je voyais les pères, tellement à l’aise, tellement heureux, à bavarder avec leurs gamins. Papa portait le cartable, et le petit, le sac de viennoiserie, pour plus tard, à la récréation.

    Au début, nous aussi on faisait le détour par la boulangerie. Mais Jimmy enfouissait le pain au chocolat dans un coin du cartable, où je le retrouvais rassis, en miettes, avec tous les autres de la semaine, quand il acceptait de ranger son cartable le dimanche soir en ma compagnie.

    Ce n’était pas si simple de l’amener à ouvrir ce cartable. A croire qu’il avait peur de tout. A moins qu’il ait eu peur de moi. Pourtant, j’essayais d’être doux, de ne jamais m’emporter. Et j’aurais pu mille fois l’assommer d’une gifle, qu’il n’a jamais reçue.

    Il m’exaspérait avec ses manières effarouchées, cette façon qu’il avait de ne pas me regarder en face, de ne pas répondre à mes questions, de trembler au moindre geste.

    Sa mère avait beau dire qu’il était pareil avec elle, toujours craintif, timide, renfermé, il lui faisait tout de même l’honneur de se cacher derrière elle quand j’approchais, et d’accepter ses baisers.

    Plus encore que Jean, Jimmy a été le fils de sa mère.

    Et pourtant! Pour celui-là, je m’étais senti pousser des ailes dans le dos. Jimmy, c’était l’accident qui offre une deuxième chance, ce serait mon petit, à moi seul. Je l’attendais dans l’impatience. Je me perdais dans les projets. " Je lui montrerai ceci, je l’emmènerai là ". J’ai même arrêté de fumer, parce que ça incommodait sa mère, et je voulais qu’il soit en forme, pour réaliser mes projets.

    Il est né malade. L’hôpital l’a eu plus vite que moi. J’ai passé deux mois à son chevet, je m’y rendais chaque jour. Il est resté fragile, toujours un rhume, une toux. Et puis, un petit corps pas solide. Alors, sa mère l’a, lui aussi, accaparé.

    Il ne me ressemblait pas. Il était blond, avec de belles boucles que je trouvais toujours trop longues, trop blondes, trop voyantes. Il fallait bien les couper, un jour ou l’autre. Mais c’était sa mère qui décidait, et je parlais en l’air.

    Finalement, j’ai dû en faire le constat. Cette femme-là me l’avait pris. Je suis allé voir ailleurs. Elle n’a pas été contre. Elle avait les enfants.

    Je n’ai pas eu d’autres enfants. Et je ne suis pas arrivé à quitter le bercail. Je m’acharnais à séduire Jimmy et cela occupait une bonne part de mon temps. Je ne réussissais pas à renoncer à mes rêves. Tout ce que je proposais à Jimmy l’inquiétait et il refusait sans rien dire, en secouant la tête.

    J’ai passé vingt ans à l’élever, à sucrer sa tasse, à ranger ses livres. De petites attentions que j’imaginais utiles, à la longue.

    Et puis il a quitté la maison pour l’université. Qui l’eut cru ? Cet enfant fragile est devenu patron d’une entreprise. Il dirige des centaines de salariés. Des centaines, j’exagère sûrement, il ne m’en a jamais parlé. Je l’aperçois deux fois l’an, quand il vient embrasser sa mère, qui habite près de chez moi.

    J’imagine qu’il la fréquente plus assidûment que moi, mais Jean me le cache, comme il m’a toujours tout caché.

    Quand Sabine est née, ma femme m’a quittée. Les langues du voisinage se sont rapidement déliées. Que Sabine ne soit pas ma fille, je m’y suis fait. Et le divorce aussi, je l’ai accepté sans regret. On ne s’aimait plus depuis si longtemps. Mais que Jimmy soit l’enfant d’un autre! Jean devenait mon unique enfant. Cela aurait été risible, si j’avais eu envie de rire.

    Je murmurais dans l’oreille de sa mère autrefois, quand nous étions jeunes mariés " j’aimerai t’emmener partout avec moi. Hop, tu sautes dans ma poche, tu t’installes un petit coin, entre le mouchoir et la boîte d’allumettes, et quand j’enfoncerai le poing, il fera doux là-dedans, je saurai que ton cœur bat pour moi ". C’était le moment de l’amour, celui qui n’a pas duré.

    Jean est né. J’ai su très vite qu’il prenait ma place. Enfin, celle que je m’étais attribuée, parce que, à la réflexion, si je l’ai perdue si vite cette place, c’est que je l’occupais mal, ou alors je n’étais qu’une doublure, un remplaçant. Quand il est arrivé, sa mère m’a remisé, oublié.

    Jean, il a compris tout enfant qu’il m’avait pris quelque chose d’important. Un voleur, voilà comment je le voyais. Et lui, face à moi, qui avait toujours l’air coupable. Bien sûr, un voleur!

     

    J’étais devant sa porte. J’ai frappé plus fort, j’ai appelé.

    J’ai tourné la poignée, comme ça, machinalement, et c’était ouvert. Je suis rentré, juste pour m’asseoir et attendre. Et puis je me suis dit " c’est trop bête, cherche la corde, prends-la et va-t-en. Tu lui laisseras un mot, à Jean ".

    L’idée m’est venue qu’elle était sous son lit. C’était là où il la rangeait, il y a bien vingt ans. Je ne sais pas ce qui m’a poussé à aller voir dans sa chambre si c’était là que je la trouverais.

    J’ai monté l’escalier en bois. Il grinçait vraiment à chaque marche. J’ai dit tout haut " c’est difficile d’être discret avec un escalier pareil. " Je n’avais rien à cacher, c’était histoire de parler. Je n’étais pas à l’aise mais j’ai continué à grimper.

    J’ignorais où se trouvait la chambre de Jean et de Marianne, sa femme. J’ai ouvert toutes les portes. J’ai vu les chambres des enfants. J’avais l’impression bizarre de replonger dans le passé. Là, la chambre de Jimmy, ici celle de Jean. Sabine n’avait pas eu le temps d’avoir la sienne à la maison, elle était encore au berceau quand sa mère m’a quittée.

    Comment s’appelaient les fils de Jean, voilà que je ne m’en souvenais plus. Je suis rentré dans les chambres des garçons. Elles étaient bien rangées, comme autrefois. Je me chargeais de celle de Jimmy, et ma femme, de celle de Jean.

    Puis j’ai trouvé facilement la corde sous le lit de Jean, bien enroulée, facile à transporter. Je l’ai saisie d’une main. De l’autre, j’ai refermé la porte.

    J’ai eu envie de revoir une fois encore la chambre du cadet. Il faisait beau dehors et le soleil entrait gentiment dans la pièce. J’ai caressé le petit bureau, les crayons posés à plat. Mon coupe-papier - celui que j’avais donné à Jimmy pour ses dix ans, hérité de mon propre père - était aligné aux côtés d’une règle et d’une gomme. Il y avait de la douceur dans l’air. La chambre de Jimmy donnait plein sud, elle aussi.

    Je me suis senti fatigué tout à coup, le cœur lourd. Le cœur, non. C’était la corde qui pesait sur mon épaule, sur mon torse. En quittant la chambre, je l’avais passée, comme un pull. Elle paraissait légère, juste un filin vert tendre, presque la grosseur d’une corde à sauter.

    J’ai commencé à descendre l’escalier. Je me suis retourné une dernière fois pour apercevoir le petit bureau de bois, si propret, et le coupe-papier, souvenir de mon père. J’ai trébuché. La corde pesait un poids de plomb.

    Je me suis emporté " Ce Jean, qu’est-ce qu’il a toujours foutu avec une corde pareille sous son lit ? "

    J’ai crié ses mots " une corde, ça sert à se pendre! " et la corde a frémi. Une petite secousse que j’ai ressenti à la taille, comme si elle se mettait à balancer tranquillement dans le vide, derrière moi.

    " Laisse! Elle est enroulée! " j’ai dit pour me rassurer.

    Mais toute enroulée qu’elle était, elle bougeait mollement d’avant en arrière, d’un côté puis de l’autre. J’ai voulu la soulever, m’en débarrasser, mais elle était devenue trop lourde. Elle supportait un poids, dans mon dos. Il me tirait vers l’arrière, comprimait mon cou, creusait mes reins.

    J’ai réussi tout de même à atteindre le rez-de-chaussée. J’avais laissé la porte ouverte en entrant dans la maison et du salon, j’ai aperçu une lumière crue, blanche, tranchante, qui commençait à s’infiltrer, venant du jardin.

    J’ai tempêté une nouvelle fois contre Jean " Qu’est-ce que tu veux me prendre encore, avec ta corde ? " Alors, une nouvelle secousse a rétréci la corde, la plaquant sur mon cou.

    " Voleur, voleur ! " J’articulais avec peine, la gorge garrottée.

    C’est à ce moment que j’ai pensé " Je vais mourir comme l’autre, il veut me tuer! "

    Je ne tenais plus droit. Le corps, dans mon dos, m’affaissait, m’étouffait. Je me suis traîné jusqu’à la terrasse, à genoux.

    Au dessus de ma tête, les fleurs de tilleul se balançaient doucement. Je me forçais à tenir encore les yeux ouverts. J’avais la gorge enserrée, entaillée. La corde m’étranglait. " Comme l’autre " je me répétais " comme l’autre !".

    Cela me revenait, en quelques vieilles images, vieilles d’au moins vingt ans. Celui qui s’était pendu, on l’appelait le blond, l’étranger, l’anglais. 

    Qu’il tourne autour de ma femme, qu’il fraternise avec Jean, c’était sans importance. Qu’ils soient, avec Jimmy, les deux seuls blonds dans un pays qui fabriquaient des noirauds cuits au soleil, cela ne me tracassait même pas.

    Mais un soir, en rentrant à la maison, je l’ai trouvé là, assis sur mon canapé, Jimmy sur ses genoux. Et Jimmy riait! Je me suis dit que c’était beau de voir Jimmy heureux comme ça.

    Alors, je lui ai arraché le gamin des bras et je l’ai foutu dehors à coups de poing. Je l’ai menacé " si tu reviens, si tu touches mon fils, je te tue. " C’était des mots prononcés dans la rage. Il n’est pas revenu, il s’est pendu.

    Dans un sursaut, j’ai retrouvé ma voix pour appeler " Jean, Jean, dis-moi si c’est toi qui l’a détaché de la corde, dis-le moi, si c’est vrai! "

    Mais Jean n’était pas là, et il fallait bien que je me débrouille tout seul, que je comprenne tout seul le secret de la corde.

    J’ai hurlé " Jean, tu as gardé la corde, pour qu’elle serve à nouveau! C’est ça, hein? Elle va servir, je te le dis, moi! "

     

    Elle m’y a mené tout droit, la corde, dans le clocher de l’église, où l’autre, l’anglais, s’était pendu. Peut-être que cette fois-ci, elle restera là, oubliée de tous. Mais peut-être pas. Si c’est Jean qui vient me dépendre, elle va servir encore, elle va servir.


     

    Chantal Molto en bref : je suis née à Alger en 1952. Après des études de droit à Toulouse et à Paris, j’ai multiplié les petits emplois tout en ébauchant romans et nouvelles. Puis je suis devenue avocate et j’ai consacré dix années au barreau avant de reprendre le chemin de l’écriture. Je me suis alors installée en pays d’Arles où j’ai suivi un atelier d’écriture. " La corde " met en scène un personnage, lequel suit un chemin qui ne l’amène pas où il croit aller. Il est précipité dans l’imprévisible et c’est l’instant où sa vie bascule qui est conté.


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