• Les amateurs de concours de nouvelles connaissent bien Gérard Levoyer et sa capacité, chaque année, à faire renaître de ses cendres le concours " Nouvelle au pluriel ". De naissance, de renaissance, de continuité, de partage et de transmission il est question dans l’édition 2006 intitulée " Quelque chose de grand est né ".

    Ecrire, c’est vouloir aller de l’un à l’autre, partir à la recherche de ce qui manque, tenter de capter ou d’inventer une histoire qui fait défaut. C’est l’objet même du propos de l’un des auteurs de ce recueil - Jordy Grosborne - et de sa nouvelle intitulée " Hubert " du nom d’un vieil homme proche de la fin et épris du désir de souffler à son petit fils quelques mots de ce qu’il en a été pour lui et ses contemporains de l’aventure de la vie à une époque ou tout était forcément autrement. De ce beau texte se dégage une force à la fois paisible et fiévreuse que l’on ne pourrait éprouver s’Il ne s’agissait que d’accompagner ou de soutenir un homme dont l’humeur est devenue moins rieuse. Le lien qui s’instaure entre le grand-père et son petit-fils va bien au-delà d’une complicité conquise dans l’épreuve de la perte, tout simplement parce que moi, le jeune, j’aimerais bien savoir et que l’autre, le vieux, est pris dans un fabuleux voyage, illuminé de rires et de cris, où le temps d’avant est retrouvé, partagé, transmis. De cette impérieuse nécessité de feuilleter les souvenirs naîtra un livre et la promesse implicite de faire perdurer l’histoire. Un premier cadeau viendra avec ce saisissant constat du narrateur un jour, j’aurai peut-être moi aussi quatre-vingts ans.

     

      " Hubert " de Jordy Grosborne dans Quelque chose de grand est né, Nouvelle au Pluriel 2006, éditions Editinter, 124 pages, 12 €.


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    D’abord, il y a le titre qui nous remet en mémoire l’excellent film de John Huston et par ricochet feu le concours de nouvelles du même nom initié par Stéphane Laurent, ensuite on se dit que l’on a affaire à une nouvelle collection " Suite noire " conçue par des gens qui ont envie de surfer sur la vague du roman court et faire valser de mains en mains ses bouquins grâce à une couverture cartonnée haute résistance, enfin, et ce n’est pas la moindre des raisons, l’action se déroule à Paris dans le triangle - Château Rouge, Barbès, La Chapelle - quartier populaire, cosmopolite et convivial où adolescent je traînais allègrement mes guêtres. Bien évidemment ce Paris là a changé du tout au tout et Marc Villard friand de la forme noire et saignante fait mordre la poussière à mes belles illuminations d’antan. C’est la vie. Ceci dit, il y a dans ce roman une tripotée de personnages hautement vindicatifs et vidés de presque toute substance humaine. On ne se retrouve pas dans l’organisation d’un beau " casse " quand la ville dort comme dans le film d’Huston mais dans une sorte de chronique funeste d’une sale casse des corps, des esprits et des rêves. Les belligérants, principalement des africains, se torturent au crack et à la prostitution, s'arnaquent et s’étripent de jour comme de nuit, s’échangent spontanément coups de feu et overdoses. Pas de flic dans ce polar, ni de détective, de juge, de journaliste, pas de héros salvateur non plus, tout juste un éducateur de rue désabusé qui marche à l’instinct et au fusil à pompe, courant désespérément après un fantasme séculaire, celui d’être un jour l’amant d’une prostituée à la dérive. Pas de vision collatérale, pas de réflexion sur la marginalité, pas de commentaires sur l’oppression. A croire que, dans l’imaginaire communément admis, le Paris d’aujourd’hui serait à l’agonie, noyé dans le sordide et la pestilence. La ville comme lieu de haine et d’anéantissement.

    C’est mordant, rapide et économe en paroles, l’auteur va à l’essentiel et monte son histoire comme un bon film de série TV. On en a pour moins de 52 minutes de lecture corrosive et quelques heures pour retrouver sa boussole et digérer les quelques intermèdes poétiques façon Villard, expédiés ça et là sans crier gare.

    Elle pense à la mort télévisée.

    A Zina, poussière sur une terre lointaine.

    Aux hommes qui l’ont soumise.

    A ceux qui meurent entre ses cuisses.

    A la fillette qu’elle ne fut jamais.

    Au sang. Au bruit du sang.

    A l’odeur du sang.

     

    Quand la ville mord de Marc VILLARD aux Editions La Branche, collection Suite Noire, 95 pages, 10 €


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  • Une nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

    - Pour la délicatesse, c’est zéro, j’ai dit, mais le temps presse et il nous faut accommoder au mieux nos petites affaires n’est-ce pas ? D’un côté la caisse du jour et de l’autre l’état de grâce jusqu’au matin. On peut dire ça ?

    - Rien à redire. Juste que putain, si tu savais comme j’ai envie que ça file doux entre nous, qu’on se laisse aller dans les bras l’un de l’autre. Palper ta peau, tes muscles, tes nerfs, ton sang, dehors, dedans, le frais, le chaud, toi t’as l’habitude c’est meilleur dedans hein ?

    Il y a des jours où les hommes se jettent sur moi, me déshabillent en jurant leur grand dieu, m’empoignent, me happent, s’absorbent dans ma ruche, s’immiscent dans les interstices, jusqu’à ce que je pleure, que je sois dans un état pire que la douleur. Au lieu de cela, celui-là me livre son cœur et des envies qui lui viennent d’un autre monde et qui ne tiennent dans rien.

    - On a toute la nuit pour nous, sois gentille, merde.

    Toujours la même supplique. Le plaisir et la béatitude auprès de celle que l’on convoite. Pour elle, sans elle, malgré elle. Fouiller, gratter, presser, retourner , prendre ce qu’il veut. L’ivresse pour lui seul. Il n’a pas la force d’aimer. Ce n’est qu’un bavard ! Rien d’autre qu’un bavard mort de trouille à l’idée d’être pris pour un mendiant. Il lève le pouce au premier émoi. Pour un peu c’est lui qui mettrait le genou à terre en implorant le ciel d’être à la hauteur.

    - Ça va aller, j’ai dit.

    - Oui ma petite poulette, ça va être super.

    Il ne sait rien de la vie. Il ne sait rien de la mort qui l’attend. Nous n’irons pas au bout de l’effusion, c’est décidé. Une fois en moi, il lui faudra faire le sacrifice de son petit cœur. Le silence et l’obscurité l’envelopperont dès les premiers coups de reins. Ma lame n’aura aucune peine à rompre ses ardeurs. Il aura beau vouloir se retirer, essayer de mordre, de griffer, de jurer, de supplier, je ne lâcherai pas prise. La panique le rendra rouge, puis violet, puis gris. Sa voix s’éraillera, ses yeux prendront la couleur d’un oiseau en cage. Il voudra pleurer aussi. Sur son visage couleront des larmes de sang noir et de sa bouche ne sortiront que de faibles râles au goût de croupi. Il usera de ses dernières forces pour demander d’en finir vite.

    Je me suis souvent interrogée. J’ai longtemps hésité. Souvent, je me suis dit : qu’est-ce que je dois faire ? Je ne suis pas sûr de connaître comme il faudrait les choses de la vie. C’est bizarre ces choses de la vie. On ne sait pas trop d’où elles viennent ni comment les prendre. Parfois, j’ai le ventre plein et heureux, un homme en larmes prisonnier à l’intérieur.

    Je m’appelle Vanessa. J’ai quitté l’aire de la Femme sans Tête bien avant le point du jour. Les comptes ont été réglés en temps voulu mais le boss m’a tout de même conseillé d’être plus appliquée. La Femme sans Tête, c’est quand même un peu bizarre comme nom, vous ne trouvez pas ?

    Demain, j’irai voir ailleurs. L’amour me fait du bien.

     


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  • Une nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

    Il a l’air content mais ses yeux ne pleurent pas. Ses mots sont trempés de la sueur et du sang à venir mais ses mains restent rugueuses et ses lèvres sont en papier de verre. Il ne veut de l’amour qu’un peu de chair tendre baignée d’une mousse à peine plus délicate que celle des Bud. Moi, je sais comment rendre le ciel plus clair, comment transformer la couleur de la peau, des cheveux, des jambes, de la gorge, et même des mâchoires. Lui, il se figure que je vais me mettre à sa botte, me vautrer, tête la première, la bouche tendue, prête à toutes les contorsions pour qu’il se la coule douce, prête à m’empiffrer de ses braillements de coq et de ses soupirs d’ours gavé au lait caillé, prête à me détacher de la terre jusqu’à ce qu’il lâche deux ou trois bordées de son petit caviar dans mes poumons.

    J’ai fermé les portes, tiré les stores et mis la station en veilleuse. J’ai enregistré deux Bud supplémentaires à la caisse en me disant que j’y arriverai peut-être. Mes seins étaient sur le point d’aller prêcher le branle-bas. J’ai redemandé pour les comptes. Il n’a pas supporté que je remette ça.

    - Cette baise, on va se la faire, t’entend ? J’ai la bouche pleine de tes tétons et j’en ai par-dessus la tête de tes simagrées. T’as pas d’autres clients sous la main, tu piges ? Y a plus que moi ! Je suis le dernier ! Alors tu t’y colles, c’est compris ? C’est toujours avec le dernier que tu te fais le beurre de la journée. Tu lui vides les poches et il t’emballe, c’est pas compliqué, merde !

    - Justement vos poches, faudrait voir…

    - Merde ! Merde ! Et merde ! Qu’est-ce que tu crois, ça fait quinze jours que j’ai fait le retrait, quinze jours que je t’ai à l’œil, que je ne dors pas, j’ai toute la monnaie qu’il faut là, dans ce putain de jean. Viens voir ! Viens palper ! Allez viens, j’te dis !

    Je ne voudrais pas chipoter mais je déteste l’odeur de la monnaie qui a traîné plus que nécessaire dans les fonds de culotte. J’ai pris un air suspicieux.

    - Il se fait tard, ça serait bête de se mettre à la peine et de se laisser aller à rien.

    - Ecoute, je pourrais y aller comme je veux sans faire sonner le fric, Tac ! Tac ! Tac ! Et tac ! Tu serais bien avancée après ça, hein ?

    J’ai respiré un grand coup. Mes seins se sont dressés tout net et mes tétons ont fait mine de s’égayer. Du coup, le visage de l’homme s’est aussitôt chargé de lumière. J’ai préféré ignorer les petits picotements qui me taquinaient aux extrémités.

    à suivre …


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  • Une nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

    En douce, c’est comme ça que j’ai pris le cutter qui traîne sous le comptoir. Un gros cutter de magasinier avec une belle lame bleue comme la nuit. J’ai reniflé un bon coup et j’ai dit :

    - D’accord, on va le faire.

    - Et comment qu’on va le faire !

    - Et pour mes comptes on s’arrange comment ?

    - Rien de prévu. C’est pas dans mes habitudes.

    - Des clous !

    - Répète voir ?

    - Je dis des clous, je ne suis pas votre amie.

    - C’est vrai.

    - J’ai des comptes à rendre, vous comprenez ça ?

    - Tu comptes quoi au juste ?

    - Le nombre de papillons qui planent au-dessus de la Femme sans Tête.

    - C’est tout bête ton job.

    - Tout bête, c’est ça.

    - Rien d’autre ?

    - Si, bien sûr.

    - Et alors ?

    - Le plaisir ! Çà compte le plaisir, non ?

    - Sûr que ça compte !

    - Et donc il y a la question de l’entrain, nous autres on se démène forcément mieux avec une bourse à chauffer dans le point de mire.

    - Par pure gourmandise, c’est tout.

    - Vous auriez bien meilleure allure, aussi.

    - Va savoir ! Mais t’en fais pas, je vais te le faire bon prince si c’est ta marotte. Donc, disons que si on en profite pour de vrai, je veux dire que si on s’autorise des petites choses toi et moi, des trucs pas courant tu vois, j’ai dans l’idée que je pourrais bien revenir demain soir avec une surprise. J’imagine que ça t’intéresse une surprise.

    J’ai fait oui de la tête sachant qu’il ne ferait que reprendre le cours de ses petites affaires.

    Sans le quitter des yeux, je suis passée de l’autre côté du comptoir et lentement, presque sur la pointe des pieds, je me suis approchée.

    - C’est ça ! Viens, viens doucement ma petite poulette…

    J’ai entrouvert mon chemisier et laissé saillir un petit bout de sein.

    - Enfin, quelque chose d’engageant ! De tout à fait saisissant ! Je savais que ça te disais bien au fond. Tu vois, j’ai des tas d’idées qui me viennent pour le coup, ça va être au poil, tiens, j’vais te dire ce qu’on va se faire, là, tout de suite, avant de s’y mettre…

    - On va se prendre deux bonnes Bud, c’est ça ?

    - Au poil ! Des Bud et tout le tintouin qui va avec, c’est exactement comme ça que je vois les choses.

    à suivre …


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  • Rares sont les revues littéraires qui résistent aux chausse-trappes du temps comme rares sont les éditeurs qui poursuivent l’aventure, une fois passé l’éblouissement des premiers numéros et une fois rassasiés de l’impérieuse nécessité de créer " la revue ". Les gens des " hésitations " ne sont certainement pas à l’abri d’un revers de fortune mais pour l’heure ils n’ont rien d’une bande de ruminants naufragés du désir et ils fêteront dans quelques mois leur première décennie d’existence.

    Mais laissons à Eric Latouche et Robert Serrano, directeurs associés, le soin de se présenter :

    " Trimestriel crée en 1997, la revue littéraire Les Hésitations d'une Mouche prouve dans la durée combien sa démarche est devenue crédible, combien sa reconnaissance patiemment acquise l'inscrit désormais durablement dans l'univers de la microédition.

    De structure modeste, voire artisanale dans sa conception, démarche volontaire au demeurant, ce trimestriel fait la part belle aux nouvelles, poésies et illustrations, sans que ses dirigeants, de l'ombre le plus souvent, ne tirent la couverture à eux. Priorité est donnée aux talents multiples et protéiformes des auteurs, poètes et dessinateurs (ou peintres, ou photographes) qui font le succès d'une revue reconnue au plan international. Qu'ils soient grecs, canadiens, suisses, belges, américains, nigérians, italiens, hollandais, australiens et francophones, les 400 personnes qui ont été publiées dans les 16 pages ont un seul point commun : avoir quelque chose à dire, selon leur propre style, leur vocabulaire, leur envie, et ont tous ambitionnés qu'un jour leurs écrits voient le jour et soient jetés en pâture auprès d'un lectorat de connaisseurs.

    La Mouche s'emploie à jouer ce rôle de vitrine, de passerelle entre auteurs et lecteurs. A partir d'échanges nourris, de respect vis à vis de ceux qui s'essaient à l'écriture, exercice ô combien périlleux, la relation de confiance établie s'inscrit dans une démarche de partage. Ici les richesses ne sont que spirituelles et multiples. La langue de bois est exclue d'une philosophie que la Mouche s'évertue à pratiquer. Faite de rencontres, de joie et d'espoir, la destinée de cette revue est un combat quotidien mené par un groupe de bénévoles ouvert sur tout. Toujours aléatoire, aux lendemains incertains, à l'équilibre fragile, l'histoire de ce trimestriel n'est basée que sur l'envie de plaire, de séduire, de prouver, de donner du plaisir.

    Tant qu'il y aura des auteurs de talent, et des lecteurs ravis, la Mouche poursuivra son envol gracile au-dessus des mots. Pour deux euros, inutile de bouder son plaisir. Rejoignez-nous. Cette revue est l'affaire de tous. "

    Contact : http://perso.orange.fr/hesitations-mouche/


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  • Une nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

    Merde, je m’en fiche à la fin. Qu’est-ce qu’il croit ? Que le ciel va s’éclaircir brusquement ? Prendre une couleur de cristal ? Aucune chance, y a pas d’étoiles ce soir. L’Olympe est déplumé et les petits anges badinent sous d’autres cieux.

    Sauf que je ne m’en fiche pas. J’ai pas envie, c’est tout. Même à la va-vite, j’ai pas envie. J’ai les entrailles toutes barbouillées. Une odeur fétide me remonte dans la bouche. C’est affreux. Et puis je sens la peur s’approcher. Pas une peur bleue. Rien ne me glace ni me pousse à hurler. Non, c’est une noire. Lancinante. Atroce. De celle qui brûle l’intérieur de la tête. Je ressens beaucoup trop de choses exécrables depuis que je fais les aires. J’ignore pourquoi il m’arrive toujours les pires histoires. Je suis trop bête sans doute. Depuis toute petite, on me dit que je suis une ignorante mais en vérité je ne suis qu’une innocente. Une innocente meurtrie par des tas de petites choses invisibles qui m’empoisonnent la vie. Voilà !

    Et puis merde, qu’on le fasse ou pas, il n’y aura pas le compte. Pas avec ce fauché.

    - De toute façon, j’te lâcherai pas, il a repris. Faut que tu piges que si tu fais la difficile faudra que moi je fasse le méchant et crois-moi, j'attendrai pas l’heure la plus obscure pour te détricoter et te racler tout le tralala. Alors qu’est-ce que ça peut foutre tes manières, hein, qu’est-ce que ça bien peut foutre ?

    - Ça fait que j’arrive pas à m’y faire.

    - Répète voir !

    - J’y arrive pas, faudrait que je sois d’abord une autre pour ça.

    - Comment ça une autre ? Je t’ai vu jouer trop de fois avec tes tétons, t’es plus dégourdie et plus miauleuse qu’aucune autre. Allez déboutonne-toi, on va se faire ça en douce si ton petit cœur craint les palpitations.

    En douce, rien que ça ! Je me suis retenue de jurer et de l’envoyer paître. Ça l’a fait rire.

    à suivre …


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  • Une nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes

    Je n’aime pas le dernier client de ce soir. J’ai beau lui tourner autour et chercher un truc qui décoince, je ne m’y fais pas. Corps massif, visage plat, lèvres pincées et dents biseautées. Trois sucres dans son café. Vingt minutes pour le siroter. Sûr que c’est un fauché. Ses quelques coups d’œil furtifs sur mes jambes et une plongée régulière dans mon décolleté n’y font rien. Sa gorge reste fermée aux vibrations. Sa langue ne se délie pas. Pas le moindre éclair de sympathie dans ses yeux. Excitation zéro.

    - On baise et ensuite je te foutrai la paix, il a dit sans crier gare et avant même que je me décide à faire mon joli cœur et que j’entreprenne de m’arranger pour la circonstance.

    J’ai du mal avec les clients qui pérorent. J’ai rien répondu, juste vérifié la bonne tenue de mon chemisier.

    - Jt’ai toisé sur toutes les aires avec les seins à l’air et les tétons en fleurs ; putain, ça fait trop longtemps que jt’ai en tête et là tu vois c’soir, je crois bien que c’est tout bon pour moi.

    - Vous savez, j’ai quand même mes préférences, j’ai dit, prise de court.

    - A ct’heure-là, ça m’étonnerait plutôt.

    - Et puis, j’ai eu une journée épouvantable.

    - Pas plus et pas moins qu’hier. Et moi, j’te veux pas plus et pas moins que les autres.

    - Quand même, je fais pas ça avec tout le monde.

    Il a juste dit : probablement.

    C’est moi qui en ai rajouté :

    - Mais ça ne vous fait ni chaud ni froid, c’est ça hein ? 

    Je n’aurais pas dû le relancer. Je fais la coquette mais je sais que je n’y arriverais pas comme ça. Je suis capable d’agir sur un coup de tête et d’avoir ensuite les idées brouillées au point d’en perdre la raison. Des peurs d’enfant me viennent alors du fond du ventre. Avec des aigreurs et des serrements. Mes mains se crispent et ma voix devient bizarre, comme si un étranger cherchait à s’en emparer.

    L’homme a un petit sourire en coin. Il se berce d’illusions et attend tranquillement, mains dans les poches, que je me livre. Des poches boursouflées d’ambitions mais certainement pas avec plus de trois sous dedans.

    - T’as pas à réfléchir, laisse-moi faire, il a dit tout de même au bout d’un moment.

    Je me suis replongée dans les feuilles de comptes et fait comme si tout allait bien. J’ai tout recalculé. Les sandwichs, les tartes, les cafés. J’y ai rajouté les pourboires, et de mémoire, le contenu de mon porte-monnaie. Manquait encore près de la moitié. J’ai senti venir des larmes. Et des pensées désagréables, inquiétantes. Je me suis mordue la langue jusqu’à l’arrivée du sang. Jusqu’à ce que les traits de cet homme-là s’effacent et que ne subsistent que son envie pressante et l’odeur âcre de sa monnaie.

    - Alors, tu te décides ?

    - J’en sais rien, je n’aime pas bien quand ça se présente de travers.

     

    à suivre ...

     


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  • Une nouvelle de Patrick Essel en plusieurs épisodes.

     

    On s’est pris l’un et l’autre comme se prennent les gens affamés au commencement d’une nuit que l’on voudrait fastueuse.

    Et puis vous savez comment c’est. On boit. On se boit. On susurre. On tourne. On se dit qu’on a peu de temps pour goûter un corps tout entier. Les mains tremblent. On entre. On va, on vient. On va, on vient. On tourne et se retourne encore, encore, incapable d’oser un mot tendre à bout portant. A peine rassasiés d’amande et de velouté d’orge, les têtes chavirent et les yeux se font petits. Les jambes sont tentées d’en rester là et les muscles voudraient se détendre. Mais sur une aire d’autoroute on a tôt fait de se dire que l’heure est forcément trop avancée pour s’attarder à rêvasser. A peine retrouvé, le silence devient harassant, miné par l’idée que l’on ne s’aime pas pour de bon. Quelquefois, on remet ça. Au cas où. On rit ou on pleure. De tout. De l’incongruité. Du bourdon. De l’expectative. Ça peut durer jusqu’à la pointe du jour. Dans l'espérance d’un ravissement nourri de doux murmures, de caresses qui font crier, de rires toujours plus brûlants, toujours plus infinis. Plus douloureux aussi.

    Des fois, sur le matin je me dis que j’aimerais bien y aller de ma poche à mon tour rien que pour rêver d’un fabuleux destin, comme l’Amélie, ou pour le forcer et poser mes lèvres sur d’autres lèvres tout simplement pour que mes petits bouts d’âme à la dérive se chargent de larmes et de foudre et que de mon ventre mouillé naissent des papillons bleus, capables de traverser sans se perdre le cœur des hommes de passage.

    C’est difficile, je sais. Il faut certainement beaucoup de temps pour vivre jusqu’à la déraison. Et là bon forcément je me demande. Je suis en poste sur l’aire de la Femme sans Tête. Je m’appelle Vanessa. Il est déjà vingt trois heures quinze et il y a ce rapport impossible à transmettre en l’état.

    Bon, hier, j’ai eu de la chance, c’est vrai. Hier, je me suis nourrie d’un homme de cœur, d’un homme pris dans l’onctuosité de l’amour. Hier, j’ai bu les larmes de l’homme et mâché ses soupirs. Hier, j’ai senti une mousse chaude prendre mille couleurs dans mon ventre. C’était très doux. Hier, plus rien ne m’effrayait. Le ciel de nuit s’éclaircissait un peu plus à chacune de nos étreintes et quand le jour est venu nous étions toujours en haleine. J’en ai encore la peau toute irradiée.

    à suivre …


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  • Une nouvelle de Patrick ESSEL en plusieurs épisodes.

     

    Plutôt que de rêver du ciel,

    je préfère me promener dans les nuages.

     

     

    Au départ, les choses étaient différentes.

    Le bleu et le rouge me donnaient de la clarté et de la vigueur. Même avec la grisaille des jours de peine, le ciel restait dégagé. Je me disais que le beau temps durerait.

    Maintenant tout se mélange. Je ne suis pas sûre de connaître comme il faudrait les choses de la vie. C’est bizarre toutes ces choses qui surgissent. On ne sait pas trop d’où elles viennent ni ce qu’il convient d’en faire. Elles suivent leur cours comme on dit. Moi, mon cœur bat ici et là. Des fois je regarde le ciel et je ressens une grande fureur. Il suffit d’un rien pour que je sois prise dans une espèce de tourbillon.

    Voilà près d’un mois que je tourne sur les autoroutes. Aujourd’hui, je suis en poste sur l’aire de la Femme sans Tête. La nuit est déjà là et j’ai l’état des stocks à remettre dans la minute. L’éphéméride me rappelle que l’on est en octobre. Dimanche 30 pour être exact. Et c’est la fête à Bienvenue.

    Bienvenue ou pas, il est 23 heures. Reste rien comme temps. Bon moi, je m’appelle Vanessa. J’ai pris le poste à 13 heures et j’ai encore trois piles de jambon-beurre et deux rangées de tartes aux pommes. Les cafés, moins de cent cinquante. Pareil pour les bières et pire pour les sodas. Moins de cent cinquante ! Après dix heures de service ! J’ai rien comme chiffre. Rien ! Impossible de valider le rapport. Plus le temps non plus pour faire de la retape et avec le boss y pas d’excuses qui tiennent. Tout se paye qu’il dit. Et pour moi c’est la cata qui recommence. Remettre ça encore une fois, déclarer le branle-bas et consentir à me laisser prendre par un de ces messieurs pour me refaire. Comme hier sur l’aire de la Grange Rouge. Comme avant hier sur celle des Trois Pucelles. Comme presque tous les soirs.

    Hier, j’ai senti le coup venir dès vingt deux heures trente. Les sandwichs, les tartes, les cafés… complètement à côté. A moins le quart, je n’ai pas hésité et j’ai fait valser deux boutons de mon corsage sous le nez du dernier client. Un grand homme, un peu avancé en âge et qui avait l’air en me zieutant de ne pas trop savoir comment se dépêtrer de ses envies. Visage pris dans la fumée, regard fuyant, lèvres assoiffées. Il en avait oublié que ses mains étaient belles et certainement encore bonnes pour toutes sortes de consolations. Je m’efforce toujours de trouver un peu de beauté au dernier client, ça le rend pas forcément plus aimable mais en général ça lui donne des idées. Lentement, j’ai défait un bouton de plus à mon corsage. Et là, je dois dire qu’ils adorent ça. Tous. L’idée d’être pris dans la seule force du désir les ravit totalement. Je suis sûre que sur l’instant, celui-ci aurait aimé dire quelque chose, un mot gentil ou un mot d’excuse, je ne sais pas, mais seul un murmure un peu rauque est monté de sa gorge. Très vite ses yeux m’ont embrassé et son regard est devenu presque impudique. Quand la sueur s’est mise à l’envelopper, le gris de ses pupilles s’est dissipé. Il s’est mordu les lèvres à quatre ou cinq reprises avant de laisser la liqueur salée l’accaparer pleinement. Puis il a sorti son portefeuille sans plus de chichis. Je nous ai servi deux bières. Des Bud. Celles qui ouvrent bien la soif.

    à suivre …


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