• Michelle

    Claude Bachelier

     

    C’est la première fois que Michelle va pénétrer dans les locaux des « Restos du Cœur ». À plusieurs reprises, elle était passée devant la vitrine vieillotte, mais elle s’était toujours refusée à en franchir le seuil. Elle se savait pauvre, calculant chaque jour au plus juste, mais elle se disait qu’il y avait certainement des gens bien plus pauvres et qu’elle devait leur laisser la priorité. Et puis aussi, sans doute inconsciemment, ressentait-elle cette démarche comme une humiliation supplémentaire. Supplémentaire, car elle avait déjà sollicité la mairie et le bureau d’aide sociale et cela ne lui avait pas été facile. Mais les restrictions budgétaires décidées en haut lieu par des gens qui ignoraient ce qu’être pauvre veut dire avaient entrainé une baisse des moyens de la commune, sans compter, humiliation suprême, que tous ces gens haut placés considéraient comme des assistés tous ceux qui tendaient la main pour ne pas mourir de faim ou de froid.

    Cela faisant un an et demi qu’elle était veuve. Jean Pierre, son mari, était mort, usé, épuisé par plus de quarante ans passés à travailler comme maçon sur les chantiers. À soixante ans, il avait pu prendre sa retraite, mais après être resté trois longues années au chômage : l’entreprise l’avait licencié au motif que, devenu trop vieux, il coûtait beaucoup trop cher.

    La pension de réversion de son mari ajoutée à sa maigre retraite lui permettait de gagner un petit peu plus que le minimum vieillesse. Une fois enlevés le petit appartement, l’électricité, le petit crédit qu’elle avait souscrit pour l’enterrement de Jean Pierre, il ne lui restait plus grand-chose pour vivre décemment.

    Elle n’avait jamais osé demander de l’aide à ses deux enfants. De toute façon, pensait-elle, ils auraient trouvé une excuse quelconque pour refuser. Son fils ainé habitait en banlieue parisienne et travaillait par intermittence dans un théâtre. Sa femme, comédienne, qui le tenait sous sa coupe, n’aimait pas sa belle-mère et la méprisait ouvertement : vous pensez, une femme de ménage ! Quant à sa fille, elle n’avait plus eu la moindre nouvelle depuis les obsèques de Jean Pierre.

    Michelle avait travaillé l’essentiel de sa vie professionnelle comme femme de ménage. Elle ne s’était arrêtée uniquement pour la naissance de ses enfants.

    Avec Jean Pierre, ils formaient un couple heureux, sans histoires particulières. Ils allaient une fois par an en vacances en Bretagne, chez son frère. Ils participaient aux voyages organisés par le CE de l’entreprise et ils allaient de temps en temps au restaurant, ou plus exactement, dans une cafeteria du centre commercial. C’était leurs seules distractions et cette vie modeste leur convenait parfaitement. Ils ne demandaient rien d’autre que de vivre ensemble et en bonne santé. Encore que pour la santé, Jean Pierre, du fait de son métier, était malade plus souvent qu’à son tour : sur les chantiers, le dos, les articulations sont soumis à rude épreuve.

    Jamais, Michelle ne s’était plainte à quiconque. Question de dignité. Pourtant, son quotidien était de plus en plus difficile. Il se disait à la radio et à la télé que le coût de la vie n’augmentait pas. Mais ce n’était pas ce qu’elle constatait quand elle allait faire ses courses au Lidl à côté de chez elle. Ou quand elle recevait les factures d’électricité, d’eau ou les charges de son loyer. Manger de la viande était devenu un luxe et elle qui avait toujours aimé un steak bien saignant, par la force des choses, devenait végétarienne. La seule petite folie qu’elle se permettait encore était d’accompagner son fromage d’un verre de Côtes du Rhône. Mais, là encore, il lui avait fallu diminuer les rations.

    Oui, Michelle, jour après jour, était devenue pauvre. Elle n’aurait jamais pu imaginer que cela aurait pu lui arriver, après une vie entière à travailler, à élever ses enfants. Et elle se rendait à l’évidence qu’elle faisait partie maintenant de ces millions de gens qui sont obligés de demander la charité pour ne pas mourir de faim ou de froid.

    C’est pour cela qu’aujourd’hui, elle se range bien sagement dans la file de tous ces miséreux qui viennent chercher de quoi manger aux « Restos du Cœur ».

     

    Brève, novembre 2014.

    Rapport du Secours Catholique sur la pauvreté croissante des seniors.


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  •  La vieille dame indigne

    Yvonne Oter

     

    Aïe ! Mais c’est qu’il me fait mal, ce grand-là !

    Avec sa chemise bleu pâle bien fermée sous une cravate foncée, ses souliers impeccables et ses cheveux coupés court, il avait l’air plutôt sympathique. Je n’avais pas vu la plaquette « SÉCURITÉ » accrochée à sa poche. Alors, faut bien qu’il justifie son maigre salaire en ne ménageant pas les flagrants délits comme moi.

    Eh oui ! Je me suis fait pincer !

    À cause de la sale gamine avec sa mère, devant moi à la caisse, neuf, dix ans, poussée en graine et déjà arrogante. « Je l’ai vu, la vieille dame ! Elle a mis un paquet de viande dans sa poche ! ». Et d’insister, la petite peste : « Z’avez qu’à regarder si vous ne me croyez pas ! ».

    Bon, oui, j’avais poussé une barquette de plates côtes dans ma poche. « Prix rond : 3€ » qu’il était marqué dessus. Et je me préparais à payer une barquette de légumes pour potage où il était aussi noté : « Prix rond : 3€ ».

    La soupe de légumes sans viande, ce n’est pas bon, c’est fade, ça manque de goût. Le problème, c’est que dans mon porte-monnaie, je n’ai plus que trois euros et soixante-cinq cents. C’était soit les légumes, soit la viande. Comme l’emballage des poireaux, carottes, oignons, navet, céleri était beaucoup trop volumineux pour entrer dans ma poche, c’est la viande qui y est passée.

    J’éprouve les mêmes difficultés à chaque mois qui compte trente-et-un jours. Qu’il y en ait vingt-huit, vingt-neuf, trente ou trente-et-un, le montant de la retraite est toujours pareil. Il y en a sept, des mois trop longs, dans une année et il faut pourtant bien qu’on mange, surtout en hiver. Nous ne sommes plus de première jeunesse, mon Joseph et moi, nous avons besoin de peu, et un bouillon de légumes avec du vieux pain trempé nous régale pendant plusieurs jours. Si en plus nous devons le manger maigre !

    La gérante du supermarché a pris un air sérieux pour me sermonner, m’expliquer que le larcin que j’avais commis était très vilain, me faire promettre de ne plus recommencer, jamais, sinon j’allais droit aux ennuis plus sérieux. Puis elle m’a mise à la porte de son bureau. Avec les légumes que j’avais payés.

    Pour sortir du magasin, je suis repassée devant la caisse où j’avais tenté de resquiller. La caissière m’a appelée. « Madame ! Madame ! » Un peu gênée quand même, j’aurais voulu plus de discrétion. Avec un grand sourire, elle m’a tendu la barquette de plates côtes responsable de mes malheurs. « Tenez, c’est le monsieur qui vous suivait dans la file qui a tenu à le régler. Et il m’a fait promettre de vous le donner. » Avec un clin d’œil, elle a ajouté : « Et ça me fait rudement plaisir ! »

    Eh bien, ce clin d’œil là, il avait aussi bon goût que la soupe que j’ai servie à mon Joseph le soir.

     

    Brève sud info, Belgique, novembre 2014 :

    On vole de plus en plus de viande dans les grandes surfaces.


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  • Nouvelles du front

    Nous sommes désolés pour nos téléspectateurs, mais ici la confusion règne et nos équipes n’ont pas pu filmer l’engagement au corps à corps.

    Plateau télé, octobre 2014

     


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  • Les encombrants

    Danielle Akakpo

     

    – Bon, ce matin, mission délicate. C’est pas pour rien que je vous envoie à dix. S’agit de déménager d’un immeuble deux colis encombrants...

    – Pardon chef, mais depuis quand on est déménageurs ?

    – Et depuis quand on m’interrompt pendant le briefing ? J’explique : les encombrants sont deux vieilles à déloger de chez elles, bien qu’elles n’en aient pas envie. La mère, presque centenaire, bouge plus de son lit. À cet âge-là, attention, c’est pas costaud pour deux sous, mais qui sait, ça peut griffer ; mordre c’est moins sûr. À manipuler avec précaution, sinon, y a toujours un os qui craque ou qui casse. Alors, vous vous mettez à quatre ou cinq pour la porter délicatement, l’empêcher de gesticuler, et je répète : toujours délicatement. Pas question qu’il y ait des plaintes par la suite pour un dentier brisé, un sonotone abîmé, une côte fêlée ou une robe de chambre déchirée ! Et emmitouflez-la bien dans des couvertures, que les badauds voient qu’on en prend soin.

    L’autre, c’est sa fille, pas de la première fraîcheur non plus, une handicapée, paraît-il. Alors, là aussi, prudence. À mon avis, si vous commencez par la mère, y aura pas de problème. La fille va se contenter de gueuler, de vous injurier (fermez vos oreilles), mais elle suivra sa vieille. À moins qu’elle soit débile, parce que son handicap, on me l’a pas précisé. Dans ce cas, faites-lui croire que vous les emmenez en vacances toutes les deux, à la montagne par exemple... Mais pas de casse !

    Pour en revenir aux badauds, il faudra les contenir, ils vont peut-être vouloir vous empêcher de faire votre boulot. En ce moment, c’est la croix et la bannière pour les forces de l’ordre, les gens ne nous aiment pas. Et gaffe au fourgon, manquerait plus qu’on nous l’abîme ! J’insiste vu qu’avec ces deux bonnes femmes, ça pourrait être plus risqué qu’avec un troupeau de Roms. Vu ?

    Des questions ? Boulin ?

    – Euh... chef, pourquoi on les sort de chez elles, ces deux femmes, elles y sont en danger ?

    – T’es pas réveillé ou quoi ? Elles ont pas payé leur loyer depuis des lustres. Le proprio, c’est pas le secours catholique ou le secours populaire ! Le proprio, s’il loue, c’est pour qu’on le paie, il faut bien qu’il bouffe... Et la loi, c’est la loi, la même pour tous. Ordre d’expulsion, exécution !

    Boulin suit le mouvement en traînant la patte. Il y a vraiment des jours où ses pompes lui paraissent trop lourdes à soulever, son uniforme aussi gênant qu’un carcan. Quant à son lieutenant, allez savoir si, en dépit de ses propos acerbes, il ne se murmure pas en secret : « Putain de tribunal, putain de préfecture, à trois jours près c’était le début de la trêve hivernale ! »

    Brève, 29 octobre 2014

    En PACA, l'expulsion de «Madame Yvette», 98 ans, provoque l'indignation...


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  • Demain, dès l'aube

    Vieufou

     

    Une heure avant le point du jour, Gérard gara son 4x4 dans le petit chemin traversant la sapineraie qui bordait l’autoroute, coupa le moteur et alluma le plafonnier. En s’aidant du rétroviseur, il s’enduisit généreusement le visage d’une peinture de camouflage. Dans son treillis, il avait tout l’air d’un soldat échappé d’un vieux film de guerre. C’est d’ailleurs comme cela qu’il se percevait.

    Il sortit les munitions du vide-poches et les enfourna dans sa gibecière. Trois boîtes suffiraient amplement, en plus des vingt balles à tête creuse, soigneusement alignées dans leurs logements, équipant la cartouchière qui lui ceignait le torse. Il éteignit les phares, cramponna la housse de cuir renfermant le fusil et descendit du véhicule, laissant sur le siège le gilet orange de signalisation.

    À la lueur de sa frontale, il s’avança à travers bois, sans se soucier des branches qui craquaient sous ses rangers. Ses proies ne s’enfuiraient pas.

    Il arriva près de la passerelle enjambant le double ruban de bitume, qui permettait aux animaux sauvages de traverser cette partie de la forêt.

    Son regard fut attiré par un mouvement sur sa droite. Ils étaient là, progressant lentement en file indienne en direction de sa cachette, encore inconscients de sa présence. Gérard compta quatre paires d’yeux jaunes luisant dans l’obscurité. S’il était suffisamment discret, ils ne se rendraient compte de rien avant qu’il abatte le premier.

    Son père l’avait emmené chasser dès l’âge de 8 ans, mais il lui avait fallu trois saisons pour parvenir à maîtriser l’arme, un beau fusil à la crosse d’ébène gravée d’un sanglier. Enfin, le jour de ses onze ans, Gérard avait abattu son premier cerf. Il avait tenu l’animal dans son viseur pendant quelques secondes d’éternité, immobile, silencieux, excité par l’affût. Il avait adoré sentir ainsi sa proie à sa merci, au bout de son index pressé contre la détente froide. Il avait fait craquer une branche, exprès, pour que le cerf l’entende et sache qu’il allait mourir. L’enfant avait attendu pour tirer que la bête le regarde, droit dans la lunette de visée. Un coup entre les deux yeux. Sa bandaison naissante s’était affalée en même temps que le corps sans vie du dix cors.

    Ce jour-là, son père lui avait offert son quatrième chiot, en poussant un soupir où la fierté se disputait avec le soulagement. Son fils était enfin devenu un homme !

    Dès qu’il eut l’âge requis, l’adolescent passa son permis et se mit à fréquenter un club de tir où il se fit de nouveaux amis. Chaque week-end, les jeunes gens trouaient quelques cibles puis descendaient force bières au bistrot du coin. Dès lors, seul ou avec ses camarades, il honora chaque saison de chasse, arpentant les bois bordant son village dès sa semaine de labeur – il travaillait aux abattoirs de la ville voisine - terminée.

    Au fil des ans, il cultiva sa passion, l’élevant au rang d’un art que rien n’aurait su ternir.

    Ce matin, son art avait pris une saveur bien spéciale. Harcelé par les syndicats d’éleveurs de moutons après la récente perte de 300 ovins, le ministère avait autorisé les chasseurs, pour endiguer l’hécatombe, à tirer sur leurs prédateurs. Tir de prélèvement, tir de défense, Gérard ne faisait pas la différence. À quoi bon, de toute manière. Une seule chose comptait à ses yeux : la loi le disait, tout du moins le présentateur du journal télévisé l’avait annoncé la veille, ce qui aux yeux de Gérard avait force de loi : on avait autorisation de tirer.

    C’était la première fois que Gérard était amené à chasser de telles proies, et il était excité comme au matin de son onzième anniversaire. Aujourd’hui, pourtant, il devrait composer sans son paternel, parti cinq ans plus tôt rejoindre le paradis des chasseurs à la suite d’une stupide méprise lors d’une battue au sanglier : lui et ses potes, déjà fort éméchés, étaient parvenus à capturer un marcassin d’une dizaine de mois, l’avaient équipé d’un gilet orange « pour mieux le voir » et lâché en rigolant dans la garenne. Ainsi vêtue, la bête serait plus facile à tirer. Mais le père du jeune homme, muni lui aussi d’un gilet identique pour éviter les accidents, s’était accroupi quelques secondes pour refaire son lacet.

    Prestement, Gérard tira son fusil de l’étui. Il se cala contre une poutre de la passerelle et mit calmement sa première cible en joue.

    Tirer, recharger, tirer à nouveau très vite, sans attendre que les autres ne s’aperçoivent de l’attaque, pour ne pas risquer la dispersion de la colonne. Déjà il en arrivait d’autres…

    Dans moins d’une heure, dès le lever du jour, une fois à court de munitions, Gérard rejoindrait son 4x4 et retournerait au village. Au bistrot, il conterait ses exploits de la matinée à ses potes en buvant ses dernières allocations chômage. Les abattoirs avaient fermé l’année passée, victimes de la mondialisation, de la crise et des lobbys de l’agroalimentaire. Du moins c’est ce qu’avaient dit les sacro-saintes infos et qui était résumé en quelques lignes sur sa lettre de licenciement.

    Quand le camion ne fut qu’à quelques dizaines de mètres de lui, assez près pour apercevoir le conducteur dans sa lunette, Gérard ouvrit le feu.

    Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, il irait avec Paulo se poster à quelques kilomètres de la passerelle, près de l’aire de repos dite « du mouton noir », face à la station-service. C’est là, au petit matin, qu’ils se regroupent pour boire avant de poursuivre leur longue route. Gérard les a souvent observés. Un sacré coin ! Et si jamais Paulo en loupait un, il le rabattrait vers lui. Mais son pote était un sacrément bon tireur, Gérard ne se faisait pas de souci. La chasse serait bonne.

    Dimanche, il se rendrait au hameau des Bérards. Mathu, le vieux fermier, avait loué un de ses champs pour le week-end à une troupe de scouts. Deux adultes d’une vingtaine d’années et une quinzaine de louveteaux.

    Il accrocherait bien deux ou trois têtes au-dessus de sa cheminée, au milieu des hures qui s’y trouvaient déjà. En souvenir…

    Brèves, 1 octobre 2014

    300 moutons tués dans un accident de camion

    Un louveteau abattu en Savoie

     


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  • Emmanuelle Cart-Tanneur

     

    Il est assis en face de moi.

    Je ne l'ai pas remarqué tout de suite. Il aurait pu se fondre dans le décor, comme tant d'autres que lui, quidams décolorés devenus à force d'errances des caméléons des villes. Aucun mouvement non plus de sa part, qui aurait pu me signaler sa présence. Il me regardait depuis un moment quand je l'ai aperçu. Enfin, je crois.

    Il est assis en face de moi.

    Il ne m'a pas vu en arrivant ; moi, j'étais déjà là. Depuis hier soir, je suis là. Les murs de la gare m'ont donné leur couleur, et je suis devenu transparent aux regards. Cela surprend toujours au début ; maintenant j'y suis habitué. Il s'agit surtout de ne pas faire peur à ceux qui découvrent votre présence alors qu'ils s'étaient crus seuls.

    Je suis en avance. Mon train ne part que dans deux heures. Quelle bêtise d'être parti si tôt de chez moi. Deux heures à traîner ici, dans cette salle d'attente glauque. Et ce type qui me fixe ! Qu'a-t-il donc à me dévisager comme ça ? Je suis quelqu'un de sociable et j'aime lier connaissance, mais aujourd'hui je ne suis pas d'humeur. Et son regard me gêne. Je me tourne de côté sur mon banc. Peu poli mais clair.

    Il m'a vu. Et bien sûr il a été surpris. Désagréablement. Je me demande s'il a eu conscience de la légère grimace qui s'est dessinée sur ses traits à ce moment-là. En tous cas son changement de posture est éloquent : il n'envisage aucun contact et aurait préféré se retrouver seul ici.

    Seul, comme moi.

    Ou pas.

    Temps trop frais pour quitter cette salle d'attente. Je vais devoir patienter ici. Je crois bien avoir emporté un livre. Mais où l'ai-je mis ? Je ramasse mon sac de voyage à terre et le pose sur mes genoux, puis entreprends de le fouiller. Pourquoi emporter autant de choses à chaque week-end en province ? C'est mon défaut et je le reconnais : je suis prévoyant. Mais trop. Et s'il pleuvait ? J'ai un parapluie. S'il neigeait ? J'ai un bonnet. Non, deux. Si le train a du retard ? J'ai de la lecture. Mais où ??

    Le voilà qui déballe ses affaires. Tour à tour, à côté de lui sur le banc, apparaissent un parapluie neuf, un bonnet épais, non deux, une écharpe de laine. Ses sourcils sont froncés. Il semble énervé. A peut-être perdu quelque chose ? Je le vois pourtant bien équipé...

    Il s'attaque à la poche extérieure. Billet de train bien rangé dans sa pochette SNCF. Portable. Cigarettes. MP3. A chaque objet déposé sur le banc il me jette un regard méfiant.

    Je ne vais rien lui voler. Comme si je le pouvais...

    Je ne le trouve pas ! Et j'aimerais que ce type arrête de me fixer. Je n'aime pas sa curiosité. Qu'il se plonge dans une lecture, ou écoute de la musique, mais qu'il cesse de me regarder.

    Je suis contrarié de ne pas avoir pensé à ranger mon livre de façon plus accessible et de devoir faire ainsi étalage de ma vie privée devant un parfait inconnu – indiscret qui plus est. Mais j'ai beau me tourner encore un peu sur mon banc, le contenu de mon sac est désormais presque entièrement dévoilé à sa curiosité.

    Un billet de train...Des vêtements chauds... Et même un gros sandwich emballé de papier alu, qu'il aura préparé chez lui. Chez lui...

    Tu te souviens, Anna, nous aussi on avait un chez-nous. On prenait le train pour aller voir ta mère à Veules-les-Roses. On avait des billets de train... Tu n'oubliais jamais rien, ni vêtements, ni provisions. Ni livres non plus. Tu te rappelles comme on aimait lire tous les deux ?

    On aurait été bien ensemble, si tu étais restée encore un peu.

    Mais tu as peut-être raison d'être partie : regarde-moi aujourd'hui. Je n'ai plus rien. Et plus même de quoi t'offrir un billet de train.

    Ça y est ! J'ai enfin mis la main sur ce polar. Mes lunettes sont dans la poche de mon blouson. Je remballe toutes mes affaires et jette un œil en face : ouf, il ne me regarde plus.

    Son visage est maintenant levé vers le ciel. Serait-il possible... qu'il pleure ?

    C'est seulement alors que je réalise qu'à ses pieds, qu'à côté de lui sur le banc, que dans ses mains, il n'y a rien.

    Rien.

    Brève, 8 sept. 2014. Le nombre de SDF a augmenté de 50 % en trois ans.


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  •  Misère

    Brève 13 octobre 2014,

    Un ministre veut briser les tabous.

     « Toutes les sociétés humaines, sauf depuis trente ans, ont freiné la liberté donnée à l’argent de faire ce qu’il veut, parce que, si on libère cette force, la rivalité prédatrice qui se déchaîne dans les jeux d’argent détruit toute la société. Ce tabou est l’une des clés fondamentales sur lesquelles repose notre société, et c’est cela qu’ils veulent briser. » J. Généreux, économiste


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  • Culture générale

    Culture générale

    Vieufou

     

       Mes jambes ont du mal à obéir. Presque à bout de forces, je m’affale sur le siège 42B, en queue de l’appareil. J’ai l’impression qu’une rafale de derboukas me vrille le crâne, mais il ne s’agit que du vrombissement, encore assourdi, des réacteurs. La fièvre est apparue ce matin sur le chemin de l’aéroport et depuis je suis parcouru d’incoercibles tremblements. J’ai pu passer sans problème les portiques de sécurité. Fort heureusement, ces appareils ne réagissent pas encore à la température corporelle.

       Le siège voisin, proche du hublot, est occupé par une fille de ma promo. Impossible de me souvenir de son prénom. Sofia, Sonia… Elle regarde au-dehors, l’esprit ailleurs, un ruisseau de larmes sur ses joues pâles. Sortant de son poing serré, je distingue l’extrémité d’un test de grossesse. Je ne suis donc pas le seul à ramener un impérissable souvenir de ces trois mois d’études à l’étranger. Ces échanges internationaux sont une vraie richesse, et pas seulement d’un point de vue culturel !

       Les moteurs grondent, nous plaquant sur nos sièges. L’appareil décrit une large courbe, laissant apercevoir par le hublot les gratte-ciels de Lagos. Les hôtesses de l’air, dérisoires sémaphores, nous donnent en plusieurs langues, d’une voix faussement rassurante, le protocole à suivre au cas où nous survivions à un hypothétique crash de l’avion. Dans quelques heures je serai de retour chez moi. Ce mot sonne creux à mes oreilles. Je suis de nulle part. Dans les rues du ghetto occidental où ma famille est parquée depuis des décennies comme dans celles du pays de mes ancêtres, que mes pas n’ont jamais arpentées, je serai toujours un immigré. Je suis issu d’un peuple fier, arraché à sa terre, rabaissé à l’exécution des basses besognes d’un autre peuple autoproclamé supérieur. Je suis à jamais stigmatisé par ma couleur de peau, même après des générations d’honnêteté et de dur labeur. Dans cet avion, pourtant, je me sens étrangement apaisé, conscient de la destinée qui est la mienne.

       J’ai été recruté une semaine après le début de mon séjour, alors que je sortais du restaurant universitaire de la fac de Lagos. Une jeune femme en niqab dont je n’ai pu apercevoir que deux magnifiques yeux verts, m’a harponné du regard et entraîné dans un café. Là, devant un thé à la menthe, elle s’est mise à me parler, dans un français voilé d’un léger accent entrecoupé de mots d’arabe que je ne comprenais pas, du combat mené par ses frères, de la révolte qui couvait, de la lutte contre l’infidèle qui ne respectait plus aucune croyance sinon celle de l’argent. Devant les clients de l’établissement totalement indifférents à la teneur de notre conversation, elle m’a révélé qu’à mon tour je pourrais y jouer un rôle. Depuis longtemps désabusé par les fausses promesses brandies par la terre d’exil de mes aïeux et le sombre avenir qui m’y attendait, je l’ai écoutée jusqu’au bout, me laissant même aller à acquiescer à ses propos.

       Elle s’est envolée du café au bout d’une heure, dans un léger bruissement de tissu, après m’avoir promis de reprendre contact. Je suis resté un long moment sur mon tabouret, le cœur empli d’émotions nouvelles. Pour la première fois, il me semblait avoir trouvé ma place dans ce monde, le sens qui manquait à ma vie.

       Les semaines suivantes, je guettai en vain sa réapparition. Je m’attendais à effectuer des stages de maniement d’armes, des lectures de paroles saintes, des séances de plusieurs jours d’un entraînement physique épuisant dans un camp dissimulé aux confins du désert. Mais rien de tout cela n’arriva.

       La belle aux yeux verts est réapparue avant-hier, à la sortie de mon dernier cours. Elle m’a conduit dans un bâtiment à la façade muette et aveugle, au fond d’une ruelle peu fréquentée.

       - Le temps est venu.

       Dans ce qui ressemblait à un vétuste cabinet médical, un homme vêtu d’une blouse blanche, le visage dissimulé par un masque et les mains recouvertes de gants chirurgicaux, m’a fait asseoir sur une chaise avant de m’injecter dans le bras quelques gouttes d’un étrange liquide.

       Ensuite, la jeune femme m’a révélé le déroulement des opérations. Révolue l’époque des initiations aux kalachnikovs, finis les camps d’entraînement dont les membres se révélaient trop facilement identifiables par les services antiterroristes internationaux. De nouvelles armes ont vu le jour pour nous aider à mener à bien cette guerre. Invisibles, indétectables. Pas plus bruyantes qu’une quinte de toux, mais plus efficaces qu’une dizaine de 11 septembre. Manipulées en toute discrétion par d’insoupçonnables étudiants. Pour mon initiation, je n’aurai même pas loupé une heure de cours. Je n’ai rien de particulier à accomplir, sinon rentrer chez moi et reprendre une vie normale aussi longtemps que mon créateur m’en donnera la force.

       Mon interlocutrice m’a décrit les divers stades de la maladie, d’abord pour que je ne sois pas surpris quand j’en ressentirais les effets, mais également pour que je puisse les dissimuler aux yeux des infidèles aussi longtemps que possible. Le temps qu’elle se répande. Elle m’a aussi expliqué comment la propager. Ça, c’est la partie la plus facile.

       Je tends à ma voisine le mouchoir avec lequel, dans le taxi qui m’amenait à l’aéroport, j’ai essuyé la sueur qui perlait sur mes tempes. La jeune femme me remercie d’une voix étranglée. Elle esquisse un pâle sourire et tamponne ses yeux humides de larmes avec le carré de tissu.

       - Je vous en prie !

       Alors que nous survolons la méditerranée, je suis pris de violentes nausées. Par chance, mon siège est situé près des toilettes. En vomissant le café noir absorbé à la hâte ce matin à la buvette de l’aéroport, je pense au chemin qui me reste à parcourir pour accomplir ma destinée.

       Dans l’allée centrale, en regagnant mon siège, je suis pris d’une toux que je ne réprime pas. Le système de ventilation de l’appareil se chargera de porter mon message jusqu’en classe affaires. Ainsi, pas de discrimination. Tout le monde a le droit à la culture, après tout, même microbienne.

       - Votre mouchoir…

       - S’il vous plaît, gardez-le…

       Les joues de ma voisine sont sèches, désormais. Ses mains enserrent délicatement son ventre et son visage semble avoir retrouvé un peu de sérénité. Elle ne le sait pas encore, mais ce n’est que provisoire.

       L’avion atterrit dans quelques minutes. Ensuite, il me faudra rester debout pendant plus d’une heure dans une rame de métro bondée, avant de regagner l’appartement que je partage avec trois autres étudiants de mon âge. En leur compagnie, ce soir, je fêterai mon retour en mêlant ma sueur à celle des femelles impures qui hantent la piste de danse de la boîte de nuit où ils ont l’habitude de m’emmener lors de leurs virées nocturnes. Demain, j’irai faire un saut à la sortie de mon ancien lycée, me mêler aux étudiants, serrer la main de quelques profs.

       Ce week-end, s’il me reste des forces, je materai le dernier Stallone dans le multiplex du grand centre commercial du quartier. Le samedi, c’est toujours l’affluence.

       Lundi, je reprendrai mes cours à l’université.

       Ensuite, inch’ Allah…

       Des yeux des infidèles jailliront des rivières pourpres.

     

    Brèves, 22 septembre 2014

    Grâce à Erasmus, un million de bébés sont nés

    Daesh appelle au jihad contre la France

    Nigeria: rentrée des classes partielle sur fond d'Ebola


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  • Jour de marché

    Jour de marché

    Emmanuelle Cart-Tanneur

     

    Elle a sorti son panier de la remise, le petit, celui aux anses bleues ; elle n'aura pas besoin de plus.

    Elle a mis son manteau, ajusté le foulard sur ses cheveux.

    Elle a appelé l'enfant, qui s'est interrompu dans son jeu pour accourir :

    - On va où ?

    - On va retrouver Papa.

    Le sourire de l'enfant s'est effacé quand il a heurté le visage grave de sa mère.

    Elle est allée chercher le gilet pour l'enfant. Elle le lui a passé.

    - J'ai trop chaud !

    Elle n'a pas répondu, alors il s'est tu.

    Elle a pris son panier dans une main, a tendu l'autre à l'enfant.

    Puis ils sont sortis de la maison.

    Ils ont marché le long de la route. Elle a dû ralentir à cause des petites jambes de l'enfant.

    - J'ai chaud, Maman !

    - On arrive bientôt.

    En marchant, elle a laissé voler ses pensées. S'est enfin autorisée à penser à Lui, qui les avait laissés. Elle ne Lui en voulait pas. Elle savait pourquoi Il avait fait ça.

    Leur amour, leur famille, cela ne comptait pas assez pour qu'Il ne parte pas. La Cause était plus importante. Elle a eu du mal à l'admettre mais maintenant, elle le comprend.

    Il lui a manqué, tellement ; mais toujours elle a su qu'elle Le rejoindrait.

    La route s'est peu à peu goudronnée en pénétrant dans la ville. Les talus ont fait place aux trottoirs et l'enfant marche mieux ; elle a pressé le pas.

    Elle a pensé un instant à ce qu'elle n'avait pas eu le temps de faire : dire au revoir aux voisines, laisser un mot d'explication. Faire un autre enfant – mais non, pas d'un autre que Lui.

    Et elle n'aurait pas pu en emmener deux avec elle. C'est déjà assez difficile avec un.

    La foule se presse aux abords de la station d'autobus. C'est jour de marché : hommes, femmes et enfants s'agglutinent dans l'espoir de pouvoir monter à bord. Le bus suivant n'arrive que dans une heure.

    Un homme s'efface pour la laisser passer. Elle lui sourit, brièvement. L'angoisse la saisit mais elle ne reculera pas. Elle s'approche de la porte du véhicule encadrée par deux hommes en armes.

    On le dit partout : la milice est sur les dents, a renforcé sa surveillance, mais elle sait qu'on ne contrôle pas les enfants. Ils ne verront pas que le gilet du petit est anormalement lourd.

    On les laissera monter.

    Elle est rapidement fouillée ; ils n'ont pas trouvé le détonateur au creux de sa main.

    Les portes du bus se ferment. Il est bondé. C'est bien.

    Elle attendra qu'il arrive à destination, en plein centre-ville.

    Elle attendra le moment où la foule se déversera au milieu d'une autre foule, venue à son insu partager le moment qu'elle a préparé depuis de longs mois.

    Il ne sentira rien quand la bombe, dans le gilet, explosera. Son petit corps sera pulvérisé en une fraction de seconde, et elle qui lui tiendra la main mourra en même temps que lui.

    Elle espère juste avoir le temps, et le courage, de pousser le cri qui signera son acte.

     

    Alors, elle aura enfin mérité d'avoir un jour porté Son nom.

     

    Brève 8 sept. 2014

    L'Etat Islamique utilise des enfants dans des attentats-suicide.


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  • En s'inspirant de Rostand, L'Aiglon, acte II, scène 9

    par Sophie Etienbled

     

    Nous, les petits, les obscurs, les sans-dents,

    Qui rêvions autrement pour nos enfants;

    Nous, les misérables, les illettrés,

    Trop simples ou trop naïfs pour frauder;

    Nous qui payons nos loyers, nos impôts,

    Nous comprenons que nous avons tout faux

    Puisque nous croyons encore aux idées

    En lettres d'or sur nos mairies gravées :

    Egalité et puis Fraternité,

    Ce que vous devez avoir oublié !

    Nous qui ne lisons pas l'heure aux Rolex,

    Nous que laissent froids vos flirts et vos ex,

    Nous qui ignorons Zadig et Voltaire

    Mais pas leur valeur révolutionnaire;

    Nous qui manquons cruellement d'Hugo

    Pour nous entraîner à chanter plus haut;

    Craignez, Grands Messieurs de gauche ou de droite,

    Que, lassés de vos ambitions étroites,

    Craignez, mes Grands Messieurs, qu'un beau matin

    Nous ne décidions de nos lendemains.

     

    Brève septembre 2014

    Le ministre de l'Économie a déclenché une polémique en parlant de "salariées illettrées"  chez Gad, puis a présenté ses excuses et annoncé qu'il se rendrait sur place.

     


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