• Lauréat(e)s, comédiennes et musicien(ne)s au cours de la soirée de remise des prix du concours " Enquêtes et filatures ". C’était le 21 octobre 2006.

    A très bientôt...


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    Un roman dont le titre est une question a quelque chose de forcément intriguant. Quand de surcroît l’interrogation résonne du côté de la division de l’être, on se dépêche d’ouvrir le livre pour voir de quoi il en retourne. Voilà donc un homme qui s’en va au bout du monde tout simplement parce que cet ailleurs est loin de tout ce qu’il dit exécrer. C’est pourtant autour de toutes ces choses abhorrées que l’histoire est construite. D’abord du côté du superflu avec des descriptions hautes en tournures décapantes sur l’insupportable morosité de la vie parisienne ; puis du côté des égratignures avec des témoignages caustiques sur les mesquineries d’une société française recroquevillée sur elle-même ; puis sur le versant existentiel avec toute une cohorte de malaises traités au Temesta ; viennent enfin les motifs sérieux qui font que l’homme est en souffrance : famille aimante et vorace, une sœur mufle mais tellement pleine de cœur, la lumière trop vive d’un amour qui pourrait faire de lui un père ; bref la nécessité de passer par dessus les rêves adolescents et d’ouvrir ses sens aux exigences de l’âge adulte. Loin de quoi ? est un roman sur l’impossible engagement d’un homme trentenaire en plein désarroi.

    Car sitôt parvenu à cet autre bout du monde (de lui-même), l’homme est en prise directe avec ces sentiments d’étrangeté et de nostalgie qu’affronte le migrant ordinaire. La déconvenue est au coin de la rue et la déception au décours de chaque rencontre. Les questions se bousculent et on comprend très vite l’embarras de l’auteur quant au fait de savoir si les bénéfices vont combler les pertes. Résultat, l’errance devient le point d’orgue de l'évasion, et la seule garantie de survie de cet homme est sa capacité d’introspection et à prendre finalement de la distance en se moquant, parfois férocement, de sa culture et de ses traditions. Le propos est souvent jubilatoire, (et l'on rit effectivement beaucoup) seulement cette ardeur mise à vouloir rire de tout est plus empreinte de douleur que d’apaisement. Mais peut-être ne s’agit-il tout simplement que d’oublier d’avoir affaire à l’autre ?

    Loin de quoi ? de Laurent Sagalovitsch, aux Editions Actes Sud,170 pages, 6,50 €


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    Ogresse, c’est l'un des titres signé par Marie-Thérèse Jacquet pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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    J'ai replacé les planches sur la margelle. La sueur me coule entre les omoplates en dépit du froid. La lune est le seul témoin ; elle se moque bien des frimas, pleine comme elle est, toujours à sourire, toujours contente d'être au maximum de son tour de taille. Tu ne peux empêcher, ma vieille, que ce que j'ai fait, je l'ai fait et bien fait et que rien ne pourra défaire ce que j'ai fait.

    Là-bas dans la maison basse, ils dorment, les six fils, les trois filles, leur père aussi. Les innocents, ils dorment …

    Ah ! Les innocents…

    Hier soir, il a considéré longuement la situation, en larmes… Quand je pense que c'est son extrême sensibilité qui m'a séduite, il y a dix ans de cela. Il saurait me comprendre, nous marcherions la main dans la main, les yeux dans la même direction, comme écrivait Saint Ex… qui a largué sa bonne femme la plupart du temps ! Aux poèèètes, on pardonne tout. Aux épouses, les basses œuvres ! Faut-il être particulièrement conne pour aimer un homme de lettres ! J'ai froid au dos, c'est la sueur qui se fige. Mais je ne peux pas partir tout de suite. Il faut que je sois sûre.

    Il a dit en reniflant, non moi je ne peux pas faire ça… Toi, tu sais gérer les affaires, ton enfance à la campagne t'a endurcie. La vie, la mort c'est du naturel pour toi… Moi, tu le sais bien, la vue de mon propre sang m'envoie dans les vaps.

    Excuse-moi, a-t-il pleurniché. J'ai eu cette journée pénible avec l'éditeur. Bonne nuit, chérie.

    Regarder dans la même direction… moi devant, lui, derrière. Quand je pense qu'il n'a pas voulu assister à la mise bas de nos neuf enfants !

    Il y a une heure, j'ai mis au lit ma nichée. Les plus petits étaient joyeux comme d'habitude, ils attendaient l'histoire. L'aînée Amélie, a encore bougonné quelle voudrait bien avoir sa chambre à elle et qu'elle n'aurait pas d'enfants quand elle serait grande, que d'ailleurs elle ne se marierait pas, qu'elle serait juge pour enfants, avec le boulot qui ne manquerait pas. Je l'ai calinée, je lui ai dit que je l'aimais. Elle a pris son pouce, a sombré de suite.

    Les petits attendaient leur conte en sautant sur leur lit. "Le Petit Poucet ", a hurlé Norbert !

    - Je vous l'ai déjà raconté cent mille fois, non ?

    - On s'en fiche. C'est une histoire de famille nombreuse et nous on aime les histoires de famille nombreuse…

    - Ouais, a complété Célimène (ma future prix Nobel) parce que les ogres peuvent réussir quelquefois, si le plus petit n'est pas assez malin !

    Et elle a pincé le nez du dernier dans mes bras.

    - Allonge un peu l'affaire des deux lits, tu sais. Les filles de l'ogre avec leurs couronnes et les pauvres avec leurs bonnets, a supplié Clément, l'aîné des garçons.

    - Dis, maman, y a pas d'ogre dans le jardin qui va passer par la fenêtre quand tu dormiras ?

    - Non, il n'y a pas d'ogre dans le jardin. Et s'il venait, maman le tuerait avec la hache à bois, ai-je affirmé avec conviction et geste violent.

    J'ai pensé… pas d'ogre mais peut-être une ogresse.

    La lune escalade les proues du Vercors. Je n'ai plus froid. Penser à mes enfants me réchauffe. La mousse de la margelle est douce, humide sous mes doigts. Aucun bruit. Tout dort. J'ai bien accompli ma mission, ce travail qui revenait à ma mère, à ma grand-mère… Depuis des siècles, la chaîne sans fin des ogresses.

    L'élastique bien serré autour du sac de plastique. Il a dit que je savais faire.

    Oui je sais faire ces choses-là : le coup au lapin derrière les oreilles, la chienne à mener chez le véto pour l'ultime piqûre, l’anguille à écorcher vive. Oui, je sais. Je sais aussi raconter des histoires, pousser un chariot entre les rayons de conserves, et maintenir en vie les orchidées. Tu as les doigts verts ma chérie. Ce que je déteste, c'est l'odeur de l'éther. Je ne m'y ferai jamais.

    Le silence. Je suis morte de fatigue, je rêve à un lit tiède, à son corps chaud sous la couette où il ronfle du ronflement délicat des poètes.

    Miaulement plaintif amplifié par la gorge du puits.

    Zut ! C'est à refaire !

    Marie-Thérèse Jacquet


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    L’association Calipso n’est pas seulement le lieu d’un concours de nouvelles et du blog du même nom, c’est aussi un espace d’invention où peuvent se jouer toutes les partitions de la création : littérature, théâtre, musique, cinéma … petit domaine d’évasion et de rapprochement, de rencontre et de rupture, d’interrogation et d’engagement, ouvert en grand sur le monde, celui qui passionne comme celui qui oppresse.

    C’est encore un atelier d’écritures nommé Folitudes. Un atelier traversé depuis une quinzaine d’années par de multiples artisans écrivains. Le groupe actuel, comme ses prédécesseurs, publie aujourd’hui un recueil de quelques unes de ses variations littéraires intitulé De Temps en Temps.

    Marie-Thérèse Jacquet, animatrice de l’atelier, nous en fait la présentation.

    De " Temps en Temps ", c’est le titre que tous les six nous avons donné à ce recueil de quelques uns de nos textes.

    Nouvelles, poèmes, chroniques, récits d’enfance… les genres que nous affectionnons et que nous pratiquons avec plus ou moins d’assiduité. Nous écrivons seuls, à notre rythme ou réunis autour d’une bonne bouteille, de Temps en Temps…

    Chez les uns ou les autres ou dans une bibliothèque municipale chaleureuse et grande pourvoyeuse d’ouvrages à consulter. Nous remercions les animatrices bibliothécaires de Saint-Egrève de nous avoir offert leurs tables, leurs chaises, leurs sourires lumineux et leurs livres… Leur salle d’exposition aussi lorsque nous nous sommes lancés dans les haïkus que les artistes de l’Atelier d’Aquarelle de la M.J.C. du Fontanil ont illustrés finement.

    L’écriture crée du lien avec la parole qui nous fait humains pas nécessairement artistes. Si nous revendiquons le titre d’écrivants c’est que nous ne sommes en aucun cas des écrivains.

    Le Temps comptable de nos vies est le thème qui sous-tend la plupart de nos textes : le temps retrouvé des souvenirs, le temps des ruptures, des départs, le temps des lieux simples, le temps sublimé des imaginaires et des fantasmes.

    Eric et Bernard, jeunes hommes bien de ce vingt et unième siècle, sensibilités vives que dissimulent mal humour noir et calembours. Nos deux Jacqueline passionnées de jeux intellectuels. Marie, Marité, toutes les quatre déjà grand-mères, s’étonnent de ces gaillards qui les ébouriffent. L’amitié se fiche des années. Paroles sages, de Temps en Temps s’échappent des bouches les plus jeunes. Et paroles folles de Temps en Temps des bouches mûres.

    Oui, l’écriture partagée, le labeur de la récriture qui exige humilité mais aussi respect et attention sans faiblesse entre nous, oui tout cela éclaire nos vies, brode sur le tissu du Temps quelques uns de nos motifs d’être heureux.

     

     

    Au cours des prochains jours seront publiés ici même un texte choisi par chacun des auteurs de ce recueil. Puis, vers la fin novembre, ce recueil sortira des presses et pourra être envoyé aux souscripteurs.

    Contact : assocalipso@free.fr


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    Bien au-delà d’une référence scrabblesque, Mot compte double - du nom du blog crée ces derniers jours par Françoise Guérin - nous renvoie à ce qu'il en est des mots (du côté de l’emballage) et de leur singulière capacité à faire émerger un sens autre que celui voulu par son locuteur dès lors bien sûr que l’on considère le signifiant comme étant à la fois ce qui parle et ce qui échappe. Ici, on parlera des mots. Et on en parlera avec des mots, annonce Françoise Guérin, et d’ajouter qu’elle est accompagnée d’une bande de chroniqueurs littéraires déjantés pour, précise-t-elle, ne pas désespérer le visiteur lambda.

    Les débuts sont savoureux avec un méli-mélo autour de l’appellation syndicat et la cohorte de maux qui lui sont délégués, et un faire-part de naissance abracadabradantesque (pour user d’une formule qui en dit long) signé " Valérie Allam, marraine et chroniqueuse " laquelle signale au passage s’attaquer à un nouveau genre, puisque jusqu’ici, je n’étais qu’une simple faiseuse d’histoires !

    Mot compte double, blog de Françoise Guérin et ses chroniqueurs http://motcomptedouble.blog.lemonde.fr/motcomptedouble/

     


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    Voilà, c’est fait. Je l’ai. Le septième. Il était annoncé pour le 5 octobre, je ne l’ai vu apparaître que le 13. Mais bon, un vendredi tout de même. Mon voisin de blog, Stéphane Laurent, l’attendait lui, depuis belle lurette. Un peu comme le débarquement ou la venue d’un nouveau prophète. Mais si ! Mais si ! Il comptait les jours et brûlait d’impatience, rivé à la toile, guettant bien au-delà de l’écran le moindre signe avant-coureur. Pour donner le change, il racontait comment la révélation lui était venue, comment il avait été touchée par la Grâce, comment une nouvelle voix, forte et singulière, était en train de s’installer dans le paysage littéraire.

    Alors forcément, une telle force de conviction ne peut laisser insensible et, à moins d’avoir été précipité dans les ténèbres par quelque puissance occulte, on se dit que l’on va aller à la rencontre du phénomène et que l’illumination va certainement être de toute beauté.

    Seulement voilà, maintenant que l’objet est entre mes mains, je ne fais que le palper et le feuilleter, je n’ose pas y aller franco. J’ai jeté un œil au dos de la chose, vous savez là où l’on résume en trois ou quatre mots ce qui est dévoilé à l’intérieur. Et là, il est dit : Chez Stewart O’Nan, le pays des ténèbres n’est pas celui des morts, mais celui des rescapés rongés par la culpabilité. Ce n’est pas rien une mise en garde pareille. Du coup, je me suis demandé si je n’allais pas attendre un peu avant de m’y mettre. Au moins jusqu’à la nuit pour ne pas risquer de croiser le regard honteux d’un survivant. J’aime bien être seul pour braver ces affres-là. Comme cela après, on peut toujours se la raconter et affirmer haut et fort qu’on en est revenu. Faire le malin, quoi !

    Bon, je ne vais pas vous raconter de salades, Stewart O’Nan est un facétieux. Ses zombies ne fichent pas les jetons, ce sont les vivants qui s’en chargent. Des gens tourmentés jusqu'à la moelle, qui en ont marre les uns des autres et qui interrogent l’au-delà pour savoir dans quel monde ils vivent. Et si c’était de la folie, se demandent ceux qui ne sont plus sûrs de rien. Quant aux autres, ceux qui font encore semblant, ceux qui jouent le jeu du on dirait que personne ne mourrait jamais, ceux-là sentent bien qu’ils sont à un tournant, que c’en est terminé avec l’infinité des possibles. Halloween est la pire des comédies. Le conte n’est plus. La souffrance explose dans chaque geste, chaque regard, chaque évocation. Chacun s’empêtre entre réalité et fiction pour finir par sombrer dans une tristesse proche de la mélancolie ou bien dans un repli autistique ou encore dans l’illusion qu’en rejoignant la communauté des fantômes on en aurait fini avec l’angoisse et que rien de grave ne pourrait arriver.

    Allez-y, lisez, glissez-vous dans cet entre-deux, écoutez votre cœur, vous êtes encore en vie, n’est-ce pas ? La nuit ne fait que commencer.

     Le pays des ténèbres de Stewart O’Nan aux Editions de l’Olivier, 330 pages, 20€


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    Allez, c’est dimanche, vous prendrez bien une petite douceur ?

     

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    Dehors, la nuit est presque là. L’air est chargé d’une moiteur d’avant orage. Un peu partout on tire, on traîne ou on pousse au milieu de rires, de cris, d’invectives et de coups de klaxons. Les berlines ont avalées des tonnes de provisions mais elles se gavent encore de toutes les mauvaises humeurs : les erreurs, les oublis, les fatigues, les solitudes.

    Dedans, c’est le jour de Babette. Un jour qui tranche avec les autres jours. Dans les allées tout est frais et cousu d’or. Une musique fringante passe en boucle. Des hôtesses aux joues bien rouges prennent position au milieu de la foule, invitent le chaland à gagner le podium central et à écouter les annonces faites à Babette. Des hommes essaient de se donner un air mignon et quelques femmes tressaillent comme traversées d’un plaisir mystérieux. Les couples vont côte à côte, parfois au bras l’un de l’autre. Chacun feint d’être un des invités d’honneur de la soirée. Des mots venus de nulle part se perdent dans un vacarme feutré. C’est à peine si les yeux se croisent.

    Des projecteurs tournent autour de Babette. Peu avant vingt heures, l’un d’entre eux s’esquive et vient frapper les pupilles d’un homme presque quelconque. Décontenancé, l’homme est pris d’une sorte de toux cérémonieuse. Ses yeux vacillent sous l’éclat lumineux. Il les ferme et les rouvre plusieurs fois sans que cela l’aide à y voir plus clair. Ses mains s’agitent beaucoup trop aussi, il décide de les enfouir au fond de ses poches. Babette n’est qu’à n’est qu’a trois, peut-être quatre mètres de lui. Elle invite l’homme à s’approcher davantage. Eclat céleste, plantureusement enchanteur. Il sent un fourmillement dans la nuque et des élancements au bout des doigts. L’air n’entre que difficilement dans sa poitrine. Ses yeux se gonflent d’un afflux de sang trouble. Il aimerait qu’un peu de confiance lui vienne et qu’il se décide à bouger mais son cerveau n’envoie que des frissons marqués au fer rouge. A quelques pas, une femme le regarde. On ne voit d’elle que ses longs cheveux argentés et sa blancheur. Une blancheur de lait. Des projecteurs l’accaparent à son tour. Il y a dans son regard de la douceur et de la fierté. Il y a si longtemps, si longtemps…

    Elle voudrait dire le bonheur et la douleur de cette durée. Dire son ancienne et foudroyante liaison avec Babette. Dire le vacarme qui secouait tous les esprits du temps où ils étaient jeunes. Dire les empressements. Les délices. Les enchantements. Dire les jours d’après aussi. Les calamités. Les disgrâces. Les préjudices. Dire qu’un jour il est arrivé tout le contraire de tout ce qu’elle aurait aimé garder dans son souvenir. Dire à cet homme qu’à trop contempler la Babette un jour il pleurera amèrement. D’un coup, d’un seul grand coup.

    Elle voudrait dire tout cela mais elle ne sent plus d’une humeur assez tendre. Elle s’approche pourtant encore de l’homme dans l’idée de lui parler quand même un peu et de le toucher peut-être. Mais parvenue dans sa proximité, l’homme feint d’être dans une autre attente, engoncé dans son costume trois pièces, visage impassible et regard perdu quelque part dans les travées. Elle devine qu’elle n’entrera pas dans sa vie. Elle n’est plus une reine. Et à le considérer de près, cet homme n’est rien d’autre qu’un objet humain vaguement figuratif. Au loin s’en sont allés la foudre, le feu et les festins. Avec le temps ne reste que l’errance et les mauvais coups du sort. Brusquement, une douleur la prend à la poitrine. Elle jette sa tête en arrière et se force à en rire, un grand rire nerveux vite brisé par des sanglots. L’homme semble se demander pourquoi cette femme s’intéresse autant à lui, pourquoi elle ne respecte pas son immobilité, son anonymat. Les démangeaisons le reprennent de plus belle et sa peau vire à l’embrasement.

    Et au contraire, la grisaille s’empare de la femme. Pour elle, le cœur n’y est plus. La disgrâce l’empoisonne. Elle adresse encore un vague sourire à l’homme.

    - Bon, dit-elle, je vous laisse…

    Les projecteurs la suivent un moment. L’éclat est différent. Ses cheveux sont maintenant ternes et défaits, son visage s’est desséché.

    L’homme est soulagé, presque réjoui. Quelqu’un en costume sombre lui présente de plates excuses. Quelqu’un d’autre, une femme encore, l’enveloppe de son sourire : un joli petit coeur, généreux et rassurant.

    - À Babette, dit-elle.

    L’homme hausse les épaules et ne dit rien.

    - À Babette, répète la femme.

    Il ne fait pas attention. Il ne voit pas arriver le petit verre de blanc liquoreux et le toast à la mousse d'esturgeons. Il a ouvert machinalement la main pour s’en saisir mais il fait non de la tête.

    Tout autour, d’autres hommes le regardent avec envie. L’un d’eux finit par l’apostropher sur un ton goguenard :

    - Monsieur préfèrerait peut-être un œuf coque avec des mouillettes ?

    - Ou alors, renchérit un autre, Monsieur pencherait peut-être seulement que pour de longues, de très longues mouillettes ?

    Des calembours jaillissent de toutes parts. L’homme se racle bruyamment la gorge, se tortille, bredouille, ergote, invoque, concède, acquiesce, souscrit, s’excuse … et finit par accepter l’invitation.

    - Allez, à Babette, reprend la femme.

    - À Babette, répète l’homme.

    Un tonnerre d’applaudissements accompagne l’impétrant.

    Dehors, un vent violent laboure les derniers traînards.

    Dedans, la clameur fait surgir d’autres hommes et d’autres femmes. Babette trône au milieu des cris et des bravos. Elle scrute les grandes allées de sa ville. Elle couve son monde. Elle est belle. Elle est blanche. C’est de sa blancheur qu’est née la vie. Elle ne sait rien de sa beauté. C’est une fleur des pois, délicate et parfumée. C’est une souffrance aussi.

    Dehors, les éclairs crèvent le ciel et la foudre frappe à l’aveugle.

    Dedans, la circulation devient difficile. Les gorges s’irritent et les poumons sont asphyxiés.

    Moi, je n’ai encore pas approché Babette de près. L’espace s’est brutalement rétréci autour d’elle. C’est son heure. On chantonne et on rit sur place. À la seule force des coudes et des genoux, je me taille un passage dans la multitude. Quelques femmes sont prises par la colère et leurs hommes menacent mais d’autres s’amusent du défi et applaudissent. Peu à peu, je rejoins le cercle des familiers. Le climat y est moins délétère. Devant moi quelqu'un prétend qu’un seul instant passé auprès d’elle à l’épaisseur de l’éternité et qu'en moins d'une minute on attrape cet air comblé qui serait celui du bonheur. Et en effet, les gens les plus proches de l’estrade sont pris de formidables soupirs d’aise. Certains dansent en remuant follement ventres et fesses, d’autres retiennent leur souffle et s’empourprent jusqu’à la cyanose avant de laisser jaillir nerfs et muscles dans un rire volcanique, d'autres encore trépignent et grognent d’impatience en frappant obstinément du pied. Je m'approche encore, la démarche un peu cahotante. Je demande au hasard,

    - Elle a quel âge déjà Babette ?

    - Vingt cinq, répond quelqu’un.

    - C’est son vingt cinquième anniversaire ! Le vingt cinquième ! Le vingt cinquième ! entonne une bande de jeunes filles délicieusement potelées.

    Au centre de l’estrade, Babette entretient l'enthousiasme. Je bombe le torse et je crie

    - Hep ! Hep !

    Un projecteur courre aussitôt sur ma poitrine et sur mon visage. La lumière me donne de la force. Je crie encore :

    - Hep ! Hep ! Hep !

    Quelque chose de sublime va se produire. Je le sens. Mon corps tout entier est en alerte. Des mains s'affairent tout autour de moi. Des mains enjouées, comblées, épanouies.

    - Bien, tout va bien, dit une voix à mon intention.

    Chère petite Babette… Elle m'a choisi. Je suis son point de mire. Une lueur de triomphe s’allume dans mes prunelles.

    - Tout va bien, fermez les yeux maintenant !

    Je m'empresse d'obéir, impatient de communier.

    Une dame bien mûre me tend une petite cuillère avec déférence. Ma bouche s'entrouvre maladroitement mais l’offrande, d’une extrême blancheur, vient se glisser paisiblement entre mes lèvres. S’étaler sur ma langue. Se répandre en mon palais. S'envoler dans les tréfonds de ma gorge. Bénir enfin ma pomme d'Adam avant de s'en aller régaler les chairs et se fondre dans l’ambre de mon sang.

    Les acclamations de dizaines de gosiers assoiffées me sortent du ravissement. Très vite, je recouvre la vue et le sens de la mesure. On me marche sur les pieds, on s’accroche à mes bras et jambes, on me déchire la peau, on m’entaille de toute part. La foire d’empoigne bat son plein.

    - Bien, tout va bien, dit la voix à l’intention d'une autre bouche.

    Mon heure de gloire est passée. Babette m’a laissé choir. Sans même un baiser d’adieu pour se souvenir qu’on a été amoureux. Un rire nerveux me gagne. Il vient du fond de ma poitrine. Un rire d’une infinie tristesse qui me laisse blême.

    La lumière se modifie rapidement. Bientôt, elle ne montre plus que l’expression muette de mon visage. Le cercle d'aspérités autour de mes yeux.

    Dehors le noir a fini par triompher.

    Patrick ESSEL


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    Or donc, Jean-Claude Touray, nouvelliste chevronné, chroniqueur alerte, pasticheur à l’occasion et grand amateur de petites cuistreries nous propose, le temps d’une page de blog, de laisser courir nos humeurs pour le suivre dans les méandres de la grammaire moderne. Il va de soi qu’il s’agit là d’une vue de l’esprit d’un auteur qui n’hésite pas à tordre le cou aux certitudes pour que s’éclaircisse notre champ de vision et que se délie l’imagination.

     

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    Tout bouge, on perd ses repères. Même la grammaire évolue. Moins vite certes que le vocabulaire et les tournures de phrase. Mais elle évolue la grammaire, dans ses règles et les exceptions qui les confirment.

    L’autre jour il tombait des cordes. Je feuilletais dans une librairie où je m’étais réfugié une grammaire du lecteur joliment sous-titrée " Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le texte et que vous n’avez jamais osé demander ". Exactement le genre d’ouvrage à feuilleter un jour de giboulées martiennes pour ré-humecter et faire revivre des connaissances un peu desséchées. Pour les remettre au goût du jour. Nostalgie brève du Cours Moyen ; souvenir de ces petites phrases pittoresques, béquilles de la mémoire. La plus célèbre était celle des conjonctions de coordination : " Mais où est donc Ornicar ! " ou Nicaror. Référence était faite à deux mystérieux personnages. Le premier me semblait être un général carthaginois, cornac en chef des éléphants d’Hannibal. Quant au second, il avait pour moi un nom d’empereur byzantin.

    La grammaire que je feuillette m’apprend que " donc " a disparu de la liste des conjonctions de coordination qui juxtapose maintenant : Mais, ou, et, or, ni, car. Donc a été classé " adverbe de discours, ayant fonction d’articulation logique " et il manque à la petite phrase devenue : " Mais où est Ornicar ? ". Donc apportait une nuance d’insistance, imposait le point d’exclamation et donnait tout son caractère à la formule mnémotechnique. C’est un peu comme si on avait dit : " Mais vraiment où c’est-y qu’il a bien pu passer cet animal d’Ornicar ! ". Donc mettait de l’humain dans le grammatical.

    Je ne voudrais pas faire l’esprit fort mais j’ai peur pour car. En effet, si Descartes avait eu des opinions inverses, au lieu du " cogito ergo sum " le fameux " je pense donc je suis " il aurait écrit, faisant de la pensée une sécrétion du cerveau, " je pense car je suis ". Car, apparaissant dans cet exemple comme l’opposé de donc, devrait en toute logique être rangé dans la même catégorie : celle des adverbes de discours. La conséquence fâcheuse d’un tel classement serait le remplacement du célèbre Ornicar par un italien totalement inconnu nommé Orni.

    Il y a pire, en toute rigueur, il n’y a que Et, ou, ni à être entièrement consacrés à la coordination. Ce qui ramène la phrase mnémotechnique au cri d’une mère touareg appelant sa fille dans le désert : " Éouni ! ".

    Jean-Claude TOURAY


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    1er prix - Désirée Boillot pour " Regard volé "

    2nd prix - Dominique Le Gall pour " Plus fort que soi "

    3ème prix ex æquo - Dominique Mitton pour " Le tueur des cinés "

    3ème prix ex æquo - Karine Zibaut pour " De la sueur et des larmes "

    5ème prix François Perrin pour " Collier de perles "

    Prix du Dauphiné à Caroline Privault pour " Au bout du monde "

    Mention du jury à :

    1 - Claire Marlhens pour " Sale bobine "

    2 - Jean-Claude Touray pour " Brève noire avec chaussette à la mode "

    3 - Désirée Boillot pour " Coup de balai "

    4 - Jacques Fénimore pour " Les rats "

    Forte baisse de la participation pour ce concours 2006 avec 78 contributions. Les prix calipso étranger et calipso jeunesse n’ont pas été attribués en raison du manque de participants dans ces catégories (2 et 2). Les droits de participation au concours et le coup de pouce de l’association calipso permettent d’octroyer un total de 400 Euros aux lauréats du premier rang. Les auteurs " mentionnés " recevront à parution 3 exemplaires du recueil. Nous réfléchissons au pourquoi du comment de cette désaffection et invitons les visiteurs de ce blog ayant participé ou non à ce concours 2006 à nous faire part de leurs avis, commentaires et propositions pour que l’édition 2007 soit plus florissante.

    La soirée de remise des prix intitulée " Jazz et Polar " se tiendra le samedi 21 octobre 2006 à la Médiathèque du Fontanil Cornillon. Bien qu’étant pour la plupart fort éloignés de ce village à flanc de montagne, tous les concouristes sont naturellement invités à cette réception.

    Contact : assocalipso@free.fr


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    Marcus Malte a l’art de planter un décor. Et de laisser croire au lecteur qu’il va pouvoir s’y promener sans trop se soucier de savoir si les personnages qu’il va rencontrer sont de ceux que l’on peut fréquenter à la légère. Les choses de la vie n’y sont pas plus noires que celles vécues dans l’imaginaire commun et l’on se dit que quelque soient les évènements qui adviendront au cours du récit on aura tôt fait de s’en acquitter. Le côté obscur des personnages n’est dévoilé que par petites touches comme s’il ne fallait rien brusquer, comme s’il fallait prendre soin du lecteur et ne pas contrarier ses habitudes. C’est dans la routine quotidienne que Marcus Malte plante ses banderilles. Presque par effraction. Deux ou trois mots dits à la sauvette, un petit aveu que l’on croit de complaisance, une impression fugitive viennent ça et là bousculer une réalité monolithique. J’exagère en disant que la plage n’est qu’à moi annonce le narrateur, une fois passées les considérations météorologiques, topographiques et ethnologiques inhérentes à la plage des Sablettes, ce lieu d’errances ou vont se dessiner peu à peu les contours d’une vie partie en lambeaux.

    Dans cette longue nouvelle, le narrateur se nomme Pehrrson, un flic perdu depuis l’enfance, sans attaches depuis que son seul ami fut retrouvé mort sur une plage, endurant migraines et cauchemars, sans autre dessein que celui de traquer un assassin, fut-il un fantôme.

    Publiés en même temps qu’Intérieur Nord, ces Souvenirs d’Epaves sont de la même veine, aiguisés, percutants et intensément sensibles.

    Plage des Sablettes, Souvenirs d’Epaves de Marcus Malte aux Editions Autrement, collection Noir Urbain, 90 pages, 5€.


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