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Quoi de plus banal que de vouloir gérer et traiter un mal avec un souci d’efficacité et de rentabilité ? Qu’il s’agisse du mal de vivre ne change rien à l’affaire. Il était tentant pour un auteur d’imaginer une société où la mort par suicide ne soit pas qu’une tentative livrée à l’hésitation, à l’incertitude, au ratage mais le résultat d’une décision soutenue, encouragée et assistée par des spécialistes ayant pignon sur rue. Etre au service de la mort pour se sentir vivre, faire partie de ceux qui ont encore une place dans un social en déliquescence, se raccrocher à l’idée qu’une mort réussie rachèterait une vie perdue, invoquer une ultime jouissance pour régler son compte au désespoir, voilà ce à quoi nous convie Jean Teulé dans Le magasin des Suicides.
La société qu’il décrit est en proie aux pires catastrophes et ses habitants sous l’emprise d’une morbidité systématisée. La joie et l’allégresse sont bannis et le malheur, devenu principal moteur de la vie, est érigé en valeur positive. Dans ce contexte, inutile de chercher à comprendre ce qu’il en est de la souffrance, d’entendre la plainte, de s’interroger sur la détresse, seule compte la réussite du passage à l’acte et la bonne marche des affaires. Mort ou remboursé, assure-t-on aux clients désespérés. C’est inventif et drôle, une sorte d’humour noir jovial qui va intrinsèquement servir d’antidépresseur à l’auteur. On le sait, dans les mots d’ordre, les mots ne savent pas toujours ce qu’ils font, et comme toujours, c’est à partir d’un petit grain sable que les choses les mieux ordonnées se dérèglent, en l’occurrence ici, un enfant, facétieux, qui n’entend rien aux grimaces et aux marches funèbres, rétif aux recadrages familiaux et qui dans une joyeuse pagaille va colporter son désir de vivre.
Le magasin des Suicides de Jean Teulé aux Editions Julliard, 157 pages, 17€
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Mon journal de la semaine ou l’actualité vu par Erri De Luca, c’est dans le Libé de ce samedi et c’est l’aventure à la fois tendre et effroyable du monde entier qui nous est donné à lire. En interlude, la journée de mercredi évoque ce lecteur inconnu que les écrivains rêvent un jour de croiser.
Hier, j’ai vu un de mes livres entre les mains d’une femme. Elle était assise dans le métro, ses doigts serraient les pages pour les immobiliser et les tournaient délicatement. J’ai compris hier que les livres ont un sort meilleur que ceux qui les écrivent. Gardés dans les bras, emportés en voyage, peut-être sur une île du Sud ou sous une tente en montagne, fixés avec intensité par deux yeux qui feraient aussitôt baisser les miens. Oui, les livres prennent du bon temps, bien plus que ceux qui les écrivent.
Je bénis mon sort d’écrivain de récits et non d’articles des journaux, car, près de la dame, j’ai vu un homme avec un quotidien. Il le tournait à coups secs, le lisait mécontent, puis il l’a replié et fourré dans sa poche. Avant le soir, il l’aura expédié dans une corbeille à papier, au pilon. Quelle chance, en revanche, pour mes phrases dans les bras de la femme assise ! J’ai eu envie aussitôt d’en écrire une pour l’ajouter au bout de son livre.
Les mots que j’ai écrits ne sont plus à moi, ils sont devenus les siens. Elle les a voulus en pêchant justement ceux-là dans le grand bazar des livres. Elle les a payés avec de l’argent prélevé sur d "autres dépenses, en se passant d’une bouteille de vin, d’une séance de cinéma, d’un concert. Ils ont pour elle une valeur ajoutée, celle de remplacer des choses plus agréables qu’un livre. Et, maintenant, ils sont là, sur ses genoux, feuilletés par une légère caresse, ses cheveux retombent dessus. Les pages ainsi prises et tenues sont les siennes, beaucoup plus qu’elles n’ont été les miennes.
La chance des livres, Erri De Lucca, Libération N°7989
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Pour l’heure Calipso est éliminé au concours du Festival de Romans de la Création sur Internet (catégorie littérature). Plus qu’une semaine pour voter et avec à ce jour 21 clics au compteur on est assez loin du compte pour rester en course et participer à la finale début février à Romans. Il en faudrait au moins cinq fois plus, ce qui, au vu du nombre de visites quotidienne sur ce blog ne semble pas insurmontable. L’opération n’est pas douloureuse et prend moins d’une minute. Reste à faire le pas et à demander à vos amis, parents, collègues et voisins d’en faire autant. Enfin seulement si vous en avez envie…
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Une petite facétie de Jean-Claude Touray
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Il y a des villes où la municipalité ne peut s’empêcher d’organiser une fois l’an sa "Journée sans voitures ", soit disant parce que les autos nuisent à la qualité de l’air ambiant. Il y a même des villes où l’on en profite pour supprimer aussi l’autobus qui, vue la taille de la bête, est encore plus polluant que la bagnole.Nos édiles seraient beaucoup mieux inspirés s’ils visaient les véritables trublions de la circulation urbaine et créaient des "Journées sans vélos" pour protester contre les incivilités des cyclistes.
Ils circulent sur les trottoirs où ils bousculent les chiens occupés à satisfaire des besoins bien naturels et s’attaquent aux piétons, sans épargner vieillards, femmes enceintes et enfants en bas âge.
Ils circulent aussi sur la chaussée en gênant les voitures qui hésitent à les doubler. Par contre, il est exceptionnel qu’ils empruntent ces luxueuses pistes cyclables tracées à leur usage et si chères au cœur des écolos et au portefeuille des contribuables.Une " Journée sans vélos " qui s’en plaindra ? Primo les gamins qui vont au collège à bicyclette, mais ils sont loin d’avoir l’âge de voter. Secundo les quelques obsédés qui enfourchent leur " petite reine " plusieurs fois par jour ; une poignée de voix à côté des milliers de suffrages de tous ces automobilistes qui seront enchantés, pendant cette journée, de pouvoir jouir en toute sérénité des "bandes cyclables " aujourd’hui par les vélos volées.
Soyons logiques jusqu’au bout : l’année d’après celle de la "Journée sans vélos" devrait être celle de la " Semaine sans bécanes " puis la suivante, celle du " Mois sans bicyclettes ". Viendrait enfin le "Trimestre sans deux roues "
Avec cette progression les habitants auraient quatre ans pour s’habituer à la suppression totale du vélo en ville et au remplacement des pistes cyclables par des "Parcours de pétanque sportive " pour la plus grande joie des retraités.
Ensuite il faudrait penser à une " Journée sans piétons ", je trouve qu’il y en a beaucoup trop. En Centre-ville ils gênent vraiment la circulation automobile.
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.. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Comment ça j’y suis pour quelque chose ? Et de quoi donc à la fin ?
.. Bien sûr que je l’ai mis à la porte. Je suis chez moi tout de même.
.. Lui aussi ? Vous voulez rire, ça fait des années qu'il profite de tout sans rien faire. On est plus ensemble donc il est plus dans son droit.
.. Ça me fait ni chaud ni froid qu'il rouspète, je l'avais assez prévenu.
.. Quoi les coups ? Je lui ai refilé une calotte pardi ! Et j’y suis allé de la canne, oui ! Tout comme vous avec les récalcitrants. Ça n’a rien d’extraordinaire.
.. Dieu merci le premier sang a été de son côté. Pour une fois ! Un coup de chance ! Ça m’a évité des tas d’énervements. Ah ça, je lui ai pas laissé le temps de se remettre, allez hop, je te l’ai mis dehors aussi sec !
.. Evidemment qu’il s’est mis en rogne.
Comment ça, comment ? Le genre forcené, tiens ! Toutes dents dehors et à coups de pieds, à coups de pierres, à coups de saletés… J’ai eu une de ces peurs.
.. Non, personne n’est venu voir.
.. Non, même par curiosité.
.. Il s’est arrêté tout net, sur le coup de midi.
.. C’est cela, il a déguerpi.
.. Après, j’ai remis de l’ordre dans la maison. Vous pouvez pas savoir le bazar qu'il m'avait fait.
.. Non, il n’avait pas sa clef.
.. Qu’est-ce qu’il en aurait fait de la clef une fois dehors ?
.. Alors comme ça vous l’avez retrouvé à la gare ?
.. Sur le quai des grandes lignes ? Mon dieu, est-ce possible ?
.. Et il voulait aller où ?
.. Tout de même, on ne part pas en voyage si on ne sait pas pour où, c’est invraisemblable.
.. Je veux bien croire qu’il était fatigué. La gare, c’est à l’autre bout.
.. Comment vous dites, traumatisé ? Ah c’est bien lui, ça ! Toujours à se froisser pour un rien.
.. Vous avez bien fait de lui mettre une couverture. Quand il grelotte, c’est pas bon signe.
.. L’âge n’y est pour rien. Il a toujours paru vieux. Moi avec cinq de plus que lui, vous m’entendrez jamais crier mes douleurs. Vous savez bien comment ça se passe vous autres, vous savez que ça sert à rien de s’égosiller dans le vide.
.. Comment ça se fait ? Comment ça se fait ? Qu’est-ce que j’en sais moi ? Parce que c’est comme ça tiens ! C’est à vous d’avoir des idées. Et pourquoi vous ne lui avez demandé pas à lui ?
.. Ah bon ? À vous aussi, il ne dit pas grand chose … Alors là ! et moi qui croyais que vous saviez vous y prendre.
.. Oui, c’est un caractère difficile. Et plus ça ira moins on y arrivera, vous verrez.
.. Je le sais, c’est tout.
.. La mauvaise graine s’est enracinée dans sa caboche, pire que de la chiendent, voilà ce que je crois.
.. Et puis si vous voulez tout savoir, la bouteille lui a rôti la langue.
.. Complètement cuite je vous dis ! et c’est pas demain qu’elle va se rafraîchir.
.. Pour ça il n’est pas différent des autres…
.. Sauf que moi je m’y suis jamais faite, faut dire que ça laisse une drôle de saleté de goût une langue complètement cuite… ça pue le soufre et ça brise le souffle, parfaitement ! Et vous savez quoi ? Pour moi le cœur n’y est plus et avec ses nerfs qui se mettent en pelote maintenant il y a plus rien que des enquiquinements…
.. Je ne vous demande pas de me dire de qui c’est la faute.
.. On ne pourra jamais se mettre d’accord là-dessus.
.. On ne peut pas tout accepter quand même !
.. Il est des cas où la meilleure volonté du monde ne sert à rien.
.. Si on m’avait dit que ça en arriverait là …
.. D’ailleurs il a fallu que ça en arrive là pour que vous vous décidiez vous autres…
.. Si vous croyez que je m’estime heureuse …
.. Vous savez, il y avait plus que moi pour faire la conversation. Passé le quatre heures, même après avoir bu sa goutte, je pouvais plus rien en tirer. Des fois il restait planté des heures devant rien, sans rien dire, sans rien regarder. C’est simple, il se donnait la peine de rien. Pendant un temps je lui ai donné vos petites pilules à éclaircir les méninges, oui les bleues qui se vendent par douze, ça l’a pas rendu plus disposé, sauf à se répandre en cochonneries pendant la digestion. Enfin, faut se faire une raison, quand tout va de travers…
.. Y a que pour aller se coucher qu’il ne traînait pas des pieds. Pour ça, je ne l'ai jamais entendu pleurnicher, le lit c'était son domaine. Une fois dedans, il pensait qu'à se frotter. Je dis pas que de temps en temps cela ne me disait pas à moi aussi, vous savez on peut pas toujours s’en empêcher. Sauf…, sauf qu'il se lavait qu’à moitié, et des fois ça sentait pire que du pipi de chat, alors bon vous imaginez, même pour faire vite fait, c'était pas très tentant.
.. Toute ma vie j’ai été morte d’amour pour lui. J’ai tout fait pour que ça tourne comme sur des roulettes. J’y ai épuisé toute ma bonne volonté ... voilà, on s’aimait pas pareil c’est tout… quand j’y repense, c’était bien la peine… il reste si peu de temps à notre âge … c’est forcément fichu à présent… on s'éreinte si vite… les jours se vident d’un seul coup… oui, c’est un peu triste mais ça m’est égal… je ne veux rien d’autre que me rappeler ces jours et ces nuits qui allaient sans se détraquer pour un rien… tiens, voilà que j’ai des suées maintenant ! si ça continue vous allez finir par me faire dire des regrets et si ça se trouve rentrer dans des pleurnicheries…
.. Qu’est-ce que ça peut vous faire si j’ai la tremblote ? Non mais qu’est-ce que vous vous figurez …? Que j’ai attrapé la Saint Guy ? C’est ça ? Vous voulez pas que je vous fasse une corrida en plus des fois ? Ah ça par exemple !
.. Mais non, y a rien qui me turlupine…
.. Non, ça n’est pas pire que les autres jours…
.. Je vois pas pourquoi j’irais me plaindre, je manque pas de choses à faire…
.. C’est comme d’habitude je vous dis …
.. Non, c’est pas du tout plus pénible …
.. Oui, il faut prendre sur soi…chasser le mauvais sang …
.. Voilà c’est ça, ça soulage…
.. Oui, c’est pour tout le monde pareil…
.. Oui, malheureusement, oui…
.. Oui …
.. Oui … bien sûr … oui …
..
.. Dites, il va bientôt faire nuit hein ?
.. Une de ces nuits épaisse, sans lune ni étoiles…
.. Je me demande comment il va s’y retrouver dans une nuit comme ça …
.. Je veux dire, surtout s’il traîne encore. Vous croyez qu’il s’est arrêté quelque part pour la nuit ? Moi ça m’est égal mais il faudrait bien qu’il s’arrête quelque part pour la nuit tout de même ! Vous croyez qu’il aura trouvé quelque chose ?
Patrick Essel
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Une chronique à la petite semaine de quelques judicieuses fabriques de littérature.
à cliquer :
Chez Stéphane Laurent
Un petit noir avec Nicole Laugel : bonheurs et déconvenues d’une auteure qui écrit pour les autres, et à l’occasion, en son propre nom. (19 décembre 2006)
Sur Mot Compte Double
Une leçon de séduction dispensée par Alain Emery (21 décembre 2006)
La vie de château vue par Désirée Boillot (31 décembre 2006)
Chez Emma, un nouveau blog consacré à la nouvelle au titre alléchant :
AINSI VIT-ON AUJOURD'HUI. Ici, ailleurs, en riant ou en pleurant, on vit c’est déjà ça…
Sur Nouvelle au Pluriel
Une surprise du maître des lieux à vivre en trois minutes.
Sur Ecrits... vains ?
Le site éditeur entre dans sa dixième année : une occasion de lui rendre visite et de s’abonner. Publication mensuelle d’articles critiques, théoriques, portant sur l'actualité littéraire ou culturelle ainsi que des nouvelles, poèmes, essais, contes et pièces de théâtre.
Sur Festival de Romans
Création sur Internet : les premiers votes sont dans les urnes. N’oubliez pas de soutenir celui-ci.
La dépêche expéditive de chez Reuters
Au Japon, le mariage est pour la vie et envisager de se séparer de son mari est pour bon nombre de femmes quelque chose d’inconcevable. Certaines d’entre elles, trop malheureuses de leur vivant, refusent de passer l’éternité auprès de leur époux et imaginent recouvrer la liberté dans l’au-delà en optant pour un divorce post mortem. Pendant des années elles économisent en catimini pour s’acheter une concession et pouvoir faire ainsi tombe à part. En général, ce n’est qu’à l’ouverture du testament de la défunte que cette disposition est découverte. Près de cinq cent cimetières proposent aujourd’hui ce discret service.
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On a toujours de bonnes raisons de vouloir écrire même si c’est pour en contester l’objet ou pour dénoncer la vanité de la position d’écrivant. Dans A la vitesse de la lumière, Javier Cercas s’attache à explorer ce qu’il en est de l’écrivain et de ses prétentions. Suggérons ici qu'écrire c’est lire en soi-même quelque chose qui n’arrive pas à se dire, c’est fouiller le côté obscur du discours intérieur, c’est attraper par la queue un passé qui ne veut pas passer, c’est aussi un chemin qui s’ouvre et qui a à voir avec la reconnaissance en soi de quelque chose de désirant, de quelque chose pris par l’excitation, tant du côté de l’investissement de la langue que par le caractère d’irréalité de certaines évocations. Pour les protagonistes du roman, un écrivain en mal de reconnaissance et un intellectuel, criminel de guerre, en quête de rédemption, la recherche du sens de l’écriture est au cœur de leurs échanges. Pour le premier il s’agit de dire, de témoigner, d’être dans une démarche qui se risque à appréhender la réalité, d’être quelqu’un qui dans l’acte d’écrire, donne forme et consistance à une matière engloutie. Pour le second, l’écrivain est un cinglé qui regarde la réalité et qui parfois la voit ; quant au lecteur, il ne fait la plupart du temps qu’avaler de belles phrases en s’imaginant avoir entendu quelque chose de l’ordre de la vérité. La réalité ne se raconte pas, ce que tu imagines, c’est se qui s’est passé, dit-il, persuadé que tout n’est que duperie et imposture, au mieux illusion. La question du mensonge est omniprésente et donne paradoxalement un sentiment d’authenticité à la brutalité des faits évoqués. Pour cet homme habité par ses seules fautes, écrire son histoire est impossible car elle reviendrait à brouiller ce qui s’est passé, à glorifier l'abject en le mettant en scène et à finalement l’absoudre d’une culpabilité qui ne peut se réparer.
Cette histoire irracontable les mènera l’un et l’autre au bord de l’abîme, et l’écrire malgré tout, restera la seule façon de rompre avec l’errance psychique, la seule voie capable de maintenir quelque chose en vie et de dompter un tant soit peu la part d’inhumanité qui demeure en eux. Un roman faux mais plus réel que s’il était vrai, conclut le narrateur. Un livre indispensable.
A la vitesse de la lumière de Javier Cercas, aux Editions Actes Sud, 287 pages, 21€
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Avec la nouvelle année, une nouvelle de Patrick Essel en deux épisodes (2/2)
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Quelqu’un.
Ce n’était pas Sylvie.
Ni Simon.
A vingt ans, c’est vrai qu’il y avait eu du mieux.
Du mieux à vingt ans. Il a ri. Un rire forcé.
Les formules, j’aime pas, ça finit toujours par déraper, a-t-il maugréé.
Et il arrive que cela fasse saigner, il a ajouté, très bas.
Sylvain aime bien maugréer. Il a en tête tellement et tellement d’années dont il n’a jamais su dire si elles avaient été seulement bonnes.
Meilleure année, c’est bien ce que Sylvie avait dit aussi l’an passé. Alors bien sûr, venant d’elle, il pourrait croire. Il le voudrait par-dessus tout même. Sauf que là, après le départ de Simon, quand elle a dit que l’année serait meilleure, elle s’est tout bonnement mise à examiner ses doigts de pied. Ouais ! Ses doigts de pied ! Ses yeux n’ont célébré que les ongles déjà copieusement vernis de ses doigts de pied.
Ses doigts de pied !
Non, elle s’est aussi passée le bout de la langue sur la lèvre supérieure et elle s’est frottée les cuisses.
Les cuisses. Et sa langue sur sa lèvre.
Il imagine une force supérieure qui le réconcilierait entre sa lèvre et ses cuisses. Il se figure ça sans penser à mal Sylvain. L’an passé, quand Simon les avait quittés en disant simplement comme à son habitude "Bon, à tout à l’heure, vous deux ! " Elle n’avait pas attendu qu’il ferme la porte, elle s'était précipitée à son cou et l'avait embrassé bruyamment sur les deux joues avant de le prendre en pleine bouche.
Elle avait toujours soif, avant.
Cette année, avec le mieux, il n’y a que le rien. Un coup d’œil pincé et une promesse du plus petit des agréments.
Voilà.
Il aimerait bien s'enthousiasmer, magnifier les lendemains, y aller de bravos, de vivats et de hourras. Oui, ça serait bien, bien meilleur.
Tout ça.
Mais il n’est pas dans d’assez bonnes dispositions pour ce genre d'extravagances.
Il n’est pas capable de tout.
Sylvie sourit en coin. Ses yeux louchent maintenant vers un point imperceptible entre lui et ses doigts de pied à elle.
Sylvain pense à Simon.
Le salaud.
Il est rentré dormir.
Mais il ne pourra pas. Il va réfléchir. Il va se dire qu’il n’a pas dit que ce qu’il fallait. Ou qu’il en trop dit. Puis, il va se dire l’inverse. Non, il ne se dira rien. Simon est capable du plus infini des silences. De penser sans s’encombrer d’un seul mot. De penser en apesanteur. Simon dit qu’il sait ce qui l’attend. Cela lui suffit.
On ne peut jamais rien savoir de conséquent avec Simon.
Rien !
Se pourrait-il qu’il mente ?
Ça lui est venu comme ça à Sylvain l’idée du mensonge.
Et si le savoir de Simon n'était qu'un leurre ?
Comment peut-il être si sûr ? Si convaincu des temps qui s’annoncent ? Des mains qui vont se croiser ? Des mots qui vont se dire ?
S’il avait … seulement peur ?
Une peur qu’il retiendrait en lui depuis toujours.
Démesurée, insensée, obsédante. Qui le laisserait sans grandeur si elle venait à être connue.
Sylvie l’a compris. Elle, n’a jamais été dupe. Comment a-t-il pu supposer qu’elle ne savait pas ?
Sylvain regarde Sylvie sans la voir, étourdi par toutes ces idées qui le traversent. Il lui demande.
Elle dit ne rien savoir des peurs de Simon. Elle dit que le temps passe, c’est tout, qu’elle n’a rien remarqué d’autre. Rien. Sa bouche reste entrouverte sur ce rien.
Il dit qu’elle invente cette ignorance.
Elle sourit à ses ongles et dit qu’il se trompe ; elle répète qu’elle ne sait rien d’autre que ça, des choses très banales.
Il insiste.
Elle dit être lasse. Elle ne sait pas pourquoi. L’engourdissement de la nuit, peut-être. Ou bien l’odeur des fêtes aux environs. L’odeur y est tellement vive, dit-elle, si bouillonnante, si immodérée, si accaparante. Elle hausse les épaules et rit encore en direction de ses doigts de pied. Et puis à la fin, elle dit que s’il le faut, elle dira ce qu’il veut.
Sylvain dit que cela ne fait rien, qu’il ne sait pas ce qu’il lui a pris. Il ne dit pas qu’une espèce de peur l’a pris. Une frayeur qui lui vient d’un homme qu’il tient pour être son ami. Un homme qui a cette détestable propension à s’éclipser avec un petit air rieur, sans attendre de ses amis un seul petit mot de sympathie.
Alors, il dit à Sylvie qu’il croit que cet homme est touché d’une inquiétante étrangeté. Il dit qu’elle a dû s’en rendre compte elle aussi puisqu’elle évite de lui parler. Il dit aussi avoir vu qu’elle ne le regarde plus que de loin. Et qu’elle ne bouge presque pas en sa présence. Qu’elle ne lui demande même pas de la laisser tranquille quand il la questionne sur ses vernis à ongles.
Il voudrait savoir pourquoi elle ne dit rien de tout cela.
Elle proteste et dit que Simon …
Quoi, Simon ? s’écrie Sylvain.
Elle dit qu'il ne dit que des choses très ordinaires. Des considérations tout à fait prudentes sur l’existence. Rien d’indiscutable.
Rien …
C’est ce qu’elle croit, Sylvie.
Elle a une peur égale à celle de Simon.
Elle ne sait pas à quel point ils se ressemblent, à quel point ils reproduisent les mêmes douleurs lancinantes.
A quel point ils sont affreux à regarder.
Elle et lui.
Tout à l’heure, sur le coup de midi, quand Simon viendra les saluer avec deux ou trois bons mots dans la poche et une promesse de bonheur sur le bout des lèvres, c’est lui Sylvain qui rira, qui laissera la porte fermée et qui dira derrière la porte verrouillée qu’il ne veut plus rien entendre de lui.
Il ne dira rien de plus. Rien. Même s’il entend crier.
Et là, il en est sûr, un insupportable frisson saisira son ami.
C’est nouvel an après tout.
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Pour terminer l’année et commencer la prochaine, une nouvelle de Patrick Essel en deux épisodes.
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A l’an prochain, si tout va bien, a dit l’ami Simon en prenant congé.
Ouais, c’est ça, à l’an prochain, a répondu machinalement Sylvain.
Sur le coup de minuit, Simon et Sylvain font ça à la sauvette.
Ils font comme si.
Un peu avant le douzième coup.
Cette année encore Simon l’a fait.
Sylvain aussi, mais lui juste après le passage, il s’est mis à soupirer. D’une drôle de façon.
Il est resté sur le pas de la porte à se gratter le menton, le nez, les oreilles, tout en regardant Simon s’éloigner.
Au bout d'un moment, il a dit :
Eh, Simon ! Attend !
Il a crié peut-être.
Eh, Simon ! Dis voir, c’est quoi là… le si ?
Le bruit des fêtes était fort aux alentours.
Simon était déjà dans la clameur.
Sylvain s’est laissé aller.
Putain le con, il a hurlé.
Pour rien, bien sûr. Ces soirs-là, on célèbre sans soucis toutes sortes de cris et de vociférations.
Simon n’a même pas tourné la tête.
Mais il est con ou quoi ? il a répété quand même Sylvain. Putain, merde, c’est quoi ce truc ?
Qu’est-ce qu’il veut que je fasse de ça ? Merde ! Merde ! Merde !
Il aurait bien répété encore dix fois merde, vingt fois même. Mais à quoi bon ? Simon n’explique jamais rien. Que je dise ça ou ça, qu’est-ce que ça peut faire, dit-il.
C’est vrai que d’habitude, quand Simon dit une chose, il n’y a rien à en dire. Sylvain le sait bien et la plupart du temps il hausse les épaules sans chercher le commentaire. Mais là, ça l’a pris tout d’un coup, il s’est mis en tête que merde ! Et merde !
Il s’est tourné vers Sylvie qui ne disait rien et a dit : il est sacrément tordu Simon en ce moment, tu trouves pas ?
Sylvie, c’est l’épouse de Sylvain.
Elle, faisait comme si elle n’avait rien entendu ou comme si Simon avait dit une chose sans importance. Elle était affalée sur le canapé, la tête tournée sur le côté, dans l’idée de ne penser à rien.
C’est tout.
Une fois Simon hors de vue, Sylvain s’est décidé à fermer la porte. A la claquer en fait. Mais bon, Sylvie n’y a pas fait attention. Ou alors, elle a fait la sourde oreille.
En attendant de voir.
Pour Sylvain, c’était tout vu. Il est venu se planter devant elle et a dit qu’à son avis Simon filait un drôle de coton et qu’il lui trouvait mauvaise mine.
Il a ajouté que Simon avait bien changé en un an.
Comme Sylvie faisait une mine de rien cela ne l’a pas avancé.
Il a ouvert grand la bouche avec l’intention de dire : attend merde, ça ne te fait rien ? Mais rien n’est sorti.
Rien.
Ben, t’en fait une tête, a dit Sylvie au bout d’un moment.
En fait, sur la tête que faisait Sylvain, Sylvie avait sa petite idée ; elle se disait qu’à tous les coups cette tête-là cherchait à dire : et alors merde, tu ne dis rien ? Et que bon, dans ce cas, il valait mieux qu’elle prenne les devants sans trop faire l’affranchie. Alors, elle a ajouté comme çà, tranquillement, que ce n’était rien. Ouais ! Rien !
Sylvain en a été désarçonné. Intérieurement, il répétait ce mot - rien - qui ne lui disait rien de bon. Rien… rien… rien…
A la longue, il en a eu assez. Il a de nouveau ouvert la bouche, dans l’idée de dire sa lassitude, sa consternation, son exaspération peut-être. Mais Sylvie l'a coupé net dès la première syllabe : eh attend, elle a dit, tu sais bien que ce n’est qu’une formule !
Alors là, quand même ! Merde ! il a répondu aussi sec Sylvain.
Sylvie s’est mise à sourciller, à grimacer, à renifler.
A flairer l’histoire.
Elle a dit - elle a crié peut-être – eh, c'est le nouvel an, mon chéri ! Il n'y a aucune raison pour que cette année ne soit pas meilleure. Oui, bien meilleure !
Sylvie dit volontiers qu’il ne faut pas s’en faire.
Ça ne l’a pas surpris, Sylvain.
Aussi loin qu’il s’en souvienne - il avait quatre ans peut-être – cette promesse de bonheur l’avait laissé transi et il n’en avait pas dormi de la nuit. Et puis la chose s’était reproduite l’année de ses sept ans, puis celle de ses douze, de ses treize… Treize ans ! Et même encore à quinze ans, il se souvient qu’il y avait toujours quelqu’un pour dire que le passé était derrière et qu'on allait connaître le meilleur. A chaque fois, il n’avait pas dormi.
à suivre…
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