•  Lever d'étoiles 09

     

    Jean Calbrix, l’étoile du jour (et la dernière nouvelle à être publiée pour l’édition 2014 du concours Calipso) 

    Tout petit déjà, Jean Calbrix trempait sa plume dans l'encrier et quelquefois dans le vinaigrier. Il avait une excuse, car né le premier janvier 1940 (étrennes empoisonnées pour sa pauvre mère), il connut l'exode et les placements dans des refuges pour enfants. Après une abstinence littéraire de trente années consacrées aux maths, il se lance à nouveau dans l'écriture, commet quinze polars dont treize parus chez Charles Corlet, écrit une centaine de nouvelles, fraîches et un peu moins, un gros bouquet de poèmes si possibles classiques et un roman quelque peu thriller, "Un automne en août", qui a eu l'honneur d'être publié chez Zonaires.

    La nouvelle qui suit traite des dégâts de la superstition surtout quand elle s'abat sur un comptable.

     

    Méga-superstition

     

    Monsieur Frileux avait vécu jusqu'à sa retraite, craintif, pusillanime, redoutant - à l'instar de ses ancêtres les gaulois - que le ciel ne lui tombât sur la tête. Les chiffres l'avaient toujours hanté, le sept surtout avec sa casquette de voyou et sa mitraillette en bandoulière ; il ne pouvait pas le regarder sans sentir un frisson lui parcourir l'échine. Seuls, le zéro et le un lui inspiraient confiance ; ce zéro avec ses rondeurs féminines et son remarquable équilibre colombien, et ce un bien droit, altier, franc et sans détour. De plus, leur symbiose parfaite dans les comptes ronds le transportait d'aise. Quel ravissement pour lui lorsqu'il voyait un Un chef de file avec une ribambelle de zéros à sa suite formant un nombre tellement astronomique qu'il en attrapait le tournis ! Mais quand il rencontrait le deux, ce méchant deux qui se redressait, agressif, comme un cobra prêt à mordre, sa phobie commençait. Elle se poursuivait avec le trois en forme de patte griffue, le quatre boiteux prêt à vous crever les yeux avec son bec pointu, le cinq avec son front hautain et son cul trop large, le six sournois, avachi sur son arrière-train, mais toujours prêt à tromper l'adversaire en faisant du neuf à l'occasion d'une facétieuse cabriole, le sept bandit de grand chemin dont on a déjà parlé, et le huit se tordant les boyaux de rire dans ce capharnaüm numéraire. Beurk !

     

    Quand on pense que monsieur Frileux avait été comptable, on imagine facilement le calvaire qu'il avait enduré tout au long de sa vie professionnelle. Bien sûr, il ne manquait pas d'arrondir les chiffres à la moindre occasion, mais si, sur le coup, cela l'apaisait, par la suite, il subissait les réprimandes de son chef de bureau. Alors, il devait rectifier ses comptes et réintroduire les chiffres honnis. Mais quelle torture ! Chaque fois qu'il écrivait un sept, il se couchait sur son registre en fermant les yeux, s'attendant à recevoir sur le crâne le lustre suspendu au-dessus de sa tête, et chaque fois qu'il devait écrire le nombre treize, il prétextait un mal gorge ou une colique, et il filait chez lui se mettre au lit.

     

    Ce qui avait conforté monsieur Frileux dans la croyance aux pouvoirs maléfiques des nombres, ce fut un beau matin d'hiver, il avait seize ans à peine, la vie ouvrait ses ailes de duvet pour l'envelopper d'amour, lorsqu'il consulta son horoscope dans le numéro treize du quotidien favori de ses parents, un vendredi treize à treize heures treize, le treizième mois de l'an de grâce mille neuf cent treize, dans son lit très étroit. Cet horoscope lui conseillait de rester bien au chaud chez lui, car s'il sortait, et si au bout de treize mètres treize centimètres, il lui arrivait quelque chose de désagréable, il ne devrait s'en prendre qu'à lui-même ! Le jeune Frileux rigola, comme il avait pu rire (et à la fois pleurer) lorsqu'en tirant la barbe du père Noël, il découvrit que c'était son père, ou comme la veille, lorsque sa voisine lui avait dit qu'elle avait lu dans le marc de café que, prochainement, il y aurait une guerre mondiale. Mais, ce jour-là, le jeune Frileux avait son C.A.P. de comptable à passer. Foin de balivernes ! il devait y aller.

     

    Il sortit donc, et d'un pas décidé, se propulsa vers le centre des épreuves. Or, à treize mètres, treize centimètres, treize millimètres de chez lui, il rencontra une échelle dressée contre une maison et barrant le trottoir. Sans vraiment se rendre compte de l'erreur de calcul de l'horoscope - puisque l'échelle se trouvait un centimètre et quelques plus loin que prévu - il vit là, sinon un signe de cet horoscope, du moins un signe du destin. Pas question de passer sous l'échelle, d'autant que de l'autre côté, un gros chat noir l'observait. Il voulut contourner franchement l'obstacle et posa un pied dans le caniveau, et là, une superbe crotte de berger allemand - déclarant la guerre avant l'heure - se glissa subrepticement sous son pied gauche. « Qu'à cela ne tienne ! se dit-il. Marcher du pied gauche dans la crotte de berger, et qui plus est, de la race abhorrée, c'est du bonheur pour toute la journée ». Mais, l'ennemi était vicieux ; il s'était délesté d'une bonne crotte bien molle et fluide, plus glissante qu'une peau de banane, et notre pauvre Frileux fit un soleil dont la retombée fut qu'il se rompit les os à sept endroits. On le transporta à l'hôpital où on le rafistola tant bien que mal. Ses sept fractures lui laissèrent quelques séquelles qui l'obligèrent à marcher en crabe et à passer un examen de rattrapage où il obtint la mention assez bien.

     

    Six mois plus tard, ce fut enfin la Grande Guerre. Appelé sous les drapeaux un an et demi après, il fit valoir que malgré son désir de vengeance envers la gent teutonique, il était un grand invalide et qu'il laissait le soin de cette vengeance à des compatriotes bien portants. Le médecin-capitaine, soucieux de fournir à l'armée française de la chair à canon toute fraîche, et ce, après la gabegie d'un général qui nivela les troupes par le bas, décida l'incorporation du soldat Frileux en lui disant que s'il avait eu treize fractures, il aurait pu à la rigueur, rester à l'arrière, jouer les embusqués. Mais avec sept fractures, non, il pouvait encore faire l'affaire.

     

    Arrivé sur le front, il ne put se déplacer dans les tranchées que latéralement. Cela lui sauva la vie plusieurs fois, car dans ses déplacements, il fixait toujours l'ennemi et pouvait ainsi éviter les balles. De fait, il traversa la guerre sans trop de dommages, hormis un coup de baïonnette traîtreusement porté à l'arrière-train par un uhlan ayant amorcé un mouvement tournant, les pieds gelés dans les Ardennes et un gazage à Ypres, mais il conserva une haine farouche contre le treize qui l'avait handicapé sans le tirer d'affaire, et le sept qui n'avait rien arrangé.

     

    Rendu à la vie civile, il exerça sa profession de comptable. Et là, ce fut un long chemin de croix pire que la guerre, car si, dans les tranchées, il avait passé son temps à esquiver les shrapnells, dans les colonnes des livres de comptes, il n'avait pu éviter les chiffres exécrés. Mais l'heure de la retraite sonna et à partir de ce moment, libéré de son hargneux chef de bureau, il passa son temps à calligraphier de magnifiques uns suivis de kyrielles de zéros doux et pansus, ce qui en fin de compte lui permit de s'épanouir et d'affermir une personnalité qu'il avait dû refouler durant de longues années.

     

    Mais écrire des uns suivis de zéros, c'est lassant, et monsieur Frileux trouva un autre passe-temps très à le mode en cette fin de siècle : il se mit à construire son arbre généalogique. Il découvrit ainsi que son père et son grand-père paternel avaient été comme lui des comptables. Jour après jour, après de patientes recherches dans les registres d'état civil, l'arbre s'étoffa, et monsieur Frileux eut la joie de voir ses branches pousser vigoureusement, repoussant vers le haut les ténèbres du temps. Ainsi constata-t-il avec bonheur que toute la lignée mâle jusqu'à la Révolution avait pratiqué le même métier que lui. Un de ses ancêtres avait même été chargé par la Convention de compter le nombre de guillotines qu'il aurait fallu pour raccourcir toute l'aristocratie. Puis, les recherches devinrent de plus en plus pénibles. Il fallut consulter les archives du clergé dispersées un peu partout dans des abbayes, des monastères et des musées. Monsieur Frileux ne désarma pas et réussit à faire progresser sa branche mâle jusqu'à la guerre de Cent Ans, après être allé entre-temps faire un tour aux Amériques où il apprit avec étonnement qu'il avait du sang de comptable iroquois dans les veines. Et tous ses ancêtres de la lignée mâle, fait d'un hasard extraordinaire, avaient exercé le métier de comptable. Il y en avait même un, à l'époque de la Renaissance, qui s'était fait remarquer par François 1er, car il n'utilisait pas les chiffres romains, mais des symboles bizarres que l'on connaît maintenant sous l'appellation de chiffres arabes. À partir de cette période, monsieur Frileux se livra à véritable travail de fourmi. Il dut visiter nombre de châteaux- forts pour exhumer de leurs oubliettes les vieux grimoires où les seigneurs de l'époque comptabilisaient leurs cheptels et leurs serfs.

     

    Plus monsieur Frileux s'approchait de l'an mil, plus son excitation augmentait. Que l'on se rende compte ! mil : un Un suivi de trois zéros ! Quel ancêtre fabuleux avait connu cette époque ? Il le découvrit avec une émotion double, car ce fut en 1998, le jour de ses cent ans (un un suivi de deux zéros !), dans une crypte sur un pilier où se trouvaient gravés en caractères wisigothiques : « Childéric Geffroy, chargé de régler les comptes de Son Altesse Robert le Pieux ». Poursuivant la lecture du texte inscrit dans la pierre, il apprit que le roi Robert avait donné pour mission à Childéric de comptabiliser les jours restant à vivre jusqu'à l'an mil et de les exposer au vu et su de ses sujets. Comme la tour Eiffel n'existait pas, il entreprit d'en construire une en bois, chacun des éléments de la charpente représentant un jour écoulé. Comme il avait commencé son ouvrage le I janvier CMXCIX à minuit, il avait donc à construire un édifice de 365 éléments, le dernier élément étant à poser le XXXI décembre à minuit. Pour connaître le nombre de jours qui le séparait de celui de sa mort, le passant devait compter le nombre d'éléments de l'édifice et le soustraire de 365. Chaque soir, Childéric montait avec le nouvel élément, et la foule, jour après jour de plus en plus grosse, l'encourageait dans son entreprise. À minuit pile, il posait le nouvel élément. Alors, tout le monde applaudissait, comptait les morceaux de bois, effectuait la soustraction et se signait. Le XXXI décembre de l'an CMXCIX, Childéric monta avec le dernier élément de charpente. Il partit tôt matin, car il avait presque 300 mètres à gravir, et le soir, à minuit très exactement, il posa ce dernier élément. La foule immense n'eut pas le temps de compter. L'édifice, de conception rudimentaire, s'écroula sur elle et, pour le pauvre Childéric, victime de sept fractures du crâne, ce fut la fin de ce monde.

     

    En lisant ce compte-rendu d'événements tragiques concernant son ancêtre, monsieur Frileux sentit l'angoisse monter du fond de ses tripes. Il y vit le doigt du destin et tout de suite réalisa que quelque chose d'horrible se passerait le 31 décembre 1999 à minuit - et d'ailleurs, un 31, n'est-ce pas un 13 qui cache son jeu ? - La camarde ne viendrait-elle pas le faucher le 1er janvier 2000 à zéro heure ? Quoique centenaire, monsieur Frileux était encore bien vert, et pas du tout prêt à tirer sa révérence à cette chienne d'existence qui, néanmoins, et il faut bien le reconnaître, ne lui avait pas apporté que des désagréments. En fait, son objectif était de battre le record de Jeanne Calment ; après, pensait-il, il pourrait partir tranquille. Malheureusement, ce cap de l'an 2000, jalon posé là par les humains pour fixer leur passage, point de repère partout et nulle part dans l'infinitude du temps, monsieur Frileux le voyait se dresser devant lui comme un obstacle insurmontable.

     

    Il en fit part à son arrière-arrière-petit-fils, expert-comptable au ministère de la comptabilisation des jours restant jusqu'à l'an 2000. Celui-ci essaya de rassurer son aïeul en lui disant que les chiffres n'avaient aucune raison de se venger d'un de ses plus fidèles et loyaux serviteurs, mais tout au fond de lui, le vieillard repensait à sa haine des chiffres. À la moindre occasion, ceux-ci n'allaient sûrement pas lui faire de cadeaux.

     

    Le 31 décembre 1999, monsieur Frileux était à sa fenêtre et regardait le fatidique nombre un inscrit sur la tour Eiffel comme une immense larme d'un blanc éblouissant dans la nuit noire. Qu'allait-il se passer quand il céderait sa place au chiffre zéro ? La tour n'allait-elle pas s'abattre dans un fracas métallique et n'allait-il pas prendre en pleine poire l'immense antenne de la télévision au beau milieu de l'émission Le compte est bon ? Non, elle était solide la vieille dame de fer et elle était capable de résister à une secousse tellurique de 50 degrés sur l'échelle de Richter. Autant dire que si la terre se coupait en deux, elle resterait encore debout. Alors quoi ? Plus le temps passait, plus l'angoisse du vieil homme montait. L'aiguille des minutes avançait, implacablement, et minuit approchait, inexorablement : vingt-trois heures trente... vingt-trois heures quarante-cinq... vingt-trois heures cinquante... vingt-trois heures cinquante-cinq... Sueur, halètement, suffocation... Et tout à coup, au milieu de la féérie d'un feu d'artifice, le zéro apparut, mais monsieur Frileux n'eut pas le temps de le voir ; simultanément, sous la décharge d'adrénaline, son cœur lâcha. À ce moment, son arrière-arrière-petit-fils pénétra dans la pièce en criant :

    - Non, pépé, je viens de refaire mes calculs. Deux mille, ce n'est pas un compte rond, le prochain après mille, c'est dix mille. Tu as le temps de voir venir.

    Hélas ! monsieur Frileux avait été frappé par le deux fatidique, ce serpent qui en se détendant lui avait arraché le cœur.

     


    3 commentaires
  • Lever d'étoiles 08

    Guy Vieilfault, l’étoile du jour

    POR - HAOR

      

    En ma qualité d'ancien mataf, je me sentais en droit — malgré le poids des ans — de séduire toutes les sirènes et celle-là n'aurait pas usurpé sur les trois étoiles du guide Michelin, à supposer que ce dernier s'avisât de classer les belles de la côte ainsi que les restaurants.

    Ancien mataf, si l'on veut. En fait, mes vingt années d'aéronavale m'assimilaient plus à l'exocet qu'au marsouin de base ce qui expliquait peut-être les difficultés rencontrées dans mes manœuvres d'abordage. Mais ce jour-là l'approche devait m'être facilitée. Beaucoup.

    Trop.

     

    Il régnait un temps de novembre sur la baie de Morgat ce qui, pour déplaisant que ce fût, n'était pas scandaleux puisque, précisément, nous étions en novembre. Le 17, j'ai de bonnes raisons pour m'en souvenir.

    Une brume mêlée de crachin empoissait toutes les heures de cette journée qui n'en finissait pas de ne pas finir. Quatre marins débarqués d'un thonier balançant ses antennes à quelques encablures de là sifflaient coup sur coup des verres de Sidi Brahim et se promettaient, haut et fort, de faire la peau prochainement à un équipage d'Espingoins qui avait manqué de tact à leur égard. Le patron, les yeux dans le vague, essuyait quelques verres pour occuper ses doigts et moi je sirotais ma Suze-cassis en me demandant ce que je faisais là.

    C'est bien beau la nostalgie, mais quand on frise la cinquantaine l'ombre portée en devient envahissante. Certes j'avais naguère, imitant bien d'autres, frimé comme un malade dans ce caboulot minable. Le prestige de l'uniforme… Et les minettes tombaient, tombaient !

    Enfin, quelques-unes, parce que l'uniforme ne suffit pas. Il y avait une trentaine d'années de cela, autrement dit un siècle.

    Qu'est-ce que j'étais venu foutre ici ? Le CAFÉ DU PORT était méconnaissable, défiguré par les néons. Les patrons avaient changé, bien sûr, et mes souvenirs n'intéressaient personne. Je me promis de quitter les lieux dès le lendemain.

    On ne doit jamais remettre à demain… J'avais oublié le dicton. J'ai eu tort.

     

    Quel âge lui donner ? Trente-cinq, quarante peut-être. Seules quelques ridules convergeant aux commissures des lèvres et des yeux trahissaient un vécu démenti par la fraîcheur du teint et l'allure sportive de la femme qui me faisait face.

    Car elle s'était invitée avec un petit sourire complice.

    — Je ne vous dérange pas ?

    Pas d'équivoque possible, la qualité des vêtements, la tranquille assurance du geste excluaient l'hypothèse d'une racoleuse en mal de client. Alors ?

    Je m'interrogeais tout en débitant les banalités séant à ce genre de situation.

    Certes non, elle ne me dérangeait pas, au contraire… avec ce temps pourri, tout apport extérieur ne pouvait qu'être apprécié…

    A défaut d'originalité, ces réparties me laissaient le temps de me forger une contenance.

    Sans doute parce qu'elle avait rejeté en arrière une mèche de cheveux lui mangeant le front, il me sembla que la brume s'éclaircissait sur la jetée. La météo a de ces caprices.

    C'était le moment ou jamais de placer les péripéties de ma folle jeunesse. Il y avait si longtemps que je n'avais rencontré une oreille complaisante.

    — Ah, vous êtes de la maison ?

    Ma moue interrogative l'incita à poursuivre.

    — Mon mari aussi. Enfin, il l'était. Sur l'eau lui, capitaine au long cours.

    Les pièces du puzzle se mettaient peu à peu en place : la veuve encore jeune et plus du tout éplorée, cela pouvait s'avérer intéressant.

    Les marins braillaient de plus en plus, se proposant maintenant de couler le chalutier espagnol si l'occasion se présentait. Quant au patron, il paraissait résigné à porter sur ses épaules toute la misère du monde.

     Le coup de la veuve, c'était raté. Je n'avais pas bien saisi le début de l'histoire, mais le développement ne me laissait guère d'espoir. Le capitaine était toujours de ce monde, sauf qu'il n'était plus capitaine, si ce n'est de son fauteuil roulant, par la faute d'une mauvaise chute. Paraplégique, il consacrait son temps à la peinture. Des marines, évidemment.

    — Aimeriez-vous les voir ?

    C'était, en inversant les rôles, l'histoire des estampes japonaises, mais, à dire vrai, la résurrection de feu l'époux avait quelque peu modéré mon enthousiasme. Et la brume retrouvait sa densité initiale.

    J'aurais pu prétexter un départ proche, un rendez-vous… que sais-je ?

    J'aurais dû.

     

    Je n'éprouve aucune prédilection pour les voitures anglaises, mais je dois reconnaître que les petites Austin avec leurs sièges au ras du plancher permettent d'apprécier le galbe des jambes de la conductrice. Ma partenaire m'avait convié à l'accompagner dans son propre véhicule. L'affaire de cinq minutes, car son domicile se situait à l'extrémité est de la plage, près d'une crique baptisée Por-Haor.

    Va pour Por-Haor ! C'était marée haute et le flot atteignait le rempart des galets. Il serait bientôt dix-sept heures, l'obscurité s'annonçait. Sans déplaisir, je constatai que mon pilote ne portait pas de collant ce qui dénotait un indéniable savoir-vivre. Je me surpris à regretter vaguement que le capitaine au fauteuil roulant ne fût pas qu'une photographie jaunissant dans son cadre ovale.

     

    Deux belles demeures voisines dominaient la crique, à l'écart de toute autre habitation. L'Austin s'arrêta près de l'une d'elles, à l'abri d'une haie de tamaris.

    — Nous y voilà. S'il faisait beau, vous pourriez apercevoir les lumières de Douarnenez en face.

    Elle semblait oublier que je connaissais les lieux depuis des lustres, mais je me gardai bien de le lui faire remarquer.

    Dès l'entrée, on ne pouvait ignorer que le maître de céans avait fréquenté toutes les mers du monde et, particulièrement, celles d'Extrême-Orient. Le vestibule était tapissé de photographies, d'objets exotiques divers, plutôt incongrus sous ce climat.

    — Arnaud se sentait obligé de me rapporter un souvenir de chacun de ses voyages, me souffla-t-elle en me débarrassant de ma parka.

    — Je comprends cela, répartis-je tout en pensant l'inverse, cette manie des bibelots-souvenirs me paraissant sans intérêt.

    Du regard, je cherchais le Arnaud en question, m'attendant à le voir débouler dans son chariot d'infirme.

    — C'est toi, Anne ?

    La voix descendait de l'étage, forte, bien timbrée. Une voix de commandement. Je retins que mon hôtesse se prénommait Anne, cela m'éviterait d'avoir à le lui demander. Je la suivis dans l'escalier en haut duquel stationnait une sorte de plate-forme, mue électriquement sans doute, qui devait permettre le transfert du handicapé d'un niveau à l'autre

    — Je t'amène un visiteur amateur d'art. Presque un collègue pour toi. Arnaud, je te présente monsieur… Monsieur comment ? Je ne sais même pas votre nom.

    — Mansert. Léopold Mansert.

    J'évitai de préciser que mes proches m'appelaient Léo, la familiarité ne semblant pas de mise dans cette vaste demeure bourgeoise.

    — Enchanté, monsieur Mansert, enchanté…

    Ben voyons ! Il paraissait aussi enchanté que mon banquier constatant le montant de mon découvert. Il est vrai que je le dérangeais alors même qu'il se débattait avec d'énormes vagues écumantes menaçant de déborder des limites de la toile. J'étais totalement incapable d'estimer si son tableau révélait un réel talent, mais au moins on devinait ce qu'il avait voulu représenter, ce qui coïncidait avec ma propre esthétique, plutôt sommaire en ce domaine.

    Le bonhomme m'intéressait plus que l'œuvre. Une nouvelle fois, je constatais combien une voix peut être trompeuse. Le « C'est toi Anne ? » qui nous avait accueillis laissait présupposer, par son amplitude et sa sonorité, un émetteur de forte corpulence ou de grande taille, l'inverse du petit homme aux cheveux grisonnants dont la couverture lui couvrant les jambes accentuait encore la fragilité.

    L'atelier du peintre donnait, par une large baie vitrée, sur la mer, probablement sur la crique de Por-Haor dissimulée par la brume et l'obscurité établie.

    L'artiste paraissant nous avoir oubliés, Anne me saisit par le bras et entreprit de me détailler la série des tableaux accrochés aux murs. L'ensemble me paraissait de bonne tenue bien qu'un tantinet répétitif. Rien de plus semblable à une houle qu'une autre houle. Çà et là, quelques objets rompaient la monotonie de l'exposition : coiffes asiatiques, éventails d'origine japonaise, masques thaïs…

    L'un des bibelots attira mon attention, car il réveillait en moi le souvenir d'anciennes lectures : c'était un kriss malais, un de ces poignards à lame ondulée tant redoutés par les anciens navigateurs tombant entre les mains des indigènes des îles de la Sonde.

    Mon intérêt pour l'arme incita Anne à la décrocher pour me la tendre après l'avoir soigneusement essuyée.

    — Il est très beau, n'est-ce pas ? Arnaud y est sentimentalement attaché, sans que je sache pourquoi.

    J'essayais d'imaginer ce qu'avait été le destin de cette lame sinueuse. Était-elle de fabrication récente, à vocation touristique, ou avait-elle connu les affres des rixes tribales ? J'ai toujours été fasciné par les armes blanches, mais le flexueux éclat de ce poignard me mettait mal à l'aise.

    — Posez-le sur la table, je le raccrocherai plus tard. Tu nous rejoins, Arnaud ?

    Le nez au ras de la toile — il devait être myope — son mari avait repris sa tâche sans plus s'occuper de nous. D'un vague signe de la main, il nous signifia qu'il descendrait… peut-être.

    Après tout, il était chez lui.

     

    — Suze, toujours ?

    Anne s'activait au salon, un peu nerveuse soudainement. La brume pressait contre la vitre des tampons d'ouate grise et une horloge battait dans mon dos. Je songeai qu'un Simenon aurait su traduire à merveille cette atmosphère plus provinciale que nature. Tout semblait trop propre, trop net, sans un grain de poussière et fleurant bon la cire.

    Il n'était que la robe rouge d'Anne pour troubler cette harmonie. Et ses jambes, dont je ne pouvais détacher mon regard. Oui, dommage que le capitaine ne soit pas qu'une photographie sépia au centre de son cadre ovale !

    Anne avait préparé trois verres. Van Gogh allait donc nous rejoindre. Nerveuse, décidément, l'hôtesse avait répandu une bonne quantité d'alcool sur la table du salon.

    — Laissez, laissez… Je nettoierai. Je monte le verre d'Arnaud, car je sais qu'il ne descendra pas tant qu'il n'aura pas achevé sa toile. Il ne faut pas lui, en vouloir, c'est la seule passion qu'il lui reste.

    Ça n'expliquait pas sa fébrilité, aussi me complus-je à songer que j'étais la cause de sa maladresse. On peut toujours rêver.

    Les deux jambes disparurent en haut des marches et je me retrouvai seul avec l'horloge. Bientôt six heures. Je me demandais comment cette rencontre allait se terminer, mais j'étais à cent lieues de la réalité.

     

    Le mari n'appréciait-il pas mon arrivée inopinée ? Je tendais l'oreille pour capter l'écho d'une éventuelle querelle. En vain. Et les minutes passaient.

    « Chez ces gens-là, M'sieur. » on devait avoir la discorde conjugale discrète. Question d'éducation. Je commençais à trouver le temps long et regrettais de plus en plus de m'être embarqué dans cette galère quand Anne reparut.

    La discussion avait dû être plus vive que je ne le supposais, car le visage de la belle était presque aussi rouge que sa robe. Je n'avais plus qu'une pensée : avaler ma Suze et regagner ma chambre d'hôtel.

    Anne s'empara d'un verre et vint s'asseoir à mon côté. J'ai toujours été très sensible au parfum des femmes et, cette fois encore, je n'échappais pas à cette attirance, d'autant moins que l'atmosphère d'intimité régnant dans cette demeure perdue dans la brume, cette impression d'être au bout du monde, tout cela me poussait vers cette créature si proche. N'eût été la présence devinée de l'invalide au premier étage, je crois bien que…

    Je n'eus pas à supputer plus longuement. Reposant son verre, Anne s'était tournée vers moi et, saisissant ma tête à deux mains, recherchait mes lèvres. Si ce n'était pas une invite !

    L'idée que le mari pouvait apparaître d'une seconde à l'autre au faîte de l'escalier me traversa l'esprit avant que je ne me laisse emporter par la frénésie de ma partenaire.

    Nous étions bien loin du temps des corsets dont le lacet, se dénouant, sifflait lascivement sur les hanches de madame Bovary ! Anne s'était pratiquement mise à nu d'elle-même malmenant, dans sa hâte, ses sous-vêtements. J'aurais sans doute connu semblable destin si les miens, moins arachnéens il est vrai, ne s'étaient avérés plus résistants.

    J'avais déjà par le passé essuyé quelques tornades, mais un cyclone de cette intensité, jamais !

    Oublié le peinturlureur à l'étage ! Je me surpris à supposer que je ne devais pas être le premier à fréquenter le canapé et que l'époux, empêché peut-être, savait se montrer complaisant.

    Anne ne se dispersait pas en préliminaires, c'est le moins que l'on puisse dire. À peine notre étreinte achevée qu'elle s'écartait de moi et renfilait ce qu'il restait de sa petite culotte en lambeaux avant de disparaître dans le vestibule.

    J'en étais encore à me rhabiller quand les premiers hurlements s'élevèrent, venant du jardin. Qu'est-ce que c'était que ce merdier ? Je ne savais pas pourquoi, mais un courant d'air glacé me parcourut l'échine.

    Retenant mon pantalon à deux mains, je me précipitai vers la porte d'entrée. Les cris s'étaient tus. Un lampadaire s'illumina sur le perron de la maison d'à côté et, malgré la brume stagnant dans le jardin, je distinguai Anne, pratiquement nue, soutenue par les voisins qui la firent entrer et claquèrent la porte violemment.

    Je ne comprenais plus rien.

     

    — C'est pourtant facile à comprendre, ironisait l'officier de gendarmerie, elle vous plaisait, la réciproque n'étant pas évidente. Le couteau dans le dos du mari infirme, la fille sur le canapé et le tour est joué. Sauf qu'elle est parvenue en fin de compte à vous échapper. Bien sûr, bien sûr…

     Il hochait la tête benoîtement en écoutant mes dénégations véhémentes, ses sourires laissant entendre qu'il appréciait mon humour. On peut être gendarme…

    — Vous expliquerez tout cela aux jurés d'assises, ça ne manquera pas de les intéresser.

    — « Tout ça » quoi ?

    — Eh bien, les empreintes sur le couteau dont vous reconnaissez qu'elles sont les vôtres, les résultats de l'analyse du sperme dont vous revendiquez la paternité, si j'ose dire (l'humour, toujours !), les vêtements déchirés, le témoignage des voisins qui ont recueilli la victime. Sincèrement, monsieur Mansert, je ne voudrais pas vous décourager, mais je vous vois mal parti…

    Pour m'être, dans ma tendre enfance, nourri de l'Odyssée, j'aurais dû savoir que les histoires de sirènes finissent toujours en queue de poisson. J'aurais dû.

    Une porte grinçait dans la gendarmerie, qui éveillait des échos sinistres. Il y a des jours où l'on ferait mieux de rester couché.


    4 commentaires
  • lever d'étoiles 07

    Sandra Champagne-Ilas, l’étoile du jour,

    vit à Gommegnies et fabrique des épluche-murs à ses heures perdues.

     

    Peau de mur

     

    « Les Nombres, c’est-à-dire les degrés de la vibration ».

    Antonin Artaud, Héliogabale ou l’Anarchiste couronné.

     

    La salle Niepce n’est pas si évidente à trouver, contrairement à ce que stipule le dépliant rédigé pompeusement. On le lui avait envoyé personnellement il y a plus de quinze jours. Rita y jette de nouveau un œil inquiet :

     17 juin 2014

    – Salle Niepce, 2e étage, salle B –

    (facile d’accès, suivez les flèches)

    Séminaire sur la réappropriation/reconstruction de votre corps céleste,

    ou comment faire la paix avec soi-même en pardonnant aux autres.

      

    Bon sang, mais que fait-elle ici exactement ? Pardonner aux autres ? Quelle drôle d’idée. Ça n’a jamais été son fort, ça, pardonner. Un truc de catho ou de personne dite gentille qui n’a rien trouvé de mieux pour se faire accepter des autres sans effort, de ceux qui passent leur temps à vous pourrir la vie.

    Rita s’assied près d’un bonhomme, la soixantaine bien frappée. Il y a un monde fou dans cette salle. On se croirait à un meeting politique. Elle sent une ferveur pudiquement retenue. Elle sent aussi le rouge lui monter aux joues. Et si quelqu’un de sa connaissance était là aussi ? Quelle honte cela serait d’être reconnue dans pareil endroit, elle qui n’a eu de cesse dans son existence que d’exposer une personnalité savamment autoritaire. Une grande gueule, quoi, celle qui permet dans l’existence de ne pas trop se faire marcher sur les pieds.

    – Vous allez voir, ils sont géniaux.

    C’est le verdict sans appel de son voisin.

    – Excusez-moi, vous êtes déjà venus dans ce genre de… réunion ?

    – Oh non, pour tout vous dire, c’est la deuxième fois. Disons que j’ai dû faire quelque peu mes preuves, et ça a marché, ils m’ont repêché si l’on peut dire. Vous allez voir, ces gars-là sont extraordinaires. On a l’impression qu’ils vous connaissent depuis toujours.

    Rita est perplexe et ouvre de nouveau le dépliant. Elle est à un tournant de sa vie, comme on dit. À presque cinquante balais, il se peut bien qu’elle se prenne un platane en pleine poire si elle ne reprend pas vite le contrôle de sa bécane de vie. Tout lui semble confus et lui échappe sans qu’elle ne puisse rien retenir. L’énergie déployée à faire en sorte de rendre chacune de ses journées aussi médiocres que la précédente en terme d’ennui et de désespoir la vide de tout son être.

    Sur le dépliant, il y a les photos des « animateurs spirituels » : Malo et Brieuc.

    – Non, mais vous avez vu ça ! Ils sont frères. Ils ne se ressemblent pas du tout, mais il est vrai que les photos savent mentir. Dites-moi, leur mère devait être folle amoureuse de la Bretagne avec ces prénoms-là. Dieu merci, ils ont échappé à Cancale ou Plougastel, une chance !

    Le bonhomme aux tempes de marbre se penche davantage esquissant un sourire gêné aux dents jaunâtres : « Un conseil, ne parlez pas de leur mère, cela les met très mal à l’aise, en particulier Brieuc. En tout cas, c’est ce qui est conseillé dans le programme ».

    Soudain, plus personne ne parle. La salle s’est figée dans un silence sépulcral empreint de respect. Les deux hommes entrent sur scène tout de blanc vêtus. Rita regarde, médusée, ces apparitions spectrales. Elle s’attarde sur leurs pieds, s’attendant à les voir flotter au-dessus du sol.

    – Bonjour à tous. Je m’appelle Malo, et voici mon frère Brieuc. Nous sommes ici pour vous aider à retrouver la paix intérieure, que cette dernière inonde votre aura mortifiée. Je reconnais les habitués. D’autres sont ici pour la première fois, je ne me trompe pas ? Vous, par exemple, madame ? 

    Le regard de Malo se posa instantanément sur Rita. Celle-ci est bientôt noyée dans une lumière bleue veloutée que projette un spot invisible. Tous les regards sont tournés vers elle, du moins le pense-t-elle.

    Mon dieu, faites qu’il n’y ait personne ici que je connaisse !

    – Venez sur la scène, n’ayez pas peur. Nous allons tenter de voir en vous, en tout bien tout honneur, bien sûr !

    Grand éclat de rire dans la salle.

    Rita, la rétine habillée de bleu, se lève et se dirige vers l’estrade. Après tout, elle a allongé pas mal de ronds pour être ici, autant en profiter.

    – Asseyez-vous, Rita. Ici, vous êtes en sécurité. Personne n’est là pour vous juger, pour trouver que votre haleine empeste l’oignon frit ou que votre chandail est vieux comme Hérode. Vous êtes ici comme vous devez être en vous-même : sereine et heureuse. La plénitude ne s’acquiert qu’en se délestant des contraintes, des personnes qui vous empêchent de vivre votre propre vie. Rita, êtes-vous prête ?

    Rita pense qu’elle devrait normalement paniquer, assise là, devant une bonne centaine de personnes qui scrutent chacun de ses pores, mais curieusement, la voix grave de Malo la rassérène.

    – Bien. Rita, parlez-moi de vous. Comment va votre vie ?

    Sous la lumière bleutée, la peau vire au vermillon. Rita ne se sent pas très bien. Mais elle ne peut fuir, cette maudite lumière l’aveugle.

    – Ma vie, quelle vie ? Oui, je respire, je bouge, je mange et parfois il m’arrive de dormir, mais je n’appelle pas cela vivre moi. J’ai besoin de partager, vous comprenez ? Mes enfants ont quitté le nid, mon mari est toujours là, mais au fond, nous vivons sur un malentendu. Ma vie est comme un fruit qui n’a plus aucune saveur. Pire, une sale contrefaçon made in China

    Brieuc prend la parole :

    – Vous vous méprenez, Rita, la peau de votre fruit n’est pas aussi régulière qu’un stupide fruit en plastique. Tout n’est pas faux dans votre vie et ce fruit est bien vivant. Ne le sentez-vous pas vibrer en vous, Rita, de toutes ses nuances, de toutes ses couleurs ? Et que comptez-vous faire pour rendre ce fruit plus savoureux, pour le croquer à pleines dents ?

    Rita fronce les sourcils.

    – Eh bien, je ne sais pas. Peut-être bien qu’il n’y a plus aucun moyen de le savourer, peut-être bien qu’il est pourri ce fruit, et qu’il ne me reste plus qu’à le jeter à la poubelle.

    Dans la salle, des clameurs de protestation s’élèvent.

    – Entends-tu Malo ? Entendez-vous Rita ? Les personnes ici présentes ne semblent pas du tout d’accord avec vous. Une main là-bas, passez le micro au monsieur. Ah, mais je le reconnais, c’est Simon, un régulier. Oui, que veux-tu nous faire partager Simon ?

    Rita reconnaît le bonhomme aux cheveux gris et aux dents jaunes. De quoi se mêle-t-il celui-là ? Et puis, lui, un « régulier » ? Ce n’est pas vraiment le discours qu’il lui a tenu tout à l’heure. Se serait-il moqué d’elle par hasard ? Plutôt malvenu dans ce genre de séminaire où l’on est censé être dans l’honnêteté la plus pure… Quel faux derche !

    – Eh bien moi, je dirais que le fruit est loin d’être pourri. Rita a encore beaucoup de forces vitales et une énergie qui dépasse les rayons alpha et oméga de notre subconscient ; je pense qu’il y a un ver dans le fruit, qu’il va falloir peler le fruit pour extirper l’animal qui lui fait des trous dans l’âme. Voilà ce que j’en pense.

    – Pas mal du tout Simon ! s’exclame Malo. Je suis comme vous, je pense que Rita doit peler le fruit pour retrouver la saveur de la vie. (Il s’adresse à la salle bondée) Et vous, qu’en pensez-vous ?

    Des oui fusent de partout. On se croirait à un concert de Johnny Hallyday. Et voilà que tous hurlent ensemble « pelez l’fruit, pelez l’fruit, pelez l’fruit ».

    – Vous entendez, Rita. Vous devez ôter la peau du fruit malade en vous. Pour ce faire, vous allez maintenant imaginer que vous pelez quelque chose, n’importe quoi. Concentrez-vous bien. Je demande à la salle de se taire. Que choisissez-vous, Rita ?

    Un nom de fruit devrait normalement surgir dans l’esprit de Rita, mais c’est un tout autre concept que percutent ses synapses gorgées de bleu de méthylène : un mur. Elle voit un mur.

    – L’assistance brûle de connaître votre image mentale. (Malo lui prend la main) Alors, partagez cette image avec nous, Rita. Que pelez-vous ?

    Rita ne réfléchit pas, les mots sortent tout seuls et elle se surprend à hurler dans le silence bleuté de la salle.

    – UN MUR.

    Malo serre davantage la main de Rita.

    – Chère Rita, vous voulez dire « une mûre » ?

    Des rires secouent le public, cette hydre aux cent têtes.

    – Vous supposez mal. J’ai bien dit : « un mur ».

    À ce stade, Malo serre tellement la main de Rita que son auriculaire chevauche son index. Elle a mal, mais n’a aucune envie de se plaindre.

    – Bien, dit Brieuc de sa voix hypnotique, et comment allez-vous vous y prendre pour peler ce mur, chère Rita ?

    Rita a les yeux mi-clos. Elle visualise bien ce mur qui se dresse devant elle, qui la protège des autres. Elle ne voit plus personne, et la lumière bleutée ne l’aveugle plus. Elle est bien.

    – Le mur est bien là ; il y a des traces blanches dessus, du salpêtre peut-être. Ma vie est pourtant loin d’être un mur neuf. Elle est usée, les briques sont fatiguées et le ciment se fissure ça et là. Je dois peler ce mur.

    Rita se lève avec difficulté. Elle vacille, ses jambes sont celles d’un faon nouveau-né ; ça lui rappelle Bambi, le film préféré de son fils aîné Mathieu quand il était enfant et qu’elle n’a pas vu depuis des années maintenant. Peut-être est-il mort à l’heure qu’il est. Peut-être qu’un chasseur lui a tiré dessus, comme la maman de Bambi. Pan !

    – Rita, pelez ce mur.

    Rita est devant son mur. Il lui faut un éplucheur de murs. Elle cherche dans les poches de sa veste, mais elle a oublié le sien à la maison. Son mari le lui a encore confisqué. Son mari n’aime pas les épluche-murs. Le mur ne doit pas faire peau neuve, le mur doit rester tel quel. Mais peut-être est-il tombé sans qu’elle ne s’en rende compte ? Rita se met à quatre pattes et cherche, le nez quasi collé au sol, le précieux outil sans lequel absolument rien n’est possible.

    Rita sanglote.

    – J’ai… je n’ai pas mon épluche-murs. Je ne comprends pas, d’habitude, je l’ai toujours sur moi, c’est une vraie manie, et ça agace tout le monde.

    Elle sent quelque chose d’humide et de collant dans la main gauche. Malo ne lui a jamais lâché la main. C’est la sueur de leurs mains serrées qui surprend un peu Rita, mais elle n’a plus la force de dégager sa main de la sienne. Et puis, elle est arrivée pile à cette frontière où l’agréable et le désagréable se confondent tellement qu’il est impossible de dégager une dominante, impossible même de savoir avec précision si ces sensations existent encore.

    – Rita, nous allons vous aider à éplucher votre mur, nous allons tous vous aider à reconquérir votre vie sans compromission, et cela, grâce au pardon. Vous voulez bien pardonner Rita, à vous-même et aux autres ?

    – Oui, crie Rita, oui ! C’est une nécessité. Aidez-moi, le mur va s’abattre sur ma tête, je le vois se fendiller de toutes parts, il va s’écrouler sur moi. Aidez-moi !

    Alors, toute la salle est invitée à rejoindre Rita sur scène. En fait, ils ne sont que treize, dix plus Simon le Judas, Brieuc et Malo. Mais où sont passés les autres ? Les a-t-elle vraiment vus tout à l’heure ? Ils s’asseyent tous autour d’elle, avec dévotion et une carte de tarot à la main. On jurerait une messe ou un rite païen. Une drôle de lumière inonde les visages de chacun. Malo est avec eux. Plus personne ne la retient. Seul un bout de carton collé dans la paume de sa main : une carte de Tarot tout usée. Elle la reconnaît : c’est l’arcane sans Nom ou l’arcane 13, celle qui fait frémir de peur ou de joie, cela dépend comment l’on désire vibrer avec ce nombre particulier… La Mort, c’est aussi le départ vers une nouvelle vie, c’est une renaissance à envisager, se dit Rita.

    Simon se lève et lui tend un objet qui lui est bizarrement familier.

    – Tenez Rita, votre éplucheur de murs. La mère de Brieuc et Malo m’a laissé le sien car il ne lui servait à rien. Elle, c’est l’eau qui rendait sa vie opaque, alors, elle l’a rejointe, et je l’ai suivie. Mais moi, j’ai eu de la chance. Mes fils sont d’excellents nageurs, Malo m’a tiré de là, mais Brieuc n’a pas réussi, et sa mère… Mais ils m’ont pardonné, et c’est ce qu’il vous faut retenir. Tenez Rita, votre éplucheur, faites-en bon usage. Enfin, un dernier petit conseil, ne parlez jamais à vos proches de ce que vous avez vécu aujourd’hui. Ils ne vous croiraient pas. Rappelez-vous, tout ceci n’est qu’une illusion, une peau de mur.


    1 commentaire
  • Lever d'étoiles 06

    Dominique Guérin, l’étoile du jour

    Comment en suis-je venue à écrire ? L’oral y a été pour beaucoup : toute petite je chuchotais des contes zinzins à Nounours Serrure un gros ours même pas en peluche… Mes yeux s’étaient dessillés en parfaite concomitance : là, je dis merci au Père Castor puis à Dumas… Ensuite mon oreille a eu son mot à dire quand les Maîtres du Mystère me l’ont joué ‘frisson nocturne’ à la radio… À force mon imagination bullait. Alors il fallait bien que ça arrive un jour, j’ai saisi un stylo que mes doigts n’ont plus lâché. J’avais vraiment des choses à écrire, plein de choses. Si je me suis mise au clavier ? Quelle question !

     

    Chronophobie ferroviaire

     

    Dans la salle d’attente de la gare, mon premier regard fut pour l’horloge.

    8 heures.

    L’enchaînement rituel de mes petits matins est réglé comme du papier à musique. Je respecte la partition du docteur Fenton à la minute près. Sinon, la panique aurait raison de moi.

    J’étais néanmoins stressé, car suite au désastreux bilan de juin, le virus de la réunionite aiguë viciait l’atmosphère de notre PME d’import-export... Depuis lors, Blandeau, Masurier, Douel et moi avancions à reculons quand nous étions convoqués presto par le Big Boss dans la salle des « états généraux ». À raison d’ailleurs : de nous quatre, il n’en restera plus que trois après la réunion d’aujourd’hui. Quid de ce trio ?

    L’horloge est ronde.

    Deux ans de trajets quotidiens m’ont familiarisé à sa face lunaire scarifiée d’aiguilles noires et de chiffres romains austères dont l’unique fonction est de m’accueillir dans la salle d’attente. Ensuite mes yeux inquisiteurs recomposent le puzzle pièce à pièce : murs jaunâtres, sièges de skaï grenat et, perché sur son bras articulé, le poste de télé indiquant les trains en partance… Lorsque je localise enfin Mézigue feuilletant son journal, je prends pleinement conscience de la permanence du décor.

    Quel soulagement de constater que toute chose est là où elle doit être !

    Cette salle transitoire est un ventre fécond que j’investis en aveugle, mon ordinateur portable me servant de flagelle et l’horloge de repère ovulaire. Après dix longues minutes de gestation, deux minutes de halètement à me propulser jusqu’à mon train, et une minute de récupération post-partum dans le couloir du wagon, je « renais » : voici ma journée sur rail !

    Le fantôme du grand-oncle Jules perd toute emprise spectrale sur moi. Je suis enfin zen.

    C’est donc ainsi que chaque matin, grâce aux directives ad hoc du Docteur Fenton, j’accouche en très exactement 13 minutes du Monsieur Tout-le-Monde qui vit ma vie par procuration.

     

    Sauf que ce matin l’horloge avait la tête au carré.

    Fidèle au bon déroulé de mon protocole habituel, je l’avais effleurée d’une prunelle distraite avant de visualiser les sièges grenat quand, soudain, l’engrenage s’enraya. Mon regard revint alors zoomer sur l’horloge, alarmé par cette exposition insolite d’angles droits.

    Je connus un moment de grande solitude.

    — Pas trop tôt. L’autre retardait. Le comble dans une gare où l’exactitude est reine.

    Ma sécurisante routine s’en trouva définitivement perturbée : Mézigue n’était pas assis sous le support de la télé à survoler les pages de l’Équipe… Mézigue avait déserté !

    — J’aime assez. Je la trouve design. Pas vous ?

    J’ai baissé la tête, ce qui pouvait passer pour un oui, et consulté ma Swatch.

    Déjà trois minutes de perdues.

    Qu’allait-il m’arriver maintenant que le cours du temps s’était déréglé ?

    J’observai à la dérobée le traître qui, se piquant d’art, chamboulait l’ordonnancement de nos petits matins. Costume sombre, cravate rayée, sacoche de portable noire : tout mon portrait, à l’exclusion de l’Équipe sous le bras.

    Si ce n’est moi, c’est donc mon frère : Mézigue, « pour me servir »… Car selon les préceptes expérimentaux du docteur Fenton je dois choisir et « codifier » dans mon environnement des repères stables censés réguler « les terreurs somatiques » générées par mon « ego asthénique ».

    D’où le pseudo de connivence attribué à ce parfait étranger.

    Bien que dans l’ignorance de ses devoirs fictionnels, Mézigue n’y avait jamais dérogé en deux ans de « service rendu ». Le parfait repère robotisé !... Qui ce matin, sans le savoir, était en train de remettre les pendules à l’heure. Fi de l’horloge. Fi du Docteur Fenton.

    L’angoisse me coinçait la pomme d’Adam.

    Je cauchemardai d’un Lexomil… Zen sur commande… le Lexomil est l’opium des cadres de société. Masurier et Blandeau ne se cachent pas d’y avoir recours. Douel fait front sans. Nous arborons tous les quatre une mine de déterrés.

    Je repoussai la tentation. Mon col de chemise me sciait le cou... Là où naguère s’abattait le tranchoir de la guillotine.

    Mézigue revint à la charge :

    — C’est gonflé de symboliser les heures par des demi-sphères thermoformées. On dirait des balles de golf coupées en deux. ça dépasse l’entendement. Vous en pensez quoi, vous ?

    Que j’allais rater mon train s’il tardait à prendre le sien…

    Je voyais en filigrane se dessiner sur le carré de l’horloge la table polygonale où siégerait la commission exécutoire. Au jeu des chaises musicales de notre petite entreprise en crise, qui serait éjecté de son siège pivotant ? Masurier, Blandeau, Douel… ou moi ? L’espoir m’était encore permis. Sauf si Mézigue s’entêtait dans son attitude frondeuse. Car, balles de golf ou non, la trotteuse rose fuchsia trottait inexorablement.

    Mon mutisme relança le soliloqueur :

    — A-t-on idée ! Trois aiguilles, trois roses différents. C’est de l’art pour l’art.

    Je faillis lui rétorquer sèchement que le rose s’harmonisait au grenat des banquettes. Je m’en suis abstenu. Parce que je me fichais du rose comme du reste. Il fallait juste que mes yeux s’y accoutument pour que cette attraction dépourvue d’intérêt remplisse l’office de sa devancière en m’accueillant demain dans la salle d’attente.

    Demain ? Demain s’annonce mal à ma Swatch.

     

    Bien sûr l’habit ne fait pas le moine, mais j’avais été bluffé par la panoplie standard du bizness man : erreur de casting ! Mézigue n’est ni mon double, ni mon alter ego. Je lui pardonnais l’Équipe, mais pas sa Rolex bling-bling, sa séduction phraseuse, sa désinvolture vis-à-vis de nos us. Pourtant je l’avais imaginé aussi fiable que mes plus statiques jalons : l’horloge ronde, les sièges en skaï, le poste de télé… La faute à mon psychiatre et à sa théorie des repères immuables censés annihiler mes crises de panique liées à l’obligation de m’enwagonner chaque matin à heure fixe. 

    Je m’étais installé dans la sécurité visuelle d’un intermède minuté par le docteur Fenton lui-même. 13 étant le plus équilibré des nombres, mi porte-poisse, mi porte-bonheur, je n’avais donc rien à redouter tant que j’œuvrais dans ce délai imparti. C’était facile et apaisant de répéter les mêmes gestes tous les jours ouvrés jusqu’à ce que « le compte soit bon ».

    Hélas deux de mes piliers viennent de s’écrouler sans préavis.

    Mézigue est indigne de ma confiance, il ne ressent rien des affres que j’éprouve lorsqu’il y a urgence. Mézigue n’a pas eu de grand-oncle Jules pour lui inculquer la ponctualité. Je déglutis avec difficulté… toutes ces minutes escampées ! Six au total. Normalement, fidèle à son rôle, Mézigue devrait plier son journal, se lever et gagner la sortie pour rallier le quai. À ce signal je l’imiterais et, au moment où son train s’ébranlerait, je me précipiterais sur le quai d’en face pour sauter dans le wagon de tête du mien.

    Douel, Mazurier et Blandeau, à nous quatre !

    Mais Mézigue ne s’était pas assis sous la télé ni n’avait lu l’Equipe. Droit dans ses Richelieu cirées, il faisait ami-ami avec moi en débattant de l’horloge carrée dont je n’ai rien à battre.

    — Pareil objet a sa place dans une galerie d’art contemporain. Pas dans une gare… Il y a du copinage là-dessous.

    Bingo !

    J’entends soudain sonner le réveil du grand-oncle Jules.

    Son gros réveil chromé dont le timbre strident orchestrait ses jeux de va-et-vient ferroviaires, jeux qu’il me fallait partager tous les mercredis ! Ma mère travaillait. Moyennant rétribution, elle me confiait à sa cousine Léa le sacro-saint jour de repos des scolaires. Celle-ci remettait à son père, le grand-oncle Jules, cheminot à la retraite un peu dérangé du ciboulot depuis le décès de grand-tante Madeleine, le soin de me divertir pendant qu’elle vaquait ailleurs.

    Je m’éternisais donc des après-midi entiers, confiné dans la pièce exiguë où il se livrait au modélisme avec une frénésie obsessionnelle.

    — Avant l’heure, c’est pas l’heure, après l’heure, non plus, s’égosillait-il tandis que, muet et affolé, je m’empêtrais dans les aiguillages miniatures.

    Les convois de collection lancés à pleine vitesse se fourvoyaient sur de mauvaises lignes et finissaient par se télescoper dans un grésillement annonciateur de court-circuit. Le réveil se déclenchait alors, en concordance avec l’arrivée programmée de tel ou tel fourgon, soulignant ma maladresse. Raté !

    Le grand-oncle Jules mugissait. Je rapetissais.

    La nuit je me surpris à rêver de voies ferrées géantes. Des kilomètres de ballast défilaient sans discontinuer et des milliers de trains me filaient sous le nez. J’étais debout, bras ballants, à les regarder fuir, engloutis par les ténèbres. Roulez wagons !… Jamais la vie ne roulerait droit… Jamais tant que le grand-oncle Jules et son réveil tictaqueraient à mon oreille leurs explosifs comptes à rebours simultanés.

    Peut-être que si j’en avais parlé… Il m’a fallu quinze ans pour m’y décider. Depuis j’en parle un samedi sur deux au Docteur Fenton. Ses silences attentifs ont eu raison de mes cures de sommeil en milieu psychiatrique. Je sais désormais que le grand-oncle Jules n’était qu’un ours débonnaire, muré dans son veuvage, qui avait fait un transfert affectif sur le gentil gamin que j’étais... Lui, le retraité de la SNCF, que tout retard faisait sortir de ses gonds.

     

    Je me tournai d’un bloc vers Mézigue. Mince ! En plus, ce gus avait les yeux bleu azur que je rêvais d’avoir. Gus, Gugusse… Drôle de clone. La sonnerie du réveil montait en puissance. Au secours.

    — Vite, j’ai un train à prendre…

    Mon ton pressant bouscula Gugusse.

    — Vous m’en direz tant… et qu’y puis-je ?

    Sa perplexité railleuse accrut ma bouffée délirante. Mézigue m’aurait compris, lui !

    La sonnerie vrillait mes tempes.

    Plus qu’une minute… À ma montre Swatch. Et à l’horloge ? À l’horloge aussi ! J’eus soudain envie d’exterminer ce nouvel empêcheur de rouler droit, de l’écraser du bulldozer de ma haine. Comme ce jour lointain où, profitant d’une sieste du grand-oncle Jules, je m’étais glissé dans la pièce des prestigieux Trains-Jouets JEP pour m’y affranchir de la double tyrannie que son réveil et lui exerçaient sur moi. Ma trouille se mua en rage dévastatrice, n’épargnant ni la superbe 120T Zamac métallisée de 1953, ni la motrice 2B2 verte en tôle peinte, ni les gros fourgons à quatre portes coulissantes, ni les signaux sémaphoriques en métal moulé, ni... Proche de l’hystérie, mais débordant d’euphorie, j’avais triomphé de ce monde à l’échelle HO, je l’avais pour toujours réduit à l’inertie et au silence. Je m’étais ensuite éclipsé, un peu refroidi à l’idée du prochain mercredi. J’avais néanmoins gratifié Léa d’un « au revoir » souriant et suivi ma mère, venue me récupérer après le goûter.

    Envoyer Gugusse à la casse pour une sonnerie de réveil ultrasonique ? Non, le docteur Fenton ne souscrirait pas. Son silence en dirait long. Je tentai le tout pour le tout :

    — Vous allez rater le vôtre…

    Mais je savais qu’il l’avait déjà raté. Que le mien était à quai, attendant le feu vert.

    Gugusse eut l’air ébahi puis émit un gloussement fataliste en me désignant du menton le poste de télé sous lequel Mézigue ne s’était pas assis :

    — Mon train ne démarrera pas avant ¾ d’heure. C’est affiché. On a annoncé un accident de personne sur la voie 6.

    Je vis que la voie 4 n’était pas concernée. J’eus un sursaut affolé. Je fixai la trotteuse rose de l’horloge et tout espoir me quitta ; l’express pour Le Menoux venait de partir sans moi.

    Inutile de m’auto leurrer plus longtemps ! J’étais rattrapé par mes vieux démons.

    Aucun trouble obsessionnel compulsif assumé ne m’en délivrerait jamais.

     

    Le grand-oncle Jules avait préféré l’omnibus à l’express pour tester sa version personnelle de l’accident de personne. Nombre de banlieusards fatigués de leur journée laborieuse l’avaient maudit en ce mercredi crépusculaire, tant était grand leur désir de regagner au plus vite leurs pénates. Plus tard -trop tard - devant la tombe où une énorme gerbe de glaïeuls offerte par la SNCF m’agressait l’œil de ses fleurs sanglantes, j’appris de Léa en pleurs que si le suicide de son père était un mystère, le fait qu’il ait, avant de se jeter sous la locomotive, réduit en miettes les modèles réduits qu’il me destinait en était un plus grand encore.

    Toutes ces nuits. Tous ces trains. Toutes ces nuits.

    Et moi, piégé dans un long tunnel noir essaimé de blouses blanches… Mes brillantes études en ingénierie, véritable feuilleton à épisodes… Ma phobie irrépressible des heures fixes… Puis la méthode salvatrice du docteur Fenton ; un poste enviable de responsable clientèle chez Graflex à Le Menoux ; le choix raisonné du nombre 13 pour Sésame d’une vie sociale enfin maîtrisée…

    Et patatras. Ce matin, l’horloge était carrée !

    Notre quatuor directorial va devenir triumvirat et je n’en serai pas.

    Driiiiiiiiiiiiiing.

    — Vous allez bien ?

    La voix de Gugusse. Inquiète. Assourdie. Le sol carrelé contre mon nez douloureux. L’odeur âcre de la Javel. Les vibrations des machines, moteur tournant, qui se communiquent à mon corps affalé par terre.

    Après l’heure, c’est plus l’heure… Il n’y a pas de 13 qui tienne !

     

    J’en connais trois qui vont sabler le champagne sur les douze coups de midi.


    1 commentaire
  • Lever d'étoiles 05

    Yvonne Oter, l’étoile du jour

    Yvonne Oter n'est pas très présentable, limite sortable.

    Elle partage sa vie entre la Belgique, son pays natal, et le Lot, sa région coup de cœur.

    C'est une incorrigible bavarde ... sur papier. 

    Ne la lancez jamais sur un sujet qui lui tient à cœur, vous ne pourrez plus l'arrêter. Il est préférable de le savoir avant de la fréquenter.

     

    Le treizième

     

         Jack est assis sur sa couchette, la tête entre les mains, tournant et retournant le problème auquel il ne voit aucune solution immédiate. Il ne s’appelle pas vraiment Jack, d’ailleurs, mais trouvant son vrai prénom, Jacques, assez fade, il l’a anglicisé en le prononçant Djack, comme Djack l’Éventreur. Un minable, celui-là, avec seulement cinq meurtres reconnus et trois présumés, un petit bras, un amateur. Loin du compte. Enfin loin du compte de ce Jack-ci. Et il ne tuait que des femmes, c’est plus facile, on ne risque pas de tomber sur plus fort que soi. Le seul problème, avec les femmes, c’est que ça crie avant même d’avoir reçu le coup. Alors, faut faire vite, ne pas attendre qu’elles se mettent à hurler et frapper juste, pas leur laisser le temps d’angoisser. Tuer rapidement, efficacement.

         Jack n’aime pas tuer des femmes, peut-être le souvenir lointain de sa maman, va savoir. Mais parfois c’est nécessaire. Quand trop, c’est trop. Sa troisième victime, par exemple, elle l’avait vraiment cherché. Jack s’était assis sur un banc du parc pour réfléchir à son avenir et profiter par la même occasion du premier soleil d’avril. Des petits bouts jouaient autour de lui, bruyants, turbulents, mignons comme tout. Faut que ça bouge, les enfants. Mais voilà, ce n’était pas du goût de la nounou qui les surveillait d’un air grognon en tricotant et n’arrêtait pas de les harceler : « Cessez de hurler ainsi », « Revenez par ici, que je puisse vous voir ! », « Cessez de vous chamailler ou je le dirai à vos parents ! ». Alors, quand elle s’est levée pour aller récupérer sa boule de laine qui avait roulé derrière un buisson, Jack l’a suivie discrètement et a frappé proprement. Elle n’a même pas fait « Ouf ! » et s’est effondrée d’un coup sec. Il faut reconnaître qu’elle l’avait bien cherché.

         Jack a toujours son arme sur lui, « au cas z’où » comme il dit en appuyant bien sur le « z’où ». Elle n’est pas encombrante et tient facilement dans une poche de sa veste. C’est sa petite coquetterie, son arme, il s’est donné assez de mal pour se la procurer. Quand il s’est fixé sa grande mission, Jack s’est souvenu d’un film vu plusieurs années auparavant, où l’assassin tuait avec un pic à glace. C’était d’un chic ! Mais voilà, où trouver un pic à glace maintenant qu’on trouve ses glaçons tout prêts dans les frigos américains ? Il a dû en faire des magasins avant de trouver ce qu’il désirait, sous prétexte d’un cadeau de mariage original. Mais quand il l’a enfin déniché, il faut reconnaître que c’était vraiment un superbe pic à glace, doré, effilé, semblant profilé tout exprès pour tenir dans sa main. Et très cher.

         Les quelques mois passés à l’école d’infirmier quand il cherchait encore sa voie l’avaient familiarisé avec l’anatomie humaine. Il aimait cela, les cours d’anatomie, c’est presque la seule chose qu’il a gardée de cette époque. Malgré son inexpérience, sa première victime n’a pas souffert. Il faut reconnaître qu’elle était tellement imbibée de mauvais alcool, qu’elle n’aurait plus pu sentir grand-chose. Jack n’aime pas les ivrognes, ils lui rappellent de trop mauvais souvenirs avec son père. Alors, il a débarrassé le métro d’un de ces soiffards qui l’encombrent. Il a été heureux de voir qu’il avait bien la main, qu’elle ne tremblait pas et qu’elle pouvait frapper avec efficacité sans faire souffrir inutilement. D’un autre côté, il était légèrement honteux de s’en être pris à quelqu’un qui n’était pas en état de se défendre. Mais bon, il faut un début à tout.

         Rentré chez lui, Jack a inscrit dans un petit carnet les circonstances de son premier meurtre, ainsi que les sentiments et les réflexions qu’il avait suscités en lui. Il l’a décrit en long et en large à la page « 1 » du cahier, numéroté soigneusement jusqu’à la page « 13 ».

         Car l’objectif de Jack est de commettre treize meurtres. Pas un de plus, pas un de moins. Il n’est pas un tueur compulsif, irrationnel, incohérent. Tueur en série, d’accord, bien qu’il préfère le terme de serial killer qui fait plus sérieux, mais avec un but bien défini. En tuer treize, voilà son objectif. Pourquoi treize ? Pourquoi pas ? C’est un chiffre qui lui a souvent porté bonheur. Enfin, c’est le nombre qu’il a fixé définitivement.

         Il ne cherche pas ses victimes, non, il les rencontre au hasard de ses promenades régulières avec Tommy. Tommy, c’est son chien, un mélange affligeant de teckel, de loulou et de corniaud. Pour Jack, c’est le plus beau et il l’entoure de toute son affection. Le matin, il le sort brièvement dans les rues du quartier, mais le soir, ils font ensemble de longues balades dans divers endroits de la ville. Tommy aime découvrir de nouveaux lieux, flairer des odeurs inédites, rencontrer d’autres copains. Il a des instincts d’explorateur, cet animal. Jack aussi, cela tombe bien. Pour son deuxième forfait, c’est sa victime elle-même qui l’a abordé, lui demandant s’il avait du feu. Jack n’aime pas les fumeurs et les relents malodorants qu’ils traînent derrière eux. Faisant mine de chercher un briquet, il n’a eu qu’à sortir son poinçon et le planter au bon endroit. Qu’il aille fumer chez Saint Pierre, l’éhonté !

         Les trois suivants, il ne s’en souvient pas bien. C’était déjà devenu de la routine. Dans son carnet, il a simplement noté ce qui lui avait déplu chez ses piqués. L’un, un jogger du soir, l’avait bousculé sans s’excuser ; l’autre, une vilaine bonne femme hargneuse promenait une saleté de chien qui s’en était pris à Tommy ; le sixième, un grand Africain, puait tellement qu’on s’étonnait de ne pas voir des mouches lui tourner autour. Il faut dire qu’on était en janvier. Les septième et huitième, il en avait un souvenir bien précis, car c’était la seule fois où cela lui était arrivé, il avait fait un coup double. Entendant des soupirs suspects venant d’une encoignure discrète, il s’était approché en silence et y avait trouvé un couple d’hommes en train de se rouler un patin. Jack hait viscéralement les pédés et son pic à glace était sorti tout seul pour mettre fin à ce scandale. L’un d’abord, tchic !, l’autre directement après, tchac ! Qu’ils continuent à faire leurs saloperies en enfer, mais plus dans sa ville de si haute moralité.

         Bien sûr, la police était sur les dents. Tous ces crimes commis sur un territoire où il ne se passait jamais rien, suscitaient une grande agitation dans les gendarmeries et commissariats locaux. On fit venir une équipe judiciaire de Paris, accompagnée d’un profiler comme on voit à la télé. Mais si on pouvait sans se tromper attribuer les forfaits au même tueur – les blessures étaient toujours identiques –, c’était bien le seul point commun à toutes les affaires. L’arme ? Un objet pointu. Les motifs ? Aucune idée ! Les dates ? Très variables. L’assassin pouvait laisser passer des mois entre deux attaques. Il ne semblait même pas y avoir de rapport avec la pleine lune ou la saison. Un commissaire parisien l’avait surnommé le « tueur aléatoire », tandis que ses hommes parlaient plutôt d’« assassin fantôme ». Car Jack, sans y prêter plus d’attention que cela, ne laissait aucune trace et la police y perdait son latin.

         Les quatre derniers meurtres, commis par habitude, ne méritent pas qu’on s’y attarde plus longuement. Sa tactique, parfaitement mise au point, devenait une simple routine. Jack, qui avait ainsi perpétré ses douze premiers crimes sans avoir connu de problèmes, en venait même à souhaiter voir arriver le treizième, pour pouvoir arrêter la série. Cela ne l’amusait plus.

         Mais voilà, le treizième, il tarde à venir ! Il y a exactement quatorze mois et vingt-et-un jours que Jack a occis un clochard qui voulait lui disputer le banc sur lequel il était assis, sous prétexte que c’était « son » lit attitré. Le carnet peut en témoigner. Depuis, plus rien. Plus aucune rencontre propice à l’énerver ou le choquer, et donc le pousser à l’acte. Plus d’occasions de boucler enfin la série programmée de longue date. Il ne peut pourtant pas déroger à ses principes et tuer le premier piéton venu, sans raison valable, sous prétexte de refermer définitivement son cahier. Ce ne serait pas honnête, envers lui-même surtout. Jack a des principes, il n’y dérogera pas.

         Mais où donc se cache-t-elle la treizième victime qui le soulagera de son labeur ? Il en croise pourtant, des gens, lors de ses promenades avec Tommy. Mais des incolores, inodores, insipides, qu’il remarque à peine tant ils semblent invisibles. Rien chez eux de suffisamment marquant pour déclencher le processus. Jack en vient à croire que la ville n’avait compté que douze personnes susceptibles de se faire tuer pour une raison valable. Ce n’est pas possible, il doit fatalement s’en trouver une treizième qui le soulagera de son souci.

         Les forces de l’ordre aussi se posent des questions. Pourquoi le tueur en série a-t-il interrompu ses crimes ? Y a-t-il une raison qui l’a arrêté dans son escalade ? Est-il toujours en vie ? A-t-il déménagé ? Ils seraient bien étonnés d’apprendre que c’est par défaut de victime potentielle que Jack ronge son frein, en attendant de remplir la dernière page de son carnet.

         Il faut la trouver ! Alors, le soir, il allonge ses sorties avec Tommy, s’aventurant vers des quartiers qu’ils n’ont jamais explorés. Tommy est ravi, évidemment, il baguenaude, flaire tous ces nouveaux coins odorants, dépose sa contribution personnelle avec ardeur, consciencieusement. Mais parfois, après avoir croisé l’un ou l’autre passant indifférent, il s’assied et regarde songeusement Jack, l’air de lui demander pourquoi il l’a laissé s’éloigner sans agir. Tommy semble décontenancé par l’inertie de son maître pourtant bien prompt à agir il n’y a pas si longtemps. Car les chiens n’ont pas la même notion du temps que les humains.

        Ce soir de mai, l’air est tiède et sucré, parfumé des senteurs des roses qui fleurissent à foison. Abandonnant sa doudoune d’hiver, Jack a revêtu pour la première fois un blouson plus léger qu’il vient d’acheter. Cela l’a contrarié, car, il n’y avait pas prêté attention à l’essayage, le vêtement ne comporte pas de poches extérieures, sans doute faute à la mode de cette année. Il a donc glissé son stylet dans une poche intérieure, allongée, destinée vraisemblablement à recevoir un portable. Il va falloir qu’il s’y fasse et Jack n’aime pas les changements d’habitudes.

         Il fait doux et le soleil tarde à se coucher. Tommy, enivré par toutes les odeurs d’éveil de la nature, est nerveux, truffe au vent, panache de la queue vibrant, yeux fureteurs. Il n’est pas bien grand ni très dodu, mais les saccades qu’il inflige à la laisse perturbent Jack, perdu dans ses pensées moroses. Ce n’est pas encore pour aujourd’hui, il le sait, il le sent. Il ne fera d’ailleurs pas une longue promenade, à quoi bon ? Il restera sagement dans son quartier, et se bornera à faire le tour du parc municipal. Il n’aime pas trop les pierres qui encombrent les allées, mais il ne s’y attardera quand même pas.

         Jack n’a pas vu le chat, Tommy bien ! La présence de cet ennemi sur son chemin le rend fou. Avec un jappement rauque, il se précipite à l’assaut. Jack n’a rien vu venir. La laisse qui se tend brusquement le déséquilibre légèrement, son pied percute un des gros cailloux qui traînent et le voilà parti pour un vol plané spectaculaire qui le bascule face en avant sur le sentier. Jack ne bouge plus. Le pic à glace a fait son effet, sans même sortir de sa poche. Il s’est planté en plein cœur. Jack a un mince sourire juste avant de mourir. C’était donc cela ! Le treizième, c’était lui ! Il peut alors expirer l’âme sereine : sa tâche est accomplie.


    6 commentaires
  • Lever d'étoiles 04

    Martine Ferachou, l’étoile du jour

    "Ecrivore et concouriste acharnée depuis sept ans, j'attendais la retraite avec impatience pour consacrer tout le temps nécessaire à ma passion. Et bien ça y est, pour moi, l'école est finie... Je n'ai plus qu'à écrire les nouvelles pages du reste de ma vie !"

    Le Faiseur de tombes

     

       Les allées du cimetière, pour sûr, n’étaient pas entièrement combles, et avaient connu des jours meilleurs… une fréquentation plus élevée… Par exemple, pour l’enterrement de l’ancien maire, celui qui avait duré six mandats, et endormi la commune pire que la « Belle au Bois Dormant » ! Ce jour-là, le village entier s’était déplacé, et le soleil avait réchauffé l’adieu des administrés au regretté élu de leur cœur ! Mais, la plus grande foule que Maurice avait vue, de tout temps, en ce lieu funeste, s’était rassemblée, sombre, triste et muette, le lundi où on avait mis en terre la petite Eléna, huit ans, heurtée par un chauffard sur le chemin de l’école…

       Aujourd’hui, c’était autre chose ! Le record d’affluence ne semblait pas battu, mais la qualité des participants ne saurait point être surpassée ! Se trouvait là du très beau linge ! Imaginez : un sous-préfet, un député-maire, un président de la communauté de communes, quelques gendarmes et pompiers en uniformes, plusieurs « baveux » de la presse écrite, des journalistes et cameramen de FR3 Limousin. Le plus étrange mystère jamais décelé dans le hameau avait intrigué un grand nombre de curieux, apeuré quelques superstitieux et… déplacé les autorités compétentes. Des anonymes, bien connus, pour la plupart d’entre eux (pensez ! mille deux cent trois habitants sur la commune !) complétaient cette assemblée et participaient à l’invasion du site.

       Maurice, un pied dans la tombe, l’autre en appui sur sa pelle boueuse, avait interrompu son travail à l’arrivée, dans le cimetière, de cette hétéroclite et massive délégation. Il n’avait pas bronché, avait laissé les visiteurs cerner, en grande pagaille, le rectangle de terre, détrempé par la pluie, dans lequel il œuvrait, en contrebas, depuis une bonne demi-heure. Il avait attendu patiemment que chacun trouve sa place, installe son matériel, se taise enfin… Puis, mégot éteint, collé à la lèvre inférieure, il avait murmuré un « M’sieurs Dames » poli, en soulevant légèrement sa casquette de sa main libre. Des flashs avaient crépité, des voyants de caméras s’étaient allumés… Le maire s’était raclé la gorge. Le Perchman avait tendu un long bâton noir muni d’un micro au-dessus de la scène.

       - « Mesdames, Messieurs,

    cela va faire dix-huit mois, bientôt, que notre village est confronté à un problème majeur. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour que cette sordide affaire ne s’ébruite pas, afin de la résoudre, d’une part, et de conserver calme et sérénité dans la population, d’autre part ! En ce qui concerne le second point, notre discrétion a porté ses fruits, jusqu’à ces jours derniers !

       Malheureusement, désormais, la rumeur enfle… déforme les faits…, entretient la psychose… Je vous ai donc conviés, aujourd’hui, à cette conférence de presse, afin de rétablir la vérité, de lancer un appel à témoins et de découvrir, au plus vite, l’identité… et les mobiles, de la personne qui, depuis huit mois donc…, comment dire… fabrique de fausses tombes dans notre si tranquille petit cimetière ! La moindre petite parcelle de terre vacante a été… besognée… par cet individu. La fosse que vous voyez là porte déjà le numéro « treize » ! Notre homme, sans doute dérangé dans sa tâche, n’a pas eu le loisir de la terminer… Comme vous pouvez le constater, notre ami cantonnier, Maurice, est en train de refermer le trou… »

       - Monsieur le Maire, pouvez-vous nous décrire le mode opératoire de celui que la population a nommé « le Faiseur de tombes » ?

       - Nous pensons qu’il franchit l’enceinte du cimetière, à la nuit tombée… Il choisit ensuite un emplacement selon des critères qui restent, pour nous, aléatoires, creuse la tombe, la remblaie, ajoute de la terre pour faire un joli dôme… Il passe ensuite à la partie… Passez-moi l’expression… la partie… décoration… Il vole fleurs fraîches, bouquets artificiels, vases en porcelaine, croix en tout genre, sur les caveaux de proximité et implante tout cela sur sa réalisation.

       - Mais, Monsieur, qu’est-ce qu’il enterre exactement ??? Que met-il dans les fosses ?

       - Personne n’a rien trouvé ! Maurice, ici présent, a aidé les gendarmes. Ensemble, ils ont retourné chaque centimètre carré de terre, fouillé chaque pelletée. Des prélèvements ont été effectués par la police scientifique : rien ! Rien de rien ! Le mystère reste entier !

       L’écrivaillon local, oublieux de ses chaussures noires reluisantes, s’était avancé d’un pas vers le bord de la fosse :

       - Pardon Monsieur Maurice, si je ne m’abuse, vous habitez la petite maison de fonction, à l’entrée du cimetière, n’avez-vous rien entendu ou vu, de suspect, la nuit ? Une lampe torche, une silhouette ?

       Maurice, la mine chavirée, avait dodeliné de la tête pour dire non. L’Adjudant-Chef de Gendarmerie Bourdel, indigné, avait répondu à sa place :

       - Comprenez bien, Monsieur… Maurice, depuis que sa femme est… depuis qu’elle… a disparu… Enfin, pour des raisons personnelles… il prend, chaque soir, des comprimés pour dormir. Il nous entend même pas quand on vient faire des rondes nocturnes ! Nous passons donc lui emprunter la clé du cimetière vers vingt heures ! Après c’t’heure-là, il dort comme un loir ! Et nous autres, tout comme « l’individu », nous sommes obligés de faire le mur pour… pénétrer !!!

    Quelques rires gênés avaient fusé !

       Au souvenir de sa femme, disparue en mer dans le naufrage improbable et catastrophique d’un bateau de croisière (pour une fois que Janine gagnait le premier lot d’une tombola !), Maurice avait pudiquement baissé la tête, et s’était perdu dans la contemplation de sa botte de jardin verdâtre, engluée dans la boue, enlisée dans la terre… Un pied dans la tombe, il aurait volontiers botté le c... du  journaliste avec l’autre !

       - Messieurs, avait repris le Maire, notre Faiseur de tombes reste, pour le moment, l’homme invisible ! Pour cette raison, et pour faire cesser ses agissements, nous devons mettre en œuvre vigilance et solidarité !

       Le sous-préfet qui avait paru, jusqu’alors, quelque peu détaché de la conversation, s’était brusquement réveillé :

       - Tout de même, ne trouvez-vous pas, cher ami, que tout cela est très exagéré ! Cette personne creuse, rebouche, emprunte quelques objets funéraires, les restitue, puis recreuse quelques mètres plus loin… Toujours le même rituel ! Cela ne fait pas d’elle l’ennemi public numéro un ! J’imagine plutôt une personne avec de graves problèmes psychologiques !

       - Avec tout mon respect, Monsieur le Sous-préfet, on voit bien qu’il ne s’agit pas de votre cimetière ! Notre désir le plus profond, à tous, habitants de Sainte Foix, est de laisser reposer en paix nos chers disparus ! Nous désirons leur rendre visite, quand ça nous chante, sans craindre de croiser, au coin d’une allée, un collectionneur de tombes, et voleur, de surcroît ! La population est à bout ! Lisez plutôt cette note, anonyme, cela va de soi, déposée dans la boîte aux lettres de la mairie, ce matin.

       Les mots ou syllabes avaient été découpés dans le journal local et recollés sur une feuille de cahier, pour délivrer le message suivant :

       « NOTRE CIMETIÈRE N’EST PAS UN GRUYÈRE : AU TROU LE FAISEUR DE TROUS ! »

       Le sous-préfet avait laissé échapper un sourire ironique, rapidement transformé en gros soupir… Puis avait murmuré une phrase presque inaudible, dans laquelle il était question de « bêtise humaine ».

       C’est alors que l’orage, qui avait, jusque-là, patiemment attendu son tour pour s’exprimer, s’était mis à gronder au-dessus des têtes, à zébrer le ciel d’éclairs fulminants, à expédier ses premières énormes gouttes. Il avait sonné le glas de la réunion. Sous les yeux médusés de Maurice, le maire avait, brièvement, répété les mots à retenir, « vigilance et solidarité », et remercié son auditoire. Quelques parapluies étaient apparus… La populace avait pris ses jambes à son cou ! La délégation officielle était repartie comme elle était venue, bruyamment, en ordre dispersé ! Le cimetière s’était vidé en un clin d’œil !

       Le cantonnier avait frotté, l’une contre l’autre, ses deux grosses mains velues et calleuses. Il avait posément craché dedans afin qu’elles accrochent bien le manche de la pelle. Elles avaient déjà tant fait, mais il restait tant à faire !!! Il avait rallumé son mégot, s’était remis à la tâche, pelletant de toutes ses forces… D’origine paysanne, il savait mieux que personne ce qu’il en était de ce cumulonimbus. D’ici deux ou trois minutes, le vent d’ouest l’aurait emporté, lui et sa ridicule petite averse !

       Cependant, l’effort physique ne l’empêchait pas de réfléchir à la scène qu’il venait de vivre. Tant de monde pour s’intéresser à un si petit mystère ! Tant de bavardages inutiles, de singeries… « Z »’avaient rien d’autre à f…, franchement ! Et à quelle vitesse, ils avaient fui l’orage ! Seul, l’Adjudant-Chef Bourdel avait tardé à quitter le cimetière, à rejoindre ses subordonnés. Il avait même lanterné, sous la pluie, autour du veston de Maurice, accroché, à quelques pas de là, au manche de la pioche. Ça lui était bien revenu, maintenant, à Maurice, l’attitude étrange du gendarme, et ça l’avait stoppé net dans l’avancement de son labeur ! Il avait jeté sa pelle hors du trou, avait remonté son corps, soudain glacé. Il s’était approché du bleu de travail, en avait fouillé frénétiquement la poche… Ses doigts terreux avaient rencontré un bout de papier. Il s’en était emparé, songeant à la note lue publiquement par Monsieur le Maire. Mais il ne s’agissait pas de cela ! Le bout de papier, recouvert d’une écriture appliquée, délivrait le message suivant :

      « Cher Maurice, je te l’avoue : j’ai tout compris ! Et depuis longtemps ! La mer a emporté, à jamais, le corps de ta femme et de douze de ses compagnons de voyage. Je sais ton désespoir ! J’ai deviné que tu as creusé treize tombes et, ainsi, atteint ton objectif : treize funérailles ! Je t’ai laissé accomplir cette folie en souvenir de notre enfance ! Désormais, je ne pourrai plus rien pour toi ! Détruis ce billet ! Ton meilleur ami : Bourdel »


    2 commentaires
  • Lever d'étoiles 03

    Philippe David-Maufras, l’étoile du jour

    Erato, Muse de la poésie m'a prêté sa plume à mon adolescence. Grâce à elle j'ai composé de nombreux poèmes ainsi que des chansons que j'interprète parfois sur scène. À d'autres moments, quand la prose se fait plus insistante, j’écris des nouvelles et même des romans, dont « Ascenseur pour les étoiles », livre malheureusement édité chez un « voleur de talents » ! ou « Nouveaux Mystères et Légendes du Béarn », œuvre collective.

    Ma dernière création est un conte poétique en trois parties intitulées respectivement :

    « Monsieur Mot », « Belle Parole » et « Au Mariage de Monsieur Mot et Belle Parole ».

    J'évoque dans ce conte, publié aux Éditions Histoires de Cœurs, le problème de la timidité, mais c'est avant tout une histoire d'amour et… d'humour !

    Sans pour autant tourner le dos à mes héros de papier, j'ai décidé de répondre à l'appel des fées numériques (plus sympathiques que les sirènes !) en leur offrant une légende :

    Aurore ou la Légende de Corel'Ingram, publiée chez Numeriklivre.

    En lien avec l'écriture, je propose des ateliers destinés aux enfants, des rencontres avec les élèves ainsi que des spectacles en musique et en image mettant en scène mes contes et mes poèmes, ou ceux d'autres auteurs.

     

    Le Prisonnier de Houvantan

     

       Prologue

        La situation n’était guère rassurante…

       Ils étaient vingt-sept. Vingt-sept sacrifiés, choisis parmi les prisonniers les plus récalcitrants de Houvantan, pénitencier de triste renommée, érigé sur l’île du même nom, par la junte au pouvoir.

       Alors qu’ailleurs, les fêtes nationales étaient souvent synonymes de grâce présidentielle, ici à Houvantan, cela signifiait la mort. Ici, la fête patriotique était surtout celle des Mougst, créatures monstrueuses du Marécage…

       Comme elles étaient avides de chair humaine, et parce qu’on ne tenait pas trop à les voir déambuler dans les beaux quartiers, la junte leur jetait en pâture, tous les « improductifs », les « parasites de la société », avec en prime, chaque 30 juin, un lot de prisonniers « triés sur le volet ». Ces sacrifices auxquels tous les citoyens étaient « cordialement invités » constituaient le point d’orgue des festivités.

       Depuis leur cellule commune, les condamnés entendaient les préparatifs de la cérémonie. Sur tous les visages ou presque se lisait la même angoisse. Tous savaient de quelle manière ils allaient mourir… Pour avoir assisté -du temps où ils étaient libres- à ces « Grand-messes du Sang », ils savaient comment les Mougst tuaient leurs victimes…

       Je dis « tous les visages ou presque» car en fait, un des prisonniers semblait moins nerveux que les autres, comme indifférent à ce qui se tramait ici. Au contraire de ses compagnons d’infortune, son visage paraissait serein. Parfois même, un léger sourire apparaissait furtivement sur ses lèvres…

       - Comment qu’tu fais pour être aussi calme, toi, alors que dans pas longtemps, tu seras comme nous, ficelé au poteau, au milieu du Marécage ? Lui demanda un codétenu, agacé.

       - Je puise mon courage dans la foi. Lui répondit l’autre simplement. Cela m’aide à tenir.

       - Dans la foi ! Dans la foi ! Répliqua un second prisonnier, ironique. Malgré tes « Grands Airs» t’es un truand ! Comme nous ! Et même pire que nous à c’qu’on dit. Tu crois qu’ ta « foi » t’évitera l’enfer? Ah ! Ah ! Ah !

       - Qui sait… Qui sait… Répondit Jill, laconiquement.

       Et c’est vrai que Jill avait la foi. Mais pas la foi en Dieu. Non. La foi en lui, et surtout dans un nombre : le Numéro 13 ! Chiffre porte-bonheur qui le suivait et le protégeait tel un ange gardien depuis sa naissance…

       Assis sur le sol en terre battue de la cellule, le dos collé contre le mur lépreux, il revoyait le film de sa vie…

     

        Une chance insolente. 

       Treizième… Jill était le treizième enfant de la famille. Et pas le plus âgé ! Mais en ce triste jour de printemps, il demeurait le seul survivant…

       Vêtu de sombre, donnant le bras à sa mère, inconsolable sous sa voilette, il accompagnait son dernier frère jusqu’au cimetière.

       Ils y étaient tous passés. Une guerre, deux accidents, un typhus, une mauvaise grippe, un cancer et d’autres causes parfois inconnues avaient eu raison de ces jeunes vies.

       Lui seul avait survécu. Certes, la mort l’avait effleuré à de nombreuses reprises, mais elle avait passé son chemin, dédaignant ce numéro treize qui ne l’intéressait pas.

       À l’école, le nombre protecteur avait également sauvé Jill plusieurs fois. Treizième élève de la classe, il passait tout le temps à côté des interrogations-surprises de Monsieur Girot, le terrible prof de math. Aux récréations, aussi, lorsqu’il participait à des jeux de hasard, il remportait souvent la mise, grâce à son « fameux treize ». Naturellement, on l’accusait de tricher et les parties se transformaient en bagarre. Lui, avait beau dire que ce n’était que de la chance, personne ne le croyait.

       Et puis il y eut ce grave accident… Ils étaient treize sous le préau lorsque ce dernier s’effondra. Des décombres, on ne retira qu’un seul survivant : Jill…

       À partir de cet évènement, l’enfant commença à prendre conscience de l’influence qu’avait sur lui ce numéro. Et il n’était pas le seul à faire le rapprochement… Peu à peu, ses camarades s’écartèrent de lui, comme s’il était atteint d’une maladie contagieuse. Certains avaient peur et l’accusaient même d’avoir signé un pacte avec le diable. D’autres étaient simplement jaloux de sa chance, insolente, arrogante.

       À cette époque, pourtant, le garçon était encore dans l’innocence. Il ne songeait pas aux bénéfices qu’il pourrait tirer de son porte-bonheur, tant il était obnubilé par son désir de se justifier, de faire la preuve de sa bonne foi.

       À plusieurs reprises, lors d’un examen, d’une épreuve sportive il avait même proposé à quelques-uns de ses camarades, de prendre sa place. Certains avaient accepté, mais curieusement, juste avant l’épreuve, un évènement inattendu était toujours survenu, rendant à Jill son rang habituel…

     

       Sous les drapeaux

       « Le premier rang ! Un pas en avant ! »

       Sur l’ordre, les appelés avancèrent et restèrent dans un garde-à-vous approximatif, un peu tremblotant, face à l’officier, raide dans sa tenue grenat, toutes médailles dehors.

       « Soldats ! Leur cria-t-il. J’espère que vous mesurez l’honneur qui vous est fait aujourd’hui.

       Notre Vénérable Guide, le Général Virtupenza vous a désignés pour constituer le Premier Groupe d’Assaut ! Votre mission sera de vous emparer de la forteresse de Modour. C’est dans celle-ci que ce se sont réfugiés lâchement les ignobles ennemis du Peuple et de la Nation ! »

       Jill n’était pas vraiment à l’aise avec son fusil… Cela faisait juste quinze jours qu’il était arrivé dans cette caserne. Lui, aurait préféré continuer à cultiver son champ, soigner ses bêtes, mais le général Virtupenza, chef de la junte, en avait décidé autrement. Voyant des traîtres et des ennemis partout, il avait décrété la « levée en masse » pour lutter contre les séditieux, dont le dernier carré s’était replié dans la forteresse de Modour.

       « Ah ! Si seulement les appelés du contingent avaient été désignés par tirage au sort, regrettait Jill. Mon cher «13» m’aurait sauvé comme d’habitude… »

       Mais ce qui le consolait, c’est qu’en pénétrant dans la caserne, chaque soldat avait reçu un numéro de matricule en remplacement de son identité. Naturellement le sien commençait par un… treize.

       Le Premier Groupe d’Assaut avait été emmené en camion jusqu’aux tranchées, et avait pris position, à la faveur de la nuit, dans le boyau le plus avancé.

       Les heures s’étaient écoulées dans un silence pesant. Quelques mains tremblantes avaient rédigé des lettres d’adieu, tandis que d’autres trompaient l’angoisse en jouant aux cartes.

       Ce soir-là, Jill avait une fois de plus raflé la mise…

       Et puis vint l’ordre tant redouté :

       « Baïonnettes au canon ! »

       Et un cri :

       « En avant ! »

       Les soldats, ivres de peur gravirent maladroitement les échelles de bois et, derrière leur lieutenant, se ruèrent en hurlant jusqu’à la tranchée d’en face, poste avancé de la citadelle.

       Leur cri eut pour effet de réveiller les mitrailleuses ennemies qui balayèrent sans aucun mal ces pantins lourds et malhabiles. Ce fut un carnage…

       Quand, quelques heures plus tard, les infirmiers arrivèrent sur le champ de bataille, ils ne relevèrent qu’un seul rescapé. Vous devinez qui…

       La survie de Jill parut aussitôt suspecte et on le soupçonna de désertion. Heureusement pour lui, il avait reçu une blessure à la main, certes sans gravité, mais qui prouvait tout de même qu’il avait participé au combat.

       Cette blessure évita donc au jeune homme la cour martiale et lui permit de rentrer chez lui, avec en tête une résolution qui allait changer radicalement le cours de sa vie.

       Jill était bien décidé désormais, à tirer profit au maximum, de son numéro fétiche…

     

       De l’ascension à la chute

       Treize virtupenzos. C’était tout ce que Jill avait en poche lorsque timidement, il avait franchi pour la première fois, la porte d’un casino clandestin.

       Le dictateur avait interdit les jeux d’argent. Disons plutôt que ces derniers étaient réservés aux « Élites » ayant les faveurs du pouvoir. Seuls les notables, les intellectuels et artistes « bien pensants » pouvaient s’afficher dans l’unique casino officiel du pays. Les autres citoyens de « seconde zone » devaient se cacher dans les tripots des bas quartiers, pour jouer sur le tapis vert leurs faibles économies.

       Treize virtupenzos… C’était avant… C’était il y avait bien longtemps… Presque dans une autre vie… Aujourd’hui, le petit billet froissé, jeté rapidement sur la table du bar enfumé avait grandi…

       Aujourd’hui, « Monsieur Jill » était à la tête d’une fortune, et c’est lui à présent qui dirigeait les quatre casinos officiels.

       Grâce à son groupe, baptisé naturellement « Numéro 13 » il avait également acheté la banque et les deux organes de presse les plus importants du pays. Et comme pouvoir et argent font toujours bon ménage, l’homme d’affaires était devenu « l’ami intime » du dictateur.

       Installé au cent treizième étage de sa tour de verre, Jill contemplait sa réussite.

       En dessous s’étalaient les lumières de la ville; lumières dont l’intensité décroissait au fur et à mesure qu’on s’éloignait du centre. Là-bas, dans l’ombre, au pied de la montagne, se trouvait son village natal…

       Des parents, des amis d’enfance avaient essayé de le rencontrer plusieurs fois, ou du moins de lui écrire pour lui demander des services : un peu d’argent pour eux-mêmes, ou pour telle ou telle œuvre, une intervention en haut lieu pour libérer quelques prisonniers (notamment le propriétaire malchanceux d’un casino clandestin…), mais la porte de « Monsieur Jill » était demeurée fermée et les demandes écrites étaient restées lettres mortes.

       Cependant (c’est bien connu), la richesse attire convoitise et jalousie. Jill n’avait pas assez de ses dix doigts pour compter ses ennemis. Et ce n’est pas le « petit peuple » dont il était pourtant issu qui allait le soutenir à présent.

      L’opposition à la dictature avait également gagné du terrain. Pour elle, le Président de « Numéro 13 », par sa collusion avec le pouvoir, était devenu « l’homme à abattre ».

       Une cabale fut alors habilement montée contre lui. De faux documents (photos trafiquées, citations sorties de leur contexte…) le faisant passer pour un traître firent soudain leur apparition. D’autres -authentiques ceux-là- mettaient au jour des transactions financières douteuses avec des pays dits « ennemis ».

       Il n’en fallut pas plus au général Virtupenza, pour ordonner l’arrestation de son « ami » en invoquant « l’Intérêt Supérieur de la Nation ».

       C’est ainsi que Jill perdit tous ses biens et qu’il se retrouva du jour au lendemain, détenu au pénitencier de Houvantan, avec pour seule perspective : servir de nourriture aux Mougst, les créatures du Marécage…

     

       Derniers instants ?

       Avant d’entrer dans la cellule des condamnés à mort, chaque prisonnier avait reçu une veste portant un numéro différent. Cela permettait aux gardes (qui pour la plupart ne savaient pas lire) d’identifier les prisonniers. Ils pouvaient ainsi les appeler plus facilement, pour les conduire sur les lieux de leur exécution.

       La tradition voulait que le nombre de détenus soit toujours impair et qu’on les fît toujours sortir deux par deux, sans respecter l’ordre numérique. Naturellement, un seul prisonnier restait à la fin. Ce dernier était alors gracié.

       Jill (on s’en doute) avait reçu le numéro treize. C’est pour cela qu’il paraissait si confiant. Certes, chaque fois que la porte s’ouvrait et qu’un garde appelait deux numéros tirés au hasard dans une bourse de cuir, son cœur se serrait un peu, et il rentrait instinctivement les épaules, mais très vite, l’ombre de la peur s’effaçait une fois la porte refermée.

       À l’extérieur de la prison, les festivités allaient bon train. Les tribunes dressées autour du Marécage ne désemplissaient pas et les Mougst se régalaient…

       Dans la cellule, sur les vingt-sept condamnés, ils n’étaient plus que cinq à présent. À la fin de la journée, l’un d’eux retrouverait la liberté…

       La porte en fer s’ouvrit à nouveau. L’un des gardes plongea sa main au fond du sac de cuir tenu par son collègue et en sortit deux petits cubes :

       « Le 7 et le 18 ! Votre heure est arrivée ! Soyez courageux ! » S’écria-t-il d’une voix où ne transparaissait aucune émotion.

       Les deux hommes qui avaient été appelés blêmirent soudain, mais restèrent dignes. Ils embrassèrent leurs camarades et suivirent leurs geôliers sans un mot… …

       Plus que trois… Ils n’étaient plus que trois…

      Au bout d’une heure, les pas résonnèrent à nouveau derrière la porte ! Marche cadencée ! Arrêt brutal ! Bruits métalliques des verrous et des clefs… Les cœurs des condamnés (y compris celui de Jill, cette fois), battirent à tout rompre…

       Mêmes gardes, même cérémonial du sac de dés, même voix monotone annonçant :

       « Le 2 et le 13 ! Votre heure est arrivée ! Soyez courageux ! »

       « Quoi ? C’est impossible ! Vous avez fait une erreur ! Ce ne peut pas être moi ! C’est forcément lui ! » S’écria Jill en pointant son doigt vers celui que le sort n’avait pas désigné.

       Mais il eut beau jurer, protester et se débattre, il fut conduit en même temps que son malheureux compagnon jusqu’au lieu du supplice…

       Du haut des gradins, les spectateurs l’ayant reconnu scandèrent son nom, mais ce n’était pas pour l’acclamer… Jill, lui, se demanda jusqu’à sa dernière seconde, pourquoi, après tant d’années de fidélité, le nombre treize l’avait ainsi trahi…

     

    Épilogue

       Pendant ce temps, dans la cellule, Tan souriait. Il savait qu’il était sauvé. Il savait depuis le début qu’il s’en sortirait… Comme d’habitude…

       Car Tan avait la foi. Mais pas la foi en Dieu. Non. La foi en lui, et surtout dans un nombre : le numéro 26 ! Chiffre porte-bonheur qui le suivait et le protégeait tel un ange gardien depuis sa naissance…

       Tan avait toujours été le vingt-sixième… etc., etc.


    1 commentaire
  • En écoute la nouvelle de Jordy Grosborne "Heureux anniversaire" troisième au concours Calipso 2014. Musique Guichet 13. 

    Chapitre 1

     Treize à l'écoute

     

    Chapitre 2

      Treize à l'écoute

    Chapitre 3

     Treize à l'écoute

    Chapitre 4

     Treize à l'écoute

     Le recueil des nouvelles primées est disponible auprès de l’association Calipso pour 7,50€ port compris (prix coûtant).


    3 commentaires
  •  Lever d'étoiles 02

     

    Marie-Claude Viano, l’étoile du jour

    Après une longue carrière de mathématicienne agrémentée de lectures boulimiques et désordonnées, je m'essaie depuis quelques années à l'écriture. Et là, je vais de surprise en surprise.

     

    Après un...

      

       - C’est quoi, un aritémicien ?

       - Un arith-mé-ti-cien, corrige José, un des deux grands.

       Dans le square qui jouxte l’hôpital psychiatrique, quatre garçons, deux gamins de cinq ans et deux de huit, se sont arrêtés de taper dans le ballon.

       - Quelqu’un qui sait compter loin, risque Bouboule.

       Le petit Eric n'est pas entièrement satisfait

       - Oui, mais c’est quoi, loin ? Plus loin que cent ?

       - C’que t’es ballot ! Moi, je compte jusqu’à mille, et même plus. Alors, tu vois…

       - Menteur !

       - Tu veux que je te montre ? Un, deux…

       À cinq, Bouboule est arrêté par un concert de protestations.

       - C’est quoi, alors, un armitécien?

       José, un des deux grands, hésite

       - Ch’sais pas. Parce que quand tu sais additionner, soustraire, multiplier…

       - Et diviser, ajoute Gaspard, histoire de ramener sa science

       - Oui, diviser, j’allais le dire…

       - C’est quoi, diviser ?

       - Bon, c’est trop compliqué pour toi, Bouboule. En tous cas quand tu sais tout ça, et mon père il sait, et moi presque, je ne vois pas ce que tu peux encore apprendre.

       - Un arithméticien, propose Gaspard, c’est quelqu’un qui ne se trompe jamais dans ses calculs. Et même, ajoute-t-il après réflexion, quelqu’un qui vérifie les calculs des autres.

       - T’as déjà vu notre oncle JS vérifier quelque chose ?

       - Oui, mais notre oncle JS, c’est un arithméticien malade. Et un arithméticien malade, ça se trompe peut-être dans ses calculs.

       - Mais alors c’est plus un aritémicien ? Eric est peut-être ballot, mais c’est un ballot à l'esprit logique.

       - Arith-mé-ti-cien. C’en est quand-même un, mais en congé.

       - Ah.

       La discussion étant momentanément close, les gosses reprennent le ballon.

     

       Jean-Sébastien, JS, a fermé les yeux. Les médicaments l’abrutissent. Ses sœurs viennent de repartir, un peu déçues qu’il n’ait pas voulu voir les enfants. Il lui suffit largement de les entendre taper dans leur balle sous la fenêtre. Ils l'ennuient, les quatre têtards. Gentils, polis, bien élevés, disent bonjour quand il faut. Deux paires. Un grand et un petit pour chacune. Forcément, les deux jumelles se sont mariées le même jour, ont mis bas quasi simultanément, deux fois. Beurk. S'il n'était pas sous médicaments, il sentirait monter en lui cette vague d’indignation définitive qui l’a submergé deux fois dans sa vie, à trente-cinq ans d’intervalle.

       La deuxième fois c’était il y a six jours. La première fois, lorsqu’il avait quatre ans. Ce jour-là, les jumelles faisaient bloc, comme souvent. Assises dans un coin de la chambre, pouce dans la bouche, elles le regardaient en rigolant, l’œil sournois et la bave au menton. La mère disait, elles font leurs dents. Tu parles... Karine louchait sur son filet de salive et Audrey tétait son pouce dégoulinant. Et lui, tout d’un coup, avait senti qu’il lui fallait, là, tout de suite, régler son problème de numérotation. Il avait dit, il s’en souvient très bien, « Après un, c’est deux, pas trois », en se précipitant sur Karine qu’il avait entrepris d’étrangler. Il a gardé ça pour lui, mais il a toujours un peu regretté, au fond, de ne pas être arrivé à ses fins, ce jour-là. Car il est des gestes qu’on ne refait pas, en tous cas sur la même personne. Non pas qu'il ait quelque chose de personnel contre Karine qui, avec le temps, a arrêté de baver et s’est changée en jolie fille plutôt gentille puisque elle n'a jamais eu l'air d'en vouloir à son frère étrangleur. Il aurait pu tout aussi bien étrangler Audrey, d'ailleurs.

       Non, rien de personnel dans son geste, juste une tentative de remettre de l'ordre dans les chiffres - après un c'est deux, pas trois- et dans son petit monde intérieur perturbé par la naissance des jumelles. C'est vrai, quoi. On lui avait promis une petite sœur. Et voilà l'arrivée simultanée de deux machins rouges et braillards qui accaparaient l'attention de toute la famille émerveillée. Sont-elles mignonnes oui tu parles. Gentilles, oui là tout de suite parce qu'elles dorment, mais en général... Et lui qu'on reléguait dans son coin tiens-toi sage, tu vois bien je suis occupée. Oui, il voyait bien. Alors, si l'on excepte le jour de la strangulation ratée, il s'était tenu tranquille dans son coin. Triste reste de l'Unique qu'il avait été, déchu brutalement au rang d'ainé superflu d'une fratrie de trois, dans un enfer de couches sales et de biberons jamais prêts à temps, il ressassait son désaccord avec la réalité des chiffres. Il les arrangeait dans sa tête et sur le papier (il était précoce) de toutes les façons possibles sans jamais se satisfaire du résultat. Séparait les 1 des 3, sautait directement du 12 au 14, et avouait une préférence pour le 135 - il ne savait pas encore que ça se prononçait cent trente-cinq, il était trop petit - qui offrait la perspective de deux jumeaux succédant aux jumelles, histoire de leur faire voir.

       Lorsqu'il arriva à l'âge des additions et des multiplications, son inoffensive manie lui joua au début quelques tours et il fut bien obligé de composer avec la nécessité. Il regarda l'ennemi en face, rétablit le 1 et le 3 dans leurs droits et finit par trouver un certain plaisir à manipuler les nombres, cette masse infinie d'êtres aux significations multiples. « Je pose trois et je retiens un » le remplissait d'une jubilation subtile. Il aima découvrir qu'une fois multiplié par 17, le 13 tant honni devenait parfaitement inoffensif et supporta même assez bien de fabriquer un 1331 à partir d'un 11 et d'un 121 comme d'autres feraient sortir un monstre d'un chapeau après y avoir déposé deux lapins. Le soir, pour trouver le sommeil, il se racontait des histoires de chiffres et de nombres. Il se sentait bien avec eux. Son instituteur était content, ses parents aussi. On disait « Il sera comptable ».

       Dans le parc, les rebonds du ballon sur le sol gravillonné ont cessé, remplacés par les cris enthousiastes des enfants à qui les deux mères ont dû promettre un repas au Mac-Do, c’est bien leur genre. Puis le silence. Sur son lit, JS sourit aux anges. Il flotte. Dans sa tête embrumée, les chiffres défilent au ralenti, ainsi que défilent les voitures dans les grands embouteillages de retour des vacances. Après le 1, le 2, suivi du 3. Sautant le 4 et tous ceux qui ne sont pas premiers - personne n'est parfait – viennent le 5, le 7, le 11... Dans un ordre immuable. S'il a fini par tolérer l'ennemi qui a empoisonné sa petite enfance, c'est bien parce que celui-ci fait partie de la grande famille des nombres intransigeants, obstinés, insécables et sans concession qui ne se laissent diviser par nul autre qu’eux-mêmes. Ah ! Les nombres premiers, ces grands solitaires, ses semblables, ses frères... Bon, il y a bien le phénomène des jumeaux, qui passionne tant ses collègues. Ces foutus jumeaux ; 3-5, 5-7, 11-13, 17-19…, longue, trop longue cohorte de couples diaboliques. Car on en trouve même là, des jumeaux, preuve que le chemin de la vie est semé d'embuches et que les ennemis guettent. Ne pas trop penser aux jumeaux, sinon il va encore s'énerver. Et il ne faut pas qu'il s'énerve, a dit l’infirmière. Il reprendra la question plus tard. De toute façon, il a trop sommeil pour monter la garde. Tout va bien. Ses yeux se ferment tous seuls, mais tout va bien. Ses travaux ont acquis une petite notoriété. Dans ce colloque réputé, il a été invité. Oui, invité ! On le respecte. Encore un petit effort et il sera reconnu par ses pairs, les arithméticiens, autant dire les meilleurs cerveaux de la planète. Il vient même de bénéficier d'une petite promotion.

       Oui, il a tout pour être satisfait. Si ce n'était l'hôpital et les médicaments qui le font se sentir cotonneux. Vaguement nauséeux, même. C'est pour le calmer, lui ont dit ses sœurs. Le calmer. Depuis six jours qu'il flotte entre veille et sommeil dans cette chambre aux meubles blancs, aux murs blancs, aux rideaux blancs, il est calmé. Ils veulent quoi, maintenant ? Le docteur entre une fois par jour dans la chambre, questionne l'infirmière, change les dosages, mais ne lui dit, à lui, le soi-disant malade, rien d'autre que «Alors, comment va-t-on ce soir? ». Comment va-t-on, comment va-t-on ? Les autres, il ne sait pas. Mais lui, il monte et descend, balloté comme un ludion par les caprices d’une marée de nombres entiers. Inutile de raconter ça, ils ne comprendraient pas. Il se doute que lorsqu'ils le jugeront suffisamment calmé, il aura droit à quelques séances de débriefing avec ce docteur. Alors, pour ne pas se le mettre à dos, il répond «Ça va, ça va » et se promet que, le moment venu, il reconnaitra tout ce qu'ils voudront. Qu'il n'aurait pas dû. Qu’il ne recommencera pas. En tous cas pas avec ce taré de Joseph V., ce prétentieux incompétent. Il ferme les yeux pour chasser l’image de cette tête de faux jeton, ces cheveux gras et cette bouche molle où pendouille toujours un mégot malodorant. Malgré l'envie qui l'a saisi, il n'aurait pas dû tenter d’étrangler Joseph V. Il n’aurait pas dû. L’existence est ainsi faite : on ne peut pas toujours faire ce qu’on veut. Il se souvient vaguement de cris, de chaises renversées ; une femme pleurait. Quelqu’un – il lui a semblé entendre sa propre voix- répétait en boucle « Pas les jumeaux ! Pas les jumeaux ! ».

       À présent c’est fini. Il a sommeil. Ce n’était rien, juste un petit accès d’énervement. Pas de quoi en faire une histoire. C'est vrai, quoi. Le moyen de se contenir face à un type qui, la mine gourmande, vous affirme tout à trac au moment du café que la conjecture des nombres premiers jumeaux est sur le point d'être démontrée ? D'abord, c'est impossible qu'elle soit sur le point d'être démontrée. C'est impossible parce qu'elle est fausse, la conjecture des nombres premiers jumeaux. Il le sait. Il le sent. Il le veut. Ah ! Ah ! Il y aurait une infinité de jumeaux. Lui faire ça, à lui ! Impossible. À un moment donné, il n'y a PLUS de nombres premiers jumeaux. JS sent la rage monter à nouveau. Se calmer. Il doit se calmer. Alors, dans une profonde respiration, il remet en marche la lente, très lente procession familière : 13, 17, 19…


    votre commentaire
  • Le livre des treize

    Nous voilà rassurés à Calipso, vous étiez une bonne soixantaine à être venus célébrer cette treizième édition de notre concours de nouvelles. Il n’était pas assuré que l’on irait au terme de cette entreprise. La conjoncture comme on dit, n’est pas particulièrement favorable à la culture et l’est encore moins quand il s’agit de littérature. Fort heureusement, il y a encore des hommes et des femmes qui ressentent le besoin de créer, de s’ouvrir au monde, de se démener pour laisser une place à l’autre, de faire crédit à sa parole et d’en apprendre quelque chose.

    Ce concours, et son thème aux si nombreuses incidences nous en aura fait voir de toutes les couleurs et on l’aura accommodé à bien des sauces pour susciter l’intérêt du jury.  

    À la fois totem et tabou,  auxiliaire occulte, funeste pour les uns, enchanteur pour les autres, le nombre treize est le théâtre d’innombrables superstitions. Avec lui, les phobies se ramassent à la pelle et s’agglomèrent sous l’affreuse appellation de triskaidékaphobie, et plus affreux encore si vous y accolez un vendredi, de paraskevidékatriaphobie.

    Des esprits malins ont bien essayé de marabouter le nombre maudit, de se purifier les méninges à grand renfort d’eau bénite, de s’imprégner d’élixirs d’œil de chat, de se barder de gris-gris, d’amulettes et autres talismans, d’appeler à la rescousse anges et démons, de s’attacher les services d’un capteur de rêves, de courtiser Calliope, la reine des Muses, de s’acoquiner avec un Grand Voyant Médium résultats garantis, de convoquer le diable, y compris par la queue, d’aller flirter avec Bernadette  à Lourdes, de se lamenter devant un mur avant d’y déposer ses plus chers vœux, d’acheter cash la bienveillance des agences de notation et d’espérer en dernier ressort, une savante opération du Saint-Esprit…      

    Bien entendu rien de tout cela n’a été opérant et il a bien fallu que les auteurs se mettent au travail sans calculer et qu’ils se débrouillent avec la superstition pour faire briller des histoires qui enrichissent notre point de vue, qui permettent de soutenir le pire comme le meilleur, bref qui font aller la musique des mots avec un bel entrain jusqu’au moulin du treize.

    Le recueil des nouvelles primées est désormais disponible. On peut se le procurer auprès de l’association Calipso pour 7,50€ port compris (prix coûtant).

    Nouvelles en fête 2014

    Le livre des treize

    Le livre des treize

    Le livre des treize

    Le livre des treize

    Le livre des treize

    Le livre des treize

    Le livre des treize

    Le livre des treize

    Le livre des treize

    Le livre des treize

    Le livre des treize

     


    8 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique