• Babette anniversaire

     

    Allez, c’est dimanche, vous prendrez bien une petite douceur ?

     

    œ

     

    Dehors, la nuit est presque là. L’air est chargé d’une moiteur d’avant orage. Un peu partout on tire, on traîne ou on pousse au milieu de rires, de cris, d’invectives et de coups de klaxons. Les berlines ont avalées des tonnes de provisions mais elles se gavent encore de toutes les mauvaises humeurs : les erreurs, les oublis, les fatigues, les solitudes.

    Dedans, c’est le jour de Babette. Un jour qui tranche avec les autres jours. Dans les allées tout est frais et cousu d’or. Une musique fringante passe en boucle. Des hôtesses aux joues bien rouges prennent position au milieu de la foule, invitent le chaland à gagner le podium central et à écouter les annonces faites à Babette. Des hommes essaient de se donner un air mignon et quelques femmes tressaillent comme traversées d’un plaisir mystérieux. Les couples vont côte à côte, parfois au bras l’un de l’autre. Chacun feint d’être un des invités d’honneur de la soirée. Des mots venus de nulle part se perdent dans un vacarme feutré. C’est à peine si les yeux se croisent.

    Des projecteurs tournent autour de Babette. Peu avant vingt heures, l’un d’entre eux s’esquive et vient frapper les pupilles d’un homme presque quelconque. Décontenancé, l’homme est pris d’une sorte de toux cérémonieuse. Ses yeux vacillent sous l’éclat lumineux. Il les ferme et les rouvre plusieurs fois sans que cela l’aide à y voir plus clair. Ses mains s’agitent beaucoup trop aussi, il décide de les enfouir au fond de ses poches. Babette n’est qu’à n’est qu’a trois, peut-être quatre mètres de lui. Elle invite l’homme à s’approcher davantage. Eclat céleste, plantureusement enchanteur. Il sent un fourmillement dans la nuque et des élancements au bout des doigts. L’air n’entre que difficilement dans sa poitrine. Ses yeux se gonflent d’un afflux de sang trouble. Il aimerait qu’un peu de confiance lui vienne et qu’il se décide à bouger mais son cerveau n’envoie que des frissons marqués au fer rouge. A quelques pas, une femme le regarde. On ne voit d’elle que ses longs cheveux argentés et sa blancheur. Une blancheur de lait. Des projecteurs l’accaparent à son tour. Il y a dans son regard de la douceur et de la fierté. Il y a si longtemps, si longtemps…

    Elle voudrait dire le bonheur et la douleur de cette durée. Dire son ancienne et foudroyante liaison avec Babette. Dire le vacarme qui secouait tous les esprits du temps où ils étaient jeunes. Dire les empressements. Les délices. Les enchantements. Dire les jours d’après aussi. Les calamités. Les disgrâces. Les préjudices. Dire qu’un jour il est arrivé tout le contraire de tout ce qu’elle aurait aimé garder dans son souvenir. Dire à cet homme qu’à trop contempler la Babette un jour il pleurera amèrement. D’un coup, d’un seul grand coup.

    Elle voudrait dire tout cela mais elle ne sent plus d’une humeur assez tendre. Elle s’approche pourtant encore de l’homme dans l’idée de lui parler quand même un peu et de le toucher peut-être. Mais parvenue dans sa proximité, l’homme feint d’être dans une autre attente, engoncé dans son costume trois pièces, visage impassible et regard perdu quelque part dans les travées. Elle devine qu’elle n’entrera pas dans sa vie. Elle n’est plus une reine. Et à le considérer de près, cet homme n’est rien d’autre qu’un objet humain vaguement figuratif. Au loin s’en sont allés la foudre, le feu et les festins. Avec le temps ne reste que l’errance et les mauvais coups du sort. Brusquement, une douleur la prend à la poitrine. Elle jette sa tête en arrière et se force à en rire, un grand rire nerveux vite brisé par des sanglots. L’homme semble se demander pourquoi cette femme s’intéresse autant à lui, pourquoi elle ne respecte pas son immobilité, son anonymat. Les démangeaisons le reprennent de plus belle et sa peau vire à l’embrasement.

    Et au contraire, la grisaille s’empare de la femme. Pour elle, le cœur n’y est plus. La disgrâce l’empoisonne. Elle adresse encore un vague sourire à l’homme.

    - Bon, dit-elle, je vous laisse…

    Les projecteurs la suivent un moment. L’éclat est différent. Ses cheveux sont maintenant ternes et défaits, son visage s’est desséché.

    L’homme est soulagé, presque réjoui. Quelqu’un en costume sombre lui présente de plates excuses. Quelqu’un d’autre, une femme encore, l’enveloppe de son sourire : un joli petit coeur, généreux et rassurant.

    - À Babette, dit-elle.

    L’homme hausse les épaules et ne dit rien.

    - À Babette, répète la femme.

    Il ne fait pas attention. Il ne voit pas arriver le petit verre de blanc liquoreux et le toast à la mousse d'esturgeons. Il a ouvert machinalement la main pour s’en saisir mais il fait non de la tête.

    Tout autour, d’autres hommes le regardent avec envie. L’un d’eux finit par l’apostropher sur un ton goguenard :

    - Monsieur préfèrerait peut-être un œuf coque avec des mouillettes ?

    - Ou alors, renchérit un autre, Monsieur pencherait peut-être seulement que pour de longues, de très longues mouillettes ?

    Des calembours jaillissent de toutes parts. L’homme se racle bruyamment la gorge, se tortille, bredouille, ergote, invoque, concède, acquiesce, souscrit, s’excuse … et finit par accepter l’invitation.

    - Allez, à Babette, reprend la femme.

    - À Babette, répète l’homme.

    Un tonnerre d’applaudissements accompagne l’impétrant.

    Dehors, un vent violent laboure les derniers traînards.

    Dedans, la clameur fait surgir d’autres hommes et d’autres femmes. Babette trône au milieu des cris et des bravos. Elle scrute les grandes allées de sa ville. Elle couve son monde. Elle est belle. Elle est blanche. C’est de sa blancheur qu’est née la vie. Elle ne sait rien de sa beauté. C’est une fleur des pois, délicate et parfumée. C’est une souffrance aussi.

    Dehors, les éclairs crèvent le ciel et la foudre frappe à l’aveugle.

    Dedans, la circulation devient difficile. Les gorges s’irritent et les poumons sont asphyxiés.

    Moi, je n’ai encore pas approché Babette de près. L’espace s’est brutalement rétréci autour d’elle. C’est son heure. On chantonne et on rit sur place. À la seule force des coudes et des genoux, je me taille un passage dans la multitude. Quelques femmes sont prises par la colère et leurs hommes menacent mais d’autres s’amusent du défi et applaudissent. Peu à peu, je rejoins le cercle des familiers. Le climat y est moins délétère. Devant moi quelqu'un prétend qu’un seul instant passé auprès d’elle à l’épaisseur de l’éternité et qu'en moins d'une minute on attrape cet air comblé qui serait celui du bonheur. Et en effet, les gens les plus proches de l’estrade sont pris de formidables soupirs d’aise. Certains dansent en remuant follement ventres et fesses, d’autres retiennent leur souffle et s’empourprent jusqu’à la cyanose avant de laisser jaillir nerfs et muscles dans un rire volcanique, d'autres encore trépignent et grognent d’impatience en frappant obstinément du pied. Je m'approche encore, la démarche un peu cahotante. Je demande au hasard,

    - Elle a quel âge déjà Babette ?

    - Vingt cinq, répond quelqu’un.

    - C’est son vingt cinquième anniversaire ! Le vingt cinquième ! Le vingt cinquième ! entonne une bande de jeunes filles délicieusement potelées.

    Au centre de l’estrade, Babette entretient l'enthousiasme. Je bombe le torse et je crie

    - Hep ! Hep !

    Un projecteur courre aussitôt sur ma poitrine et sur mon visage. La lumière me donne de la force. Je crie encore :

    - Hep ! Hep ! Hep !

    Quelque chose de sublime va se produire. Je le sens. Mon corps tout entier est en alerte. Des mains s'affairent tout autour de moi. Des mains enjouées, comblées, épanouies.

    - Bien, tout va bien, dit une voix à mon intention.

    Chère petite Babette… Elle m'a choisi. Je suis son point de mire. Une lueur de triomphe s’allume dans mes prunelles.

    - Tout va bien, fermez les yeux maintenant !

    Je m'empresse d'obéir, impatient de communier.

    Une dame bien mûre me tend une petite cuillère avec déférence. Ma bouche s'entrouvre maladroitement mais l’offrande, d’une extrême blancheur, vient se glisser paisiblement entre mes lèvres. S’étaler sur ma langue. Se répandre en mon palais. S'envoler dans les tréfonds de ma gorge. Bénir enfin ma pomme d'Adam avant de s'en aller régaler les chairs et se fondre dans l’ambre de mon sang.

    Les acclamations de dizaines de gosiers assoiffées me sortent du ravissement. Très vite, je recouvre la vue et le sens de la mesure. On me marche sur les pieds, on s’accroche à mes bras et jambes, on me déchire la peau, on m’entaille de toute part. La foire d’empoigne bat son plein.

    - Bien, tout va bien, dit la voix à l’intention d'une autre bouche.

    Mon heure de gloire est passée. Babette m’a laissé choir. Sans même un baiser d’adieu pour se souvenir qu’on a été amoureux. Un rire nerveux me gagne. Il vient du fond de ma poitrine. Un rire d’une infinie tristesse qui me laisse blême.

    La lumière se modifie rapidement. Bientôt, elle ne montre plus que l’expression muette de mon visage. Le cercle d'aspérités autour de mes yeux.

    Dehors le noir a fini par triompher.

    Patrick ESSEL


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