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    Qu’est-ce que la " folitude " ? D’où vient-elle ? Comment se manifeste-t-elle ? Ces questions nous ont été posées par un lecteur perspicace pour qui un mot, fut-il valise, ne saurait être exclu des abécédaires.

    Voilà donc ce qu’en disaient les anciens :

    Dépression aiguë dans laquelle sombrent les jeunes filles ayant pris par erreur une dose trop élevée d’études sans intérêt.


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    Va t’en ", c’est l'un des titres signé par Jacqueline Coulomb pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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    Debout devant la vieille maison abandonnée, il se demandait quel instinct l’avait poussé à cette retraite absurde : vouloir la solitude dans le village de son enfance, avoir insisté pour louer cette ferme que nul héritier ne revendiquait, promise à la démolition !

     

    " En êtes-vous sûr ? " avait dit le maire. " Vous aurez froid, vous n’aurez aucun confort ". Il n’en avait cure. Brutalement, sa femme avait bouclé ses valises et dit qu’elle partait pour une nouvelle vie. Cela seul l’obsédait. Il avait besoin de digérer le choc, de se retirer quelque part, là où il ne verrait personne. Accompagné d’un maigre bagage et de son ordinateur, il était arrivé dans cette maison sinistre.

    Et maintenant, ses certitudes l’abandonnaient. La nuit tombait, des nuages noirs s’effilochaient au-dessus de sa tête. Quelle sombre soirée en perspective !

    Allez, courage, tourner la clé dans la serrure, faire un brin de ménage, un feu, dîner sommairement, après, on y verrait plus clair. Un froid mortel régnait dans la cuisine. Une épaisse couche de poussière recouvrait les meubles vermoulus. Les araignées avaient tissé leurs toiles dans tous les angles.

    Dans quel coin de cette pièce allait-il installer son lit de camp ? Quelle vieille table consacrerait-il à son ordinateur ?

    Il faut tout de même faire entrer le monde dans cette thébaïde ! Il allume la radio, se connecte sur Internet. Dans son souvenir, l’escalier du fond conduisait à l’étage dans les chambres. Là-haut, des relents mortifères agressent les narines. Depuis quand n’a-t-on pas aéré ? Qui a vécu là en dernier ? " Je ne remettrai plus les pieds à cet étage. Toutes ces portes resteront fermées. Les fantômes ne descendront pas me rendre visite ", se surprend-il à dire à haute voix.

    Une vague d’effroi l’habitait, contre laquelle il mobilisait ses défenses. Sans doute une fois restauré, réchauffé par le feu, oublierait-il ses appréhensions : il dormirait… Demain serait un autre jour.

    Avant de se coucher, il inspecta les alentours. Des lumières brillaient aux fenêtres de la ferme voisine dont il était séparé par un bosquet. Le vent hurlait dans les branches. La lune descendante ne donnait qu’une faible clarté.  La nuit de Walpurgis,  essaya-t-il d’ironiser !

    Pas une âme dehors. Quelques aboiements dans le lointain. Une atmosphère de fin de saison. Il frissonna.

    Le froid du petit jour le réveilla et son premier café ne parvint pas à dissiper son angoisse. Son ordinateur était allumé. Il croyait l’avoir éteint la veille. Son esprit serait-il absent à ce point ?

    Des signes incohérents, des lignes enchevêtrées s’affichaient. Quelle en était la signification ? Refusant de se poser d’autres questions, il éteignit. Il était urgent de faire de l’exercice. Il partit donc à pieds reconnaître le village, pensant que personne ne devinerait dans l’homme qu’il était, l’adolescent d’autrefois.

    Dans le jardin public, il vit une femme assise sur un banc : la quarantaine, blonde, un visage qui lui parut familier. Avec un grand sourire, elle fondit sur lui : " Jérôme, toi ici ? Que fais-tu chez nous ? Je t’ai reconnu tout de suite ".

    Il hésita : " Isabelle, la sœur de ton ami Jeannot, tu ne te souviens pas ? "

    Ils échangèrent souvenirs d’enfance et récit de leurs vies. Elle avait épousé l’ami dont les grands-parents avaient quelque temps habité la ferme en ruine.

    Veuve, son mari ayant eu un accident de voiture, elle avait quitté la région, puis était revenue avec son second mari dont elle était séparée.

    Il ne fit pas d’autre rencontre et rentra chez lui. L’impression d’angoisse se manifesta à nouveau. Des corbeaux croassaient. Les pommiers victimes de la sécheresse étendaient leurs branches pâles comme des spectres végétaux.

    Dans la cuisine régnait un silence pesant et une odeur indéfinissable. L’ordinateur clignotait. Une fois de plus, il avait cru l’avoir éteint en partant. Il s’approcha. L’inquiétude l’envahit. Deux mots s’affichaient sur l’écran : " va-t-en ". J’hallucine ! se dit-il. Il se frotta les yeux. Le texte était le même. Un doute lui vint quant à sa santé mentale. Il se pinça : " Oui, je sens la douleur, donc je suis ". Retrouver ses esprits, faire appel à la logique : " Quelqu’un est entré, me fait une mauvaise plaisanterie. Les revenants n’existent pas " !

    A demi rassuré, il éteignit le MAC, alluma la radio, le feu, se força à prendre l’escalier des chambres. Rien n’avait changé là-haut : Ni l’odeur, ni la poussière, ni le silence sépulcral. Il fallait préparer le repas, essayer de vivre comme si de rien n’était, verrouiller la porte, ensuite trouver le sommeil.

    Huit heures s’égrenèrent au clocher de l’église. Il s’assit, un peu accablé, plongé dans ses pensées, troublé jusqu’aux tréfonds de l’âme. Dans le lointain un aboiement…

    On frappa à la porte. Le bruit le fit sursauter.

    - Qui est là ?

    - C’est Isabelle, fit une voix. J’ai pensé que tu étais seul. On peut dîner ensemble ? J’ai tout apporté.

    Partagé entre l’envie de rester seul et le besoin de compagnie, il finit par ouvrir.

    Chaleureuse, Isabelle installa ses provisions et ouvrit une bonne bouteille. Assis auprès d’elle devant la cheminée, il sentait s’effacer l’angoisse.

    Petit à petit ils se rapprochèrent dans une étreinte d’abord timide, puis plus précise. Quoi de mieux que l’amour, entre deux êtres solitaires, pour s’évader…

    Elle exigea d’aller à l’étage, ne voulant rien entendre des protestations de son partenaire. Un vent violent les saisit dès qu’ils eurent ouvert la porte. La fenêtre battait… Elle était pourtant fermée quelques instants avant…

    Malgré sa répugnance à se trouver dans ce lieu, il enlaça sa partenaire et essaya d’oublier. La nuit leur appartint, mais lui laissa un sentiment d’incomplétude, d’irréalité.

    Il se réveilla, frigorifié, seul. Pas de trace de sa compagne. Aucune voiture dans la cour. N’avait-elle pas parlé de sa voiture ?

    Il avait besoin d’air.

    Dans le jardin voisin, la fermière était au travail. Il éprouva le besoin de lui parler d’Isabelle.

    " Isabelle ? dit-elle, en ouvrant de grands yeux, vous devez vous tromper. Elle a été assassinée il y a deux ans par son mari. Il est en prison où il purge une peine à perpétuité ".

    Livide, il s’affala sur le banc. Dans la salle commune de sa ferme, l’ordinateur affichait : " On ne trouble pas le repos des disparus. Laisse ces lieux où tu as pactisé avec les forces de l’enfer. Va t’en. "

    Jacqueline Coulomb


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    Goulag cyberien ", c’est l'un des titres signé par Eric Lacassagne pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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    La réalité

    Ta vertu, elle ment, t’es possédé

    Par le démon d’un jeu

    Qui a allumé tes yeux

    Et piraté ton système nerveux

    T’es flou, plus vraiment net

    Depuis que tu bosses sur Internet

    Il fait quel temps sur ta planète ?

    Tu bosses jusqu’à pas d’heure

    Esclave obsédé consentant de ce labeur

    Tu dé-penses, oublies ta sueur

    Un vrai cyber serial killer

    Au service d’une illusoire grandeur

    En croyant réaliser ton bonheur

    Tu te fabriques de nouvelles peurs

    En MP3, 3D tout en couleurs

    La réalité

    T’a virtuellement dépossédé

    De tout esprit critique

    Adepte de la religion cathodique

    Maintenant tu communiques

    Et ma langue te parait obsolète

    Depuis que tu bosses sur Internet

    On parle comment sur ta planète ?

    Les yeux vides, le teint blafard

    Tu vis en boîte du matin au soir

    Tu crains les ravages de l’air pur

    Tes neurones, branchés sur disque dur

    Effacent tes émotions mais tes idées restent obscures

    Tu songes à Lara Croft en parlant de " nos futurs "

    Ta vie devient un cauchemar

    En MP3, 3D tu vois en blanc et noir

    Eric Lacassagne


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    Le roi des invisibles " c’est l'un des titres signé par Jacqueline Repellin pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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    Il était une fois un pays étrange. Ses habitants pouvaient à tout moment devenir invisibles. Il leur suffisait pour cela de pleurer. Pour réapparaître, c’était un peu plus aléatoire : il fallait que quelqu’un crie leur nom.

    Le roi de cet étrange pays était très émotif. Son chambellan avait donc pour mission de hurler son nom dès qu’il disparaissait plus de quelques minutes sans avoir prévenu.

    Parfois, le monarque indiquait tout en pleurant une heure précise " Je vais disparaître pour aller fouiller les archives de mon ministre des finances. Je suis sûr que ce vieux grigou me cache quelque chose au sujet de cette affaire de caisse noire. Faites moi revenir vers dix huit heures. J’aurai eu le temps d’en avoir le cœur net ".

    Parfois en revanche il ne parvenait pas à pleurer au moment voulu. Il avait donc à sa disposition une escouade de courtisans chargés de collecter à son intention les évènements les plus consternants de son étrange pays. Les courtisans se présentaient dans la pénombre, vêtus de noir, munis de flambeaux, et racontaient complaisamment les brûlures atroces du cuisinier balafré, les souffrances d’un chevalier de leurs amis piétiné par sa monture, ou la maladie incurable du ministre de la santé.

    Le roi, suffocant de sanglots, finissait par disparaître et chacun pouvait alors retrouver sa bonne humeur.

    Un jour, le monarque, las du pouvoir, décida de partir secrètement très loin, dans un pays moins étrange. Le chambellan cria son nom dans tous les recoins du palais. En vain !

    En apprenant cette disparition, le bon peuple pleura à chaudes larmes de sorte qu’il disparut à son tour. Il ne resta personne pour le rappeler.

    Jacqueline Repellin


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    " Sigmund m’était conté…", c’est l'un des titres signé par Bernard Belmain pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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     Madame,

    C’est avec intérêt, et même, j’avoue, curiosité, que j’ai suivi votre fils ces derniers mois. C’est un garçon tonique, remuant et parfois agité, hyperactif comme on dira plus tard (j’ai l’habitude d’être en avance).Cela tient à son âge et probablement à son hérédité bien qu’au vu du comportement de votre mari je puisse en douter, mais c’est une autre histoire. Son tempérament expansif se normalisera quand il grandira.

    Surveillez son éducation, ses distractions, ses relations avec ses petits camarades, principalement ceux d’origine étrangère. Défendre son pays est une qualité qu’il convient de manifester avec modération. Jouer est une activité d’éveil nécessaire mais il me semble trop âgé maintenant pour passer des heures avec ses petits soldats, les manœuvrant sur la carte qu’il a lui-même dessinée, dans des casernes construites de ses mains. Quand je lui demandai pourquoi il y avait tant de barbelés autour, il fut incapable de m’en donner l’explication, je crains que ce ne soit une manifestation de sa méfiance à l’encontre d’autrui. C’est peut-être un point de détail mais ce sont souvent les plus révélateurs. Cependant, il y a là une verve créatrice qu’il pourrait employer autrement, la peinture par exemple, je l’ai vu admirer les toiles de mon cabinet.

    Je ne doute pas que plus tard il soit un homme attyrant, je le crois c’est un bon gars mais il conviendrait de surveiller ses fréquentations, il pourrait faire de mauvaises rencontres encore qu’il ne me semble pas influençable, au contraire.

    Vous avez raison de l’inciter à voyager, il m’a parlé de son envie de parcourir l’Europe, de la Pologne à la France, il m’a confié vouloir dans ce pays se mettre à la pêche, n’oubliez pas de lui dire de prendre deux gaules même s’il prétend qu’ainsi il serait gêné dans ses déplacements. Il a évoqué sa curiosité pour la Russie, l’Angleterre… Je crains que le froid ne le perturbe grandement, c’est un garçon qui aime la chaleur. Je lui ai proposé de partir avec des jeunes de sa classe en camp. Pff, me dit-il, en secouant la tête ! Cela lui aurait fait du bien pourtant. Fréquenter le petit Ludwig serait favorable à son épanouissement.

    Protégez son sommeil, son somnambulisme lui fait prendre des risques, que sa serrure reste close, le pêne bien en place. Une nuit je le vis prendre un long couteau, il pourrait se blesser, pareil pour le grand verre de cristal qu’il aurait pu casser. Promenez-vous avec lui, votre auto Daf est un modèle ancien mais confortable. Conduisez-le vers Marthe, et pour le nouvel an, Schluss me semble la destination opportune.

    Je pensais vous indiquer un de mes confrères, Wilhelm Reich mais j’ai l’intuition que ce serait superflu.

    Voilà Madame Hitler ce que je tenais à vous dire. Une remarque finale cependant, qui ne sera pas une solution, le voyage en Asie me semble inapproprié !

    Votre dévoué, Sigmund Freud

    Bernard Belmain


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  • " La caisse de bière ", c’est l'un des titres signé par Marie Ragot pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

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    Blonde, brune, rousse, au malt ou au houblon, brassée à l’eau de source…

    Rien que d’y penser, à cette caisse aux bouteilles " vert bouteille " ou pain brûlé, à simple goulot ou à capuchon de papier doré, ou encore, comme leur ancêtre, au bouchon de porcelaine blanche et fermeture métallique avec la bague de caoutchouc, rien que d’y penser, Gustin souriait : cette fraîcheur qui perle sur le verre, qui mousse, toute renflée, qui vacille, prête à déborder ; qui revigore comme l’eau de la fontaine après la route des Crêts ou la montée du Pavé.

    Depuis le temps qu’il aidait au café, Gustin n’en était pas à sa première caisse de bière. Toujours la même, la caisse de bois solidement clouée, à douze casiers.

    Mais le plaisir de la première goulée, par contre, malgré son grand âge et ses bras de plus en plus gourds, que ce soit au frais sous les platanes ou l’hiver devant le poêle qu’on bourre jusqu’à la gueule avant la sortie de la messe du dimanche ou les jours où l’on accompagnait à la dernière demeure un vieux compagnon (de ces jours où il gelait parfois si fort que le pic à vigne avait du mal à entamer la terre), ce plaisir là : le tintement de la canette, le bruit sec de la capsule qui libère son collier de mousse, et la bière qui coule en ondulant, fraîche, blonde, ronde, juste amère, ce plaisir, Gustin le savourait avec la même jouissance.

    Las, parfois, Gustin restait pensif et prostré sur sa chaise paillée, " la sienne propre " comme on aimait à ironiser, tournant le dos à toutes les modernités, tels le plastique et le formica, qui forçaient les portes de nos campagnes. Le vieux Gustin était de ces hommes taillés tout d’un bloc dans le chêne. Depuis tout " mâtru ", il avait connu la garde des troupeaux, puis les travaux des champs et la fonderie, enfin, avec ses cadences infernales, les trajets à vélo par tous les temps, et même à pieds l’hiver, quand les congères barraient le chemin ou qu’à la première relève du poste le chasse-neige n’était pas encore passé. Il savait aussi goûter aux joies simples d’une partie de " lyonnaise " ou de " coinche ", avec la bière du dimanche qui danse dans le verre.

    Bien que sobre, Gustin était un fidèle du café. Il avait toujours " prêté la main ", disait-il avec une humilité mêlée de fierté, pour décharger les caisses du limonadier qui cornait tous les troisièmes samedis " tantôt ", pour descendre les caisses à la cave par la trappe de sapin et les remonter " à cha-peu " derrière le comptoir le dimanche matin.

    Discret, Gustin se rappelait que seul le temps de la guerre l’avait éloigné du village et du café. Il s’y revoyait encore comme s’il y était : la mitraille, les canons qui pleuvaient leurs obus, l’odeur âcre de poudre, de l’herbe roussie et des ruines fumantes, la trouille ou la chaleur sans eau qui trempait le treillis et les molletières ou les pieds gelés qui éclataient dans les brodequins, tel ou tel fauché plus vite qu’un jeune foin, qui criait " maman ", tel ou tel qui lui enfonçait ses ongles dans le bras comme pour retenir la vie, les sirènes, les hurlements, les gémissements, les derniers mots étouffés, les yeux révulsés et la grimace du dernier sourire, et puis la corne de brume au fond d’un fjord de Norvège, le goût amer de sa bière frustre, presque noire, dans les relents de la morue partout, mêlés aux larmes et aux " hourras " de la victoire...

    Aujourd’hui, avant de passer le costume de drap noir, de mettre le harnais de cuir pour porter le drapeau à la cérémonie du souvenir, avec son rituel immuable : la gerbe bleu blanc rouge couchée au pied du monument comme un épagneul docile...

    "  Ouvrez le ban ! " - la sonnerie aux morts, le drapeau qui s’incline en génuflexion, et seul, le cliquètement de sa pointe de laiton au vent du Nord qui trouble la minute de silence, comme à chaque fois... " Fermez le ban ! "

    Aujourd’hui, disais-je, Gustin montait la caisse de bière pour le repas des anciens combattants.

     

     

    Mâtru : jeune enfant qui a encore besoin de sa mère (Mater). Coinche  : jeu de belote à la mode bas Dauphiné. Lyonnaise : jeu de boules qui se pratique dans la région lyonnaise sur un grand terrain délimité (par opposition à la pétanque). Cha-peu : petit à petit. Tantôt : l’après-midi

    Marie Ragot


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    Ogresse, c’est l'un des titres signé par Marie-Thérèse Jacquet pour le recueil " De Temps en Temps " du groupe Folitudes.

     

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    J'ai replacé les planches sur la margelle. La sueur me coule entre les omoplates en dépit du froid. La lune est le seul témoin ; elle se moque bien des frimas, pleine comme elle est, toujours à sourire, toujours contente d'être au maximum de son tour de taille. Tu ne peux empêcher, ma vieille, que ce que j'ai fait, je l'ai fait et bien fait et que rien ne pourra défaire ce que j'ai fait.

    Là-bas dans la maison basse, ils dorment, les six fils, les trois filles, leur père aussi. Les innocents, ils dorment …

    Ah ! Les innocents…

    Hier soir, il a considéré longuement la situation, en larmes… Quand je pense que c'est son extrême sensibilité qui m'a séduite, il y a dix ans de cela. Il saurait me comprendre, nous marcherions la main dans la main, les yeux dans la même direction, comme écrivait Saint Ex… qui a largué sa bonne femme la plupart du temps ! Aux poèèètes, on pardonne tout. Aux épouses, les basses œuvres ! Faut-il être particulièrement conne pour aimer un homme de lettres ! J'ai froid au dos, c'est la sueur qui se fige. Mais je ne peux pas partir tout de suite. Il faut que je sois sûre.

    Il a dit en reniflant, non moi je ne peux pas faire ça… Toi, tu sais gérer les affaires, ton enfance à la campagne t'a endurcie. La vie, la mort c'est du naturel pour toi… Moi, tu le sais bien, la vue de mon propre sang m'envoie dans les vaps.

    Excuse-moi, a-t-il pleurniché. J'ai eu cette journée pénible avec l'éditeur. Bonne nuit, chérie.

    Regarder dans la même direction… moi devant, lui, derrière. Quand je pense qu'il n'a pas voulu assister à la mise bas de nos neuf enfants !

    Il y a une heure, j'ai mis au lit ma nichée. Les plus petits étaient joyeux comme d'habitude, ils attendaient l'histoire. L'aînée Amélie, a encore bougonné quelle voudrait bien avoir sa chambre à elle et qu'elle n'aurait pas d'enfants quand elle serait grande, que d'ailleurs elle ne se marierait pas, qu'elle serait juge pour enfants, avec le boulot qui ne manquerait pas. Je l'ai calinée, je lui ai dit que je l'aimais. Elle a pris son pouce, a sombré de suite.

    Les petits attendaient leur conte en sautant sur leur lit. "Le Petit Poucet ", a hurlé Norbert !

    - Je vous l'ai déjà raconté cent mille fois, non ?

    - On s'en fiche. C'est une histoire de famille nombreuse et nous on aime les histoires de famille nombreuse…

    - Ouais, a complété Célimène (ma future prix Nobel) parce que les ogres peuvent réussir quelquefois, si le plus petit n'est pas assez malin !

    Et elle a pincé le nez du dernier dans mes bras.

    - Allonge un peu l'affaire des deux lits, tu sais. Les filles de l'ogre avec leurs couronnes et les pauvres avec leurs bonnets, a supplié Clément, l'aîné des garçons.

    - Dis, maman, y a pas d'ogre dans le jardin qui va passer par la fenêtre quand tu dormiras ?

    - Non, il n'y a pas d'ogre dans le jardin. Et s'il venait, maman le tuerait avec la hache à bois, ai-je affirmé avec conviction et geste violent.

    J'ai pensé… pas d'ogre mais peut-être une ogresse.

    La lune escalade les proues du Vercors. Je n'ai plus froid. Penser à mes enfants me réchauffe. La mousse de la margelle est douce, humide sous mes doigts. Aucun bruit. Tout dort. J'ai bien accompli ma mission, ce travail qui revenait à ma mère, à ma grand-mère… Depuis des siècles, la chaîne sans fin des ogresses.

    L'élastique bien serré autour du sac de plastique. Il a dit que je savais faire.

    Oui je sais faire ces choses-là : le coup au lapin derrière les oreilles, la chienne à mener chez le véto pour l'ultime piqûre, l’anguille à écorcher vive. Oui, je sais. Je sais aussi raconter des histoires, pousser un chariot entre les rayons de conserves, et maintenir en vie les orchidées. Tu as les doigts verts ma chérie. Ce que je déteste, c'est l'odeur de l'éther. Je ne m'y ferai jamais.

    Le silence. Je suis morte de fatigue, je rêve à un lit tiède, à son corps chaud sous la couette où il ronfle du ronflement délicat des poètes.

    Miaulement plaintif amplifié par la gorge du puits.

    Zut ! C'est à refaire !

    Marie-Thérèse Jacquet


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    L’association Calipso n’est pas seulement le lieu d’un concours de nouvelles et du blog du même nom, c’est aussi un espace d’invention où peuvent se jouer toutes les partitions de la création : littérature, théâtre, musique, cinéma … petit domaine d’évasion et de rapprochement, de rencontre et de rupture, d’interrogation et d’engagement, ouvert en grand sur le monde, celui qui passionne comme celui qui oppresse.

    C’est encore un atelier d’écritures nommé Folitudes. Un atelier traversé depuis une quinzaine d’années par de multiples artisans écrivains. Le groupe actuel, comme ses prédécesseurs, publie aujourd’hui un recueil de quelques unes de ses variations littéraires intitulé De Temps en Temps.

    Marie-Thérèse Jacquet, animatrice de l’atelier, nous en fait la présentation.

    De " Temps en Temps ", c’est le titre que tous les six nous avons donné à ce recueil de quelques uns de nos textes.

    Nouvelles, poèmes, chroniques, récits d’enfance… les genres que nous affectionnons et que nous pratiquons avec plus ou moins d’assiduité. Nous écrivons seuls, à notre rythme ou réunis autour d’une bonne bouteille, de Temps en Temps…

    Chez les uns ou les autres ou dans une bibliothèque municipale chaleureuse et grande pourvoyeuse d’ouvrages à consulter. Nous remercions les animatrices bibliothécaires de Saint-Egrève de nous avoir offert leurs tables, leurs chaises, leurs sourires lumineux et leurs livres… Leur salle d’exposition aussi lorsque nous nous sommes lancés dans les haïkus que les artistes de l’Atelier d’Aquarelle de la M.J.C. du Fontanil ont illustrés finement.

    L’écriture crée du lien avec la parole qui nous fait humains pas nécessairement artistes. Si nous revendiquons le titre d’écrivants c’est que nous ne sommes en aucun cas des écrivains.

    Le Temps comptable de nos vies est le thème qui sous-tend la plupart de nos textes : le temps retrouvé des souvenirs, le temps des ruptures, des départs, le temps des lieux simples, le temps sublimé des imaginaires et des fantasmes.

    Eric et Bernard, jeunes hommes bien de ce vingt et unième siècle, sensibilités vives que dissimulent mal humour noir et calembours. Nos deux Jacqueline passionnées de jeux intellectuels. Marie, Marité, toutes les quatre déjà grand-mères, s’étonnent de ces gaillards qui les ébouriffent. L’amitié se fiche des années. Paroles sages, de Temps en Temps s’échappent des bouches les plus jeunes. Et paroles folles de Temps en Temps des bouches mûres.

    Oui, l’écriture partagée, le labeur de la récriture qui exige humilité mais aussi respect et attention sans faiblesse entre nous, oui tout cela éclaire nos vies, brode sur le tissu du Temps quelques uns de nos motifs d’être heureux.

     

     

    Au cours des prochains jours seront publiés ici même un texte choisi par chacun des auteurs de ce recueil. Puis, vers la fin novembre, ce recueil sortira des presses et pourra être envoyé aux souscripteurs.

    Contact : assocalipso@free.fr


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