• Demain, dès l'aube

    Demain, dès l'aube

    Vieufou

     

    Une heure avant le point du jour, Gérard gara son 4x4 dans le petit chemin traversant la sapineraie qui bordait l’autoroute, coupa le moteur et alluma le plafonnier. En s’aidant du rétroviseur, il s’enduisit généreusement le visage d’une peinture de camouflage. Dans son treillis, il avait tout l’air d’un soldat échappé d’un vieux film de guerre. C’est d’ailleurs comme cela qu’il se percevait.

    Il sortit les munitions du vide-poches et les enfourna dans sa gibecière. Trois boîtes suffiraient amplement, en plus des vingt balles à tête creuse, soigneusement alignées dans leurs logements, équipant la cartouchière qui lui ceignait le torse. Il éteignit les phares, cramponna la housse de cuir renfermant le fusil et descendit du véhicule, laissant sur le siège le gilet orange de signalisation.

    À la lueur de sa frontale, il s’avança à travers bois, sans se soucier des branches qui craquaient sous ses rangers. Ses proies ne s’enfuiraient pas.

    Il arriva près de la passerelle enjambant le double ruban de bitume, qui permettait aux animaux sauvages de traverser cette partie de la forêt.

    Son regard fut attiré par un mouvement sur sa droite. Ils étaient là, progressant lentement en file indienne en direction de sa cachette, encore inconscients de sa présence. Gérard compta quatre paires d’yeux jaunes luisant dans l’obscurité. S’il était suffisamment discret, ils ne se rendraient compte de rien avant qu’il abatte le premier.

    Son père l’avait emmené chasser dès l’âge de 8 ans, mais il lui avait fallu trois saisons pour parvenir à maîtriser l’arme, un beau fusil à la crosse d’ébène gravée d’un sanglier. Enfin, le jour de ses onze ans, Gérard avait abattu son premier cerf. Il avait tenu l’animal dans son viseur pendant quelques secondes d’éternité, immobile, silencieux, excité par l’affût. Il avait adoré sentir ainsi sa proie à sa merci, au bout de son index pressé contre la détente froide. Il avait fait craquer une branche, exprès, pour que le cerf l’entende et sache qu’il allait mourir. L’enfant avait attendu pour tirer que la bête le regarde, droit dans la lunette de visée. Un coup entre les deux yeux. Sa bandaison naissante s’était affalée en même temps que le corps sans vie du dix cors.

    Ce jour-là, son père lui avait offert son quatrième chiot, en poussant un soupir où la fierté se disputait avec le soulagement. Son fils était enfin devenu un homme !

    Dès qu’il eut l’âge requis, l’adolescent passa son permis et se mit à fréquenter un club de tir où il se fit de nouveaux amis. Chaque week-end, les jeunes gens trouaient quelques cibles puis descendaient force bières au bistrot du coin. Dès lors, seul ou avec ses camarades, il honora chaque saison de chasse, arpentant les bois bordant son village dès sa semaine de labeur – il travaillait aux abattoirs de la ville voisine - terminée.

    Au fil des ans, il cultiva sa passion, l’élevant au rang d’un art que rien n’aurait su ternir.

    Ce matin, son art avait pris une saveur bien spéciale. Harcelé par les syndicats d’éleveurs de moutons après la récente perte de 300 ovins, le ministère avait autorisé les chasseurs, pour endiguer l’hécatombe, à tirer sur leurs prédateurs. Tir de prélèvement, tir de défense, Gérard ne faisait pas la différence. À quoi bon, de toute manière. Une seule chose comptait à ses yeux : la loi le disait, tout du moins le présentateur du journal télévisé l’avait annoncé la veille, ce qui aux yeux de Gérard avait force de loi : on avait autorisation de tirer.

    C’était la première fois que Gérard était amené à chasser de telles proies, et il était excité comme au matin de son onzième anniversaire. Aujourd’hui, pourtant, il devrait composer sans son paternel, parti cinq ans plus tôt rejoindre le paradis des chasseurs à la suite d’une stupide méprise lors d’une battue au sanglier : lui et ses potes, déjà fort éméchés, étaient parvenus à capturer un marcassin d’une dizaine de mois, l’avaient équipé d’un gilet orange « pour mieux le voir » et lâché en rigolant dans la garenne. Ainsi vêtue, la bête serait plus facile à tirer. Mais le père du jeune homme, muni lui aussi d’un gilet identique pour éviter les accidents, s’était accroupi quelques secondes pour refaire son lacet.

    Prestement, Gérard tira son fusil de l’étui. Il se cala contre une poutre de la passerelle et mit calmement sa première cible en joue.

    Tirer, recharger, tirer à nouveau très vite, sans attendre que les autres ne s’aperçoivent de l’attaque, pour ne pas risquer la dispersion de la colonne. Déjà il en arrivait d’autres…

    Dans moins d’une heure, dès le lever du jour, une fois à court de munitions, Gérard rejoindrait son 4x4 et retournerait au village. Au bistrot, il conterait ses exploits de la matinée à ses potes en buvant ses dernières allocations chômage. Les abattoirs avaient fermé l’année passée, victimes de la mondialisation, de la crise et des lobbys de l’agroalimentaire. Du moins c’est ce qu’avaient dit les sacro-saintes infos et qui était résumé en quelques lignes sur sa lettre de licenciement.

    Quand le camion ne fut qu’à quelques dizaines de mètres de lui, assez près pour apercevoir le conducteur dans sa lunette, Gérard ouvrit le feu.

    Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, il irait avec Paulo se poster à quelques kilomètres de la passerelle, près de l’aire de repos dite « du mouton noir », face à la station-service. C’est là, au petit matin, qu’ils se regroupent pour boire avant de poursuivre leur longue route. Gérard les a souvent observés. Un sacré coin ! Et si jamais Paulo en loupait un, il le rabattrait vers lui. Mais son pote était un sacrément bon tireur, Gérard ne se faisait pas de souci. La chasse serait bonne.

    Dimanche, il se rendrait au hameau des Bérards. Mathu, le vieux fermier, avait loué un de ses champs pour le week-end à une troupe de scouts. Deux adultes d’une vingtaine d’années et une quinzaine de louveteaux.

    Il accrocherait bien deux ou trois têtes au-dessus de sa cheminée, au milieu des hures qui s’y trouvaient déjà. En souvenir…

    Brèves, 1 octobre 2014

    300 moutons tués dans un accident de camion

    Un louveteau abattu en Savoie

     


  • Commentaires

    1
    danielle
    Vendredi 31 Octobre 2014 à 12:56

    Quelle horrible histoire... mais si bien contée !

    2
    joël H
    Samedi 1er Novembre 2014 à 14:35

    Quand est-ce que la chasse aux camions sera ouverte ? Une belle calandre au-dessus de la cheminée, ça aurait de la gueule à côté des têtes de louvetaux agrémentées de leur foulard.

    3
    Lza
    Samedi 1er Novembre 2014 à 21:08

    pour les préparer, il devra faire un voyage en Océanie, chez les réducteurs de têtes. Pour la sienne, pas de problème, elle est déjà au minimum...

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