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    Question d’âge

    Jacqueline Dewerdt

     

     

    J’ai cent ans, dans le corps cent ans de neige, de gel, de pluie, dans les os cent ans de froid.

    J’avais un mois et de la gnole dans mon biberon.

    J’ai cent ans, dans les oreilles cent ans de cris, d’insultes, de silences, dans le cœur cent ans de peur.

    J’avais un an un bras et une jambe cassée.

    J’ai cent ans, sur la peau cent ans de bleus, de plaies, de bosses, dans le corps cent ans de coups.

    J’avais sept ans, mon frère me disait que nous allions nous enfuir.

    J’ai cent ans, dans mes veines mes parents ivres, dans les oreilles les hurlements de mon père, les gémissements de ma mère, dans le cœur cent ans d’horreurs.

    J’avais douze ans, nous avons traversé la moitié de la Russie.

    J’ai cent ans, dans les jambes cent ans de chemins, de boue, de soleil, de villes, de forêts, sur moi les traces des hommes, violeurs, voyous, policiers, soldats.

    J’avais quinze ans, je me terrais dans les trous de Moscou.

    J’ai cent ans de faim, de nuits sans sommeil, cent ans de pourriture, d’alcool, de terreur, dans le nez cent ans de vapeurs de colle.

    J’ai vingt ans, je suis libre, je suis seul. Je sors de deux mois de prison en pays inconnu.

    J’ai vingt ans, j’ai dans la tête le souvenir de mon frère, le souvenir des hommes et mon frère avec eux et j’ai cent ans d’être seul, cent ans de vide, de larmes rentrées, de dents serrées.

     

    Vous pouvez chercher dans mon sang, dans mes os, dans ma peau, j’ai un an, j’ai cent ans.

     

    Brève, 8 juin 2014

    Immigration. La cour d’appel de Lyon a relaxé un jeune Russe suspecté d’avoir menti sur son âge pour obtenir le statut de mineur étranger isolé. La cour a estimé que l’expertise scientifique n’était pas suffisante pour déterminer avec certitude l’âge du jeune homme.


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    Partie de chasse

    Nelly Bridenne

     

     

    Désiré se préparait pour la battue : affublé de sa tenue kaki-mercenaire, protégé par son gilet jaune fluo et sa casquette orange sanguine, chaussé de ses bottes imperméables et le fusil cassé sur l'épaule, (c'est plus prudent) il partait rejoindre ses collègues chasseurs : Riton, Fifi et les autres.

    Les « cochons » n'avaient qu'à bien se tenir ! Ce serait leur fête aujourd'hui !

    C'est vrai quoi, disait Riton, ils nous envahissent ! Ils vont être bientôt plus nombreux que nous !

    Néanmoins, Riton tenait le même discours à propos des sangliers et des étrangers...

    Premier arrêt obligatoire chez Marie-Line (rien à voir avec « Poupoupidou », ah non alors !) pour un p'tit caoua-Armagnac, la gnôle locale, pour réveiller son homme.

    La horde de viandards se rendit ensuite en lisière de forêt où Riton les plaça : une partie pour surveiller l'orée du bois sur toute sa longueur, et les autres pour s'enfoncer dans la pinède.

    On était fin octobre, l'été gascon était agréable, la brume s'était dissipée (sauf chez certains qui avaient abusé du café arrangé), le soleil était de la partie, la journée s'annonçait jouissive.

    Désiré était chasseur occasionnel : pas de chien, (son vieux Voyou était mort) il tirait maxi 10 cartouches par an et visait très mal.

    Il préférait de loin se promener dans la garenne, ramasser les cèpes en automne, les pignes parfumées qu'il jetait dans la cheminée et admirer les grues cendrées survolant la lande.

    Il avait répondu présent pour ne pas se fâcher avec Riton l'autoritaire.

    Bah, il n'était pas obligé de tirer. Il se positionna dans le bois en bout de file, assez loin de son voisin immédiat. Dans le sol sableux, il reconnut l'empreinte des sabots d'un chevreuil, suivit sa piste et l'aperçut, affolé par les aboiements des chiens et les détonations des fusils, détalant au plus vite.

    Ses sauts gracieux, sa tête élégante surplombée de bois, sa croupe blanche et sa robe fauve, lui suscita un sourire. Quel animal magnifique ! Quel don de la nature ! Jamais il ne lui ferait de mal...

    Soudain, Désiré ressentit une douleur vive à l'épaule gauche qui le paralysa. Il s'affala sans bruit dans la bruyère, sa tête reposant sur un oreiller de tourbe et de mousse.

    La mère Nature rendit un hommage à ses sens en adoucissant ses derniers instants : des fougères dentelées protégèrent son visage de la brûlure du soleil ; des aiguilles de pin et un tapis d'humus ouaté embaumèrent délicatement sa couche ; des demoiselles peu farouches lui chatouillèrent le nez ; plus haut, sur un pin perché, un pic vert accentua ses percussions, pendant que son voisin l'écureuil fronçait son museau en rythme ; enfin, en fond sonore, des corbeaux bavassèrent en total désaccord. 

    Désiré ferma les yeux pour profiter de ces ultimes présents...

    Il ne sut jamais ce qui l'avait terrassé : le plomb d'un chasseur maladroit ou une banale crise cardiaque.

     

                                                                                                             

    Brève, octobre 2013

    Un chasseur a été tué lors d'une battue, plusieurs chasseurs étaient alignés et venaient de faire feu sur un sanglier. L'animal a été blessé, mais l'un des hommes s'est également écroulé, touché sous un bras.


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    Ça tonne là-haut !

    Danielle Akakpo

     

     

    – Dis-moi, Pierre, je ne peux pas avoir l’œil et l’oreille à tout, mais cette rumeur qui court depuis ce matin chez nos bienheureux, les agite et les indigne, commence vraiment à me les chauffer, les oreilles ! Je veux en avoir le cœur net. Alors, info ou intox ?

    – Ma foi, chef, info ! Le père Michel est bien convoqué au tribunal de S. le 11 juin.

    – Et tu attendais quoi pour me mettre au parfum ? Qu’a-t-il donc fait de si grave ? A-t-il rompu son vœu de chasteté et épousé une de ses paroissiennes ? Il faudrait d’ailleurs que je réfléchisse au problème et envoie mes instructions à Rome ; nous devons progresser dans ce domaine.

    – Non, chef. Rien de cela.

    – Alors, a-t-il eu des relations homosexuelles consenties ? Ce serait bien d’en finir aussi avec cette discrimination, je vais me pencher sur la question, et tant pis si Titine Boutin nous lâche.

    – Rien de cela non plus, chef !

    – Enfin, on ne traîne pas un prêtre en justice pour une paille en croix !  Ah ! Ne me dis pas que c’est encore un de ces voyous de pédophiles qui assouvissent leurs vilaines pulsions avec les gamins ou les gamines de la catéchèse ! Si c’est le cas, tu m’envoies vite fait bien fait un SMS à Lucifer. Qu’il descende le chercher manu militari et lui chauffe les pieds... et tout le reste sans pitié aucune.

    – Non, chef. Le curé Michel recueille régulièrement dans son église des demandeurs d’asile qu’il nourrit et soigne si besoin est. Et c’est de ce crime qu’il va devoir répondre.

    – Par tous mes Saints, depuis quand le devoir d’assistance à son prochain est-il devenu délit, et aux yeux de qui ?

    – Aux yeux de la loi et de la mairie de S. qui a porté plainte.

    – Jésus, Marie, Joseph... Les bras m’en tombent.

    – D’autant que le motif principal de la plainte paraît douteux : conditions de sécurité non remplies.

    – Est-ce le cas ?

    – Des clous, chef ! Mauvais prétexte. Ladite église serait dangereuse pour l’accueil de ces pauvres gens sans papiers, mais il se trouve qu’elle ne l’est pas pour la foule des fidèles qui s’y pressent aux offices.

    – Alors, il faut agir, mon Pierre. Tout faire pour que ce brave curé plein de bonté et de charité chrétienne ressorte du tribunal la tête haute ornée d’une auréole de futur canonisé. Tu files dare-dare chez François.

    – Lequel ?

    – Pas celui de Paris qui fait tout à l’envers, voyons !  Celui de Rome, grand bêta ! J’exige qu’il soit présent le 11 juin au tribunal de S. avec toute sa clique de cardinaux et qu’il fasse un ramdam de tous les diables, enfin, je me comprends...

    – Le pape François, le pape François... il en a de bonnes, le père Dieu, je vais faire comment, moi, pour le convaincre le pape François ?

     

    Brève, 30 mai 2014

    Il héberge des demandeurs d’asile : un curé au tribunal.


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    Tasmania Airlines

    Dominique Chappey

     

     

    C’est pas mal ici. Meublé avec goût. Ça change.

    Parce que j’en vois des apparts tape à l’œil, des pavillons m'as-tu-vu. Des terriers qui se cachent derrière le petit doigt des drogués de la déco. Des cases où se rangent bien sagement les accrocs du ripoliné gris taupe tranché fuchsia avec cadre rococo bombé poudre d’or.

    Avec les horreurs qu’on balance à la télé, faut pas s’étonner qu’ensuite la notion du beau rétrécisse au lavage scandinave. Entre ersatz de rêve et principe de réalité, il y a confusion des genres. Bilan, on masque des goûts de chiotte derrière des décors de cinéma qu’on achète dans les hangars à gogo de la grande distribution.

    Il existe des associations de couleurs qui devraient être encouragées par les compagnies d’assurance, plus dissuasives qu’une alarme anti-intrusion. Des fois, je prends des coups au cœur quand le faisceau de ma lampe torche théâtralise leurs dernières créations. En ce moment, les trucs à la mode qui vous posent tout de suite un intérieur, ce sont les grands pans de murs unis avec des stickers géants. La version décoration d’intérieur du copié collé.

    Les stickers animaliers, ça, c’est une belle invention. Deux minutes de marouflage et paf ! Un tigre dans le salon ! Faut avoir le palpitant bien accroché. Ou pire, les silhouettes noir et blanc en ombres chinoises taille réelle sur la porte des toilettes : nez à nez avec Hitchcock et son ventre de profil au beau milieu de la nuit ou bien plus branchouille, ramené de la dernière biennale d’art contemporain : la petite fille aux ballons qui s’envole vers le plafond. La première fois, j’ai fait un bond de trois mètres, et toute la nuit, je sursautais quand je croisais mon ombre.

    Le métier devient éprouvant, j’ai plus vingt ans.

    Mais ici rien à dire. Depuis mon petit tour du propriétaire, pas de mauvaises surprises. Du massif, quelques meubles de prix, mais pas seulement, un mélange harmonieux, confortable sans être pantouflard, des valeurs sûres sans tomber dans le rustique artificiel. De l’élégant.

    Et le bar, mes enfants, le bar ! Un bijou ! Un happening artistique à lui tout seul ! Variété, richesse, audace !

    Je me croyais connaisseur de whisky. Le hasard de mes déplacements professionnels, quelques années d’expériences et de dégustation in situ m’encourageaient à le penser. Passées les portes de cette propriété, j’ai découvert le territoire d’un grand maître. Du bout des gants, j’ai caressé des étiquettes que je n’avais vues qu’en photo. D’autres que je redécouvrais avec émotion. Comme un gosse devant un étalage de bonbon, je ne savais plus où donner du palais. 21 ans d’âge pour ce pur malt des Highlands, solide et subtil à la fois. Agressivité saline typique de cette petite distillerie insulaire que je croyais perdue. Velours délicat et tourbé reconnaissable entre mille de cette cuvée exceptionnelle.

    Et puis, pourtant presque sectaire en matière d’appellation, j’ai pris une sacrée leçon d’humanité. Fi des restrictions territoriales ! Au diable les vieilles frontières de la river Tweed jusqu’aux Shetlands. De l’espace, du rêve ! De l’ouverture d’esprit ! Une invitation au voyage. L’Internationale revisitée. Des whiskies venus de tous les horizons, tous les continents. Vous saviez qu’ils fabriquent des petits trésors en Tasmanie ? En Tasmanie ! Je l’ignorais.

    Les moments rares, on les étire pour faire durer, jamais certain d’emprunter à nouveau de tels itinéraires. Alors forcément quand on atterrit chez un homme de goût, un esthète. On s’attarde.

     

    Brève, 31 mai 2014 

    Saint-Cyr-au-Mont-d’Or (Rhône). Un cambrioleur ivre s’endort sur le canapé du salon.


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  • Ah non

     

    Ah non, hein !

    Yvonne Oter

     

    Comme tous les soirs, Henri est rentré mort-bourré à la maison. Léonie, en habituée résignée, évalue son degré d’ébriété, d’un seul regard, puis retourne à son tricot.

    - T’es là, toi ?

    - Ben oui, à cette heure-ci, où veux-tu que je sois ?

    - Sais pas, mais j’en ai marre !

    - Marre de quoi ?

    - Sais pas… De toi sûrement et de la vie que tu me fais mener.

    - Ah bon ?!!!

    - Marre de la vie tout court, même. Tiens, je vais me suicider ! Ainsi, tu me prendras peut-être au sérieux pour une fois !

    D’un pas chancelant, renversant une table basse ainsi que le vase de tulipes posé dessus, Henri se précipite vers le mur du salon et décroche un vieux fusil de collection pendu au-dessus du divan. Puis enfourne le canon de l’arme dans sa bouche.

    - Mais qu’est-ce que tu fais, pauvre abruti ?

    - Arouwaragne…

    - Et retire le fusil de ta bouche quand tu parles : je ne comprends rien.

    - Je vais me tirer une balle dans la tête !

    - Ah non, hein ! Pas ici ! On vient de repeindre le séjour, ce n’est pas pour que tu le salopes directement ! Si tu veux te flinguer, va faire ça dans les toilettes ! L’ouvrier vient s’en occuper la semaine prochaine.

    Dégoûté, Henri jette le fusil à terre et titube vers l’escalier.

    - Tu vois comment t’es ! Même me suicider dignement, tu m’en empêches. Sale race de femmes ! Toutes pareilles ! Pourritures ! Enquiquineuses ! Contrarieuses ! Emmerdeuses !

    Et s’endort effondré sur la troisième marche.

     

    Brève, 5 juin 2014

    Un Fort Chabrol se termine par un suicide à Baudour


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    Course contre la montre

    Patrick Ledent

     

     

    Pour remplacer les quelque 1.138 morts, on avait ratissé large, bien au-delà des limites de Dacca, la capitale. On n’avait pas hésité à prospecter jusque dans les villages les plus reculés. L’agriculture pouvait attendre, pas le textile ! On n’avait pas non plus lésiné sur les moyens, puisque ce sont cinq mille nouveaux travailleurs, dix mille mains, qui viendraient grossir les effectifs. Faut dire qu’on croulait sous les commandes et que le temps pressait. D’autant qu’on avait pris beaucoup de retard, avec la catastrophe.

    Une catastrophe dont on avait bien évidemment tiré les leçons. Désormais, les règles étaient beaucoup plus strictes. Les nouvelles usines, bien que construites dans l’urgence, répondaient aux normes de sécurité les plus drastiques. On avait soigné le décor au passage, n’hésitant pas à revêtir les murs de couleurs pastel. On avait doublé le salaire horaire, aussi. Si bien qu’un travailleur courageux, ne pleurant pas sur les heures supplémentaires, pouvait se faire jusqu’à deux dollars par jour. Les usines intégraient des réfectoires, des dortoirs et même des magasins alimentaires. C’est bien simple, un travailleur aurait pu subvenir à tous ses besoins sans quitter l’enceinte du bâtiment. Quitter sa hutte en paille tressée et terre battue pour un logement en dur avec électricité et eau courante, il n’y avait pas photo !

    Pas étonnant qu’avec des conditions pareilles, on n’ait eu aucun mal à recruter. Pas une famille n’avait refusé de lâcher ses enfants. Pas tous, évidemment. En-dessous de 12 ans, pas question, interdit. Maintenant… On n’avait pas été chiens. Sans carte d’identité, un certain flou artistique était permis. En cas de doute, la parole des parents suffisait. Et même si l’on savait que l’un ou l’autre mentait, on fermait les yeux. Ces gens vivaient dans la misère, beaucoup avaient faim : fallait pas l’oublier !

    Un mois la date butoir, on n’avait pas terminé la moitié des commandes. Une catastrophe, une de plus ! Les fabricants en firent part au gouvernement du pays qui autorisa en référé, vu les circonstances, un assouplissement des règles. On ajouta un incitant financier.

    Dès lors, plus personne ne sortit de l’usine. Les plus courageux ne s’autorisaient que quatre heures de sommeil par jour, à leur convenance. Ils étaient jeunes, ils pouvaient se le permettre. Et puis ça n’aurait qu’un temps, dimanche 13 juillet, montre en main, ça serait fini. A cette heure-là, tout le monde serait riche et profiterait d’un repos bien mérité.

    Sans ce foutu incendie, putain, cinq mille morts quand même, on s’en serait sorti. La scoumoune, rien à faire, ça vous colle aux crampons.

     

    Brève, 2juin 2014

    Les fabricants textiles du Bangladesh ont enregistré pour au moins 500 millions de dollars de commandes de maillots pour les supporters des équipes de la coupe du Monde au Brésil.


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    La Rouquine

    Jacqueline Dewerdt

     

     

    - Elle est passée où, la Rouquine ?

    - Aux toilettes, c’est son heure.

    - C’est son heure plus souvent qu’à son tour aujourd’hui.

    - T’as vu sa coiffure ce matin ?

    - Moi, la Rouquine, je ne la regarde plus, sa tronche de déterrée me fout le bourdon.

    Il est vrai qu’elle n’a pas bonne mine La Rouquine, comme rongée de l’intérieur. Faut dire qu’elle n’a jamais eu de chance, tout lui tombe sur le dos depuis trop longtemps. C’est ce qui se dit. Elle, elle ne raconte plus rien. Moi, je préfère ne  pas poser trop lui de questions. Bonjour, bonsoir, ça va. J’ai de la peine quand je la regarde. Il y a longtemps qu’elle ne se maquille plus. Et maintenant, voilà qu’elle ne prend même plus la peine de se coiffer. Je lui avais tendu la perche avec une coloration à faire soi-même, efficace et pas chère. J’en avais apporté pour qu’elle l’essaie. Un haussement d’épaules, c’est tout ce que j’ai récolté, alors depuis… Ce matin, on aurait dit qu’elle avait dormi sous les ponts.

    - Il paraît qu’elle est harcelée par son ex.

    - Un sale type. Il y a longtemps qu’elle aurait dû se barrer. Le genre de mec, tu le vois à cent pas qu’il va t’apporter que des emmerdes toute ta vie.

    Elle ne raconte plus rien au bureau, La Rouquine, mais on ne peut pas empêcher les rumeurs de courir. Elle me fait pitié, elle qui était si coquette. J’en étais même un peu jalouse. Toujours à la mode avec le petit détail original qui te fait enrager parce que tu n’y as pas pensé. Elle n’a jamais été bien bavarde, mais on causait entre collègues, la vie quotidienne, banal, normal quoi. On rigolait. Je n’ai pas remarqué tout de suite qu’elle changeait. Elle se renfermait. J’ai vu la dégringolade quand elle a été en arrêt maladie plusieurs fois d’affilée. On disait qu’elle était soupçonnée d’avoir détourné de l’argent. Je n’y ai jamais cru et, depuis, on a découvert le vrai coupable. Après ça, elle a été de plus en plus mal. Et sa famille a éclaté.

    - Tu sais si son fils a trouvé du travail ?

    - Risque pas d’en trouver. Un bon à rien comme son père.

    - T’es sévère. Mais dis donc, ça fait combien de temps qu’elle est partie ? Elle exagère un peu, là, quand même.

    - T’occupe ! Pendant ce temps-là, je ne l’entends pas soupirer ni renifler, ça me repose.

     

    Brève, 31 mai 2014

    Hier matin, une employée de La Poste a tenté de mettre fin à ses jours sur son lieu de travail. Ne la voyant pas revenir des toilettes, ses collègues se sont inquiétés en fin de matinée.


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    D.DAY

    Claude Romashov

     

    - Bonne nuit Mr Jordan. N’oubliez pas de prendre vos médicaments.

    L’aide-soignante referme la porte avec douceur. Elle est charmante cette jeune fille. Toujours une attention, un mot gentil pour les pensionnaires. Ce soir, chère petite, ne vous en déplaise, je n’avalerai pas vos pilules garantissant un sommeil bucolique. Des rêves, des souvenirs j’en ai plein la tête. Je sais que ce n’est pas bien de désobéir et je suis une personne sensée mais, parfois la raison fait relâche. Ma main fouille avec impatience le tiroir de la commode. Elles attendent, briquées de neuf, prêtes pour le grand jour.  

    J’ai quatre-vingt-neuf ans déjà. Le temps qui passe si vite cautérise les blessures, altère le jugement. Moi, j’ai toute ma tête et par chance l’usage de mes jambes.

    Il pleut dehors, le crachin habituel. Ce jour-là aussi il pleuvait. J’ai fait nettoyer mon imperméable au pressing de la maison de retraite. Il attend tel un bon petit soldat, accroché à son cintre.

    Les lumières sont éteintes. Je me relève, dispose le traversin dans le lit afin de couvrir ma fugue. Bien malin celui qui me retrouvera ! Il s’agit de ne pas de manquer le bus. Le voyage est long et fatigant. Je me couvre chaudement et cache sous mon vêtement de pluie, mes médailles rutilantes.

    Je m’enfuis là-bas où sont morts tant de camarades, où nous avons tant souffert. Je veux tous vous retrouver mes frères d’armes, célébrer ce jour où je suis devenu un homme, ce jour de pluie, de feu et de fer sur cette fichue plage.

    Le bus pour Ouistreham est sur le départ. Je n’ai pas de bagages…

    Les Français ont sorti le décorum pour célébrer les soixante-dix ans du Débarquement. Les chefs d’État sont au rendez-vous, émus il me semble. Pas autant que moi, pas autant que mes compagnons. Les croix blanches s’alignent dans le cimetière militaire. Chaque nom inscrit sur une tombe blanche a pour nous un visage, chaque repli de terrain une histoire.

    « N’oublions jamais le sacrifice de tous ces jeunes hommes pour sauver le monde de la barbarie. Que le souvenir perdure pour les générations à venir. » Il parle bien le Président, mais lui, il n’a pas ressenti dans sa chair, les éclats d’obus, la balle qui fauche une vie de vingt ans. Les larmes coulent sur les joues parcheminées des vétérans. Et puis les larmes de calva coulent dans nos verres, nous allons une dernière fois, danser, rire, évoquer le souvenir des filles peu farouches, heureuses de nous serrer dans leurs bras. Je suis si heureux d’être parmi vous à notre fête.

     

    Brève, 6 juin 2014

    Un vétéran britannique de 89 ans dont les aides-soignantes refusaient qu’il quitte sa maison de retraite s’est échappé pour se rendre aux commémorations du Débarquement.


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    Débarquement

    Elisabeth Le Tutour

     

    Dans les herbes rases de la cour de ferme, la petite fille regardait la poule qui emmenait sa couvée gratter entre les touffes et picorer les petits vers ou les graines qu'elle déterrait. Tout ce petit monde gloussant ou pépiant la fascinait et la réjouissait: elle en oubliait les précautions à prendre pour ne pas blesser ses pieds nus sur d'éventuels cailloux. 

    Soudain, la porte de la cuisine s'ouvrit brusquement, et l'une des grandes sœurs cria à la cantonade : « Le débarquement! Ça y est ! Ils ont débarqué cette nuit! »,  « Tais-toi donc, ils sont encore loin, on ne crie pas ce genre de nouvelles dehors! » Quelqu'un attira la fillette à l'intérieur et referma la porte. La petite  rentra à son tour: dans la cuisine presque toute la famille était rassemblée. « C'est vrai? » demanda-t-elle: Les prisonniers vont rentrer ? « Pas tout de suite, la guerre n'est pas finie! ». Si elle pouvait finir bientôt, se disait l'enfant. Parce que cette toute petite fille de neuf ans,  elle, avait entendu les grandes personnes parler d'événements que certains, soi-disant, ignoraient.

    Les termes « déportés », « camps de concentration », même « chambres à gaz, ou four crématoire » elle les avait entendus et elle songeait à des gens qui avaient été arrêtés et que l'on ne nourrissaient qu'à peine, elle espérait qu'ils reviendraient ! Surtout une certaine Marie, camarade de sa sœur ainée, arrêtée dans une « souricière », à Paris, et envoyée à Ravensbruck.

    Elle ne se rendait pas compte combien, si petite, elle avait acquis de connaissances qui échappaient, soi-disant, à d'importants personnages qui, en fait, ne voulaient pas ouvrir les yeux.

    Il allait se passer encore bien des semaines, même des mois, avant que les Allemands quittent cette région du Sud-Ouest et que la circulation des trains soit rétablie, leur permettant de retrouver leur quartier, de reprendre une vie normale, cette fois sans bombardements ni danger d'être arrêté. Et sur la porte de la Bibliothèque, on ne verrait plus ; « Interdit aux chiens, aux juifs et aux bicyclettes ».

     

    Brève, 6 juin 2014

    Jour J, plongée au cœur de l’évènement…


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    Tous dans les loges

    Corinne Jeanson

     

    Conchita : Que vous arrive-t-il, Madame Solange ?

    Solange : Ah ma pauvre Conchita, je reviens de la messe, mon petit-fils est possédé.

    Conchita : Qui, le petit Benjamin ? Mais il n’a que cinq ans, s’il pleure, c’est juste un caprice. Ne vous inquiétez pas, faites-le entrer dans ma loge, il va se calmer.

    Solange : Non, je vous le dis, ça a commencé devant l’autel. Il a regardé le Christ en croix et il s’est mis à blasphémer.

    Conchita : Madame Solange, un enfant de cinq ans ne sait pas ce que signifie un blasphème.

    Solange : Devant le Christ il a dit, on dirait papa avec maman.

    Conchita : Ah certes, il a dû voir des choses qu’un enfant de son âge ne devrait pas savoir. C’est sûr, un homme  à moitié nu, les mains attachées en croix, c’est dérangeant.

    Manuella : Bonjour maman.

    Conchita : C’est quoi cette tenue ? Tu portes le voile maintenant ?

    Manuella : J’ai accompagné Saïd à la mosquée, c’était plus convenable que mes jupes courtes.

    Conchita : On dirait ma grand-mère, quand elle sortait dans la rue, elle mettait un foulard sur les cheveux, à cause de sa mise en pli et du vent, mais de son temps c’était à la mode. Là aujourd’hui, c’est un peu rétrograde et insultant pour les Pakistanaises.

    Manuella : Maman, il faut que tu arrêtes de lire tes journaux de gauche, ils embrouillent ton esprit. N’oublie pas, t’es une femme du peuple, tu viens de la pampa espagnole.

    Conchita : Justement, ton grand-père a quitté l’Espagne du temps de Franco. Il ne nous a pas fait faire tout ce chemin pour qu’on retourne en arrière.

    Mme Poutin : Madame Conchita, vous l’avez bien surveillé ? Tout s’est bien passé ?

    Conchita : Il dort comme un bébé le pépé. Vous pouvez être rassurée. (à Madame Solange) C’est son père, il est un peu sénile, mais très gentil, très propre sur lui. (à Madame Poutin) Vous êtes bien essoufflée, il ne fallait pas courir, je veillais sur votre papa.

    Mme Poutin : Je reviens de la mairie, on a manifesté contre la nouvelle campagne de pub des parfums Proréac. Vous vous rendez compte, une femme qui en embrasse une autre ? Que vont penser nos enfants devant de telles images pornographiques.

    Conchita : C’est bien ce que je disais à Madame Solange à l’instant : on ne montre pas un homme dénudé qui se déhanche sur une croix à un enfant de cinq ans sans causer des dégâts.

    M. Lasqua : Bonjour Madame Conchita, le syndic s’est réuni hier soir. Nous avons voté à la majorité contre le port de la moustache dans votre loge. Même si elle vous va bien, j’avoue, c’est tout de même un peu dérangeant  pour notre copropriété. Vous comprendrez qu’il nous est difficile d’accepter votre tenue. Désormais, nous exigeons que vous la rasiez de près chaque matin, il est évident que votre fonction exige une tenue correcte.

    Conchita : Vous avez l’esprit bien fermé, Madame Lasqua. Ne vous a-t-on pas appris que l’habit ne fait pas le moine ?

    Mme Lasqua : Madame Conchita, vos maximes ne sont plus de ce siècle, dans notre époque, on a besoin de repères. Vous me comprendrez, n’est-ce pas ? Et puis je n’étais pas la seule à décider. Je me suis pliée à la majorité.

    Conchita : Madame Lasqua, permettez-moi, mais parfois la majorité a besoin qu’on lui ouvre les yeux avant qu’il ne soit trop tard. Bref, je ne cèderai à aucune tentation : Manuella, ôte ce voile, moi je garde ma moustache, vous Madame Boutin, vous feriez bien de lire le journal intime de votre père, celui qu’il garde dans sa poche, vous y lirez ses erreurs de jeunesse bien pornographiques, quant à vous Madame Solange, cessez de croire que les icônes trop pieuses ne sont pas à double tranchant. Allez sortez de ma loge, j’attends mon groupe de vieilles féministes, on va parler du bon temps qui est passé trop vite. À chacune ses utopies. On doit aborder le sujet des Femen. On n’est pas toutes d’accord avec la ligne idéologique qu’elles véhiculent. Il faut revenir aux fondamentaux, je ne cesse de le répéter.

     

    Brève, 28 mai 2014

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