• Aux Portes de l'Enfer

    portes-enfer.jpgEn attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

      

    Aux Portes de l’Enfer

    par Anne Lurois

     

    Seule dans sa chambre, dans cette propriété où Auguste l’emmenait autrefois pour de tendres séjours loin du regard parisien, Camille se remet doucement. La grosse horloge de l’entrée vient de marteler ses coups dont le bruit sec comme un couperet la fait toujours sursauter. Puis les heures s’égrènent marquant la fuite des jours. Elle est là depuis un mois déjà, mais se sent toujours aussi lasse, plus épuisée que si elle s’était battue contre un bloc de pierre. Elle n’a plus aucune force, et plus envie d’être forte. Elle aime pourtant cet endroit, cette chambre baignée de lumière dès les premiers rayons du soleil. Elle ne tire jamais les lourds rideaux pour vivre chaque matin la naissance du jour. La naissance ! Quelle ironie. Chaque nouvelle journée naît à la mort de sa joie.

    Si les premières lueurs la trouvent éveillée à sa douleur, elle n’en apprécie pas moins la tendresse de la nature, le doux chant des oiseaux, les bruits de la vie échappant au suaire de la nuit. Tout est si paisible, comme à Villeneuve quand, petite fille, elle parcourait les chemins pour ramasser de la terre et modeler des sujets pour son jeune frère. Elle aurait pu être heureuse ici. Aujourd’hui, livrée à ses angoisses, blessée au plus profond d’elle-même, elle ignore quand elle sera capable de reprendre sa vie à la force de ses mains. Sa douleur n’a d’égale que son humiliation. Rien ne pourra effacer cette marque qu’elle sent inscrite en elle, gravée en son corps en lettres de sang. Son propre sang. Celui-là même qu’elle vient de verser en laissant échapper la vie.

    A-t-elle mérité cette blessure immense ? Est-ce un châtiment, comme le diront certainement son frère et sa mère qui ne manqueront pas de la couvrir d’opprobre. Pourra-t-il encore naître d’elle quelque chose ? Saura-t-elle encore créer, faire vivre ses statues avec grâce comme sa Valse dans laquelle elle a mis tant de son propre renoncement. Pourra-t-elle à nouveau donner à sa vie la légèreté de cette danse enivrante qu’elle a menée dans un abandon total de son art et de son être. Ils ont été si unis. Auguste lui a pris sa chair. Retrouvera-t-elle son âme ? Depuis un mois qu’elle est accueillie par sa chère amie, elle n’a rien construit. Pas l’ombre d’un buste, pas la moindre esquisse. Elle est vide. Elle se sent exsangue et desséchée. Ses mains se ferment, les poings serrés à en devenir diaphanes, les ongles plantés dans les paumes. Ses mains habiles, aujourd’hui incapables de retrouver les gestes familiers de la création, seul moyen pourtant d’étouffer sa douleur.

     

    En se coiffant ce matin, elle a enfin osé regarder son image. Aucune expression sur son visage. Aucun mouvement sur ses lèvres crispées. Le bleu de ses yeux reflète la noirceur de l’abîme dans lequel elle sombre. Son teint cireux évoque un masque mortuaire. Le pincé de ses lèvres taira à jamais son besoin d’amour. Elle ressemble à ces plâtres vides qui encombrent les ateliers de sculpteurs avant de naître à leur talent. Depuis sa plus tendre enfance, ses terres ou ses marbres s’animent, elle sait offrir une vie à des matériaux figés mais, elle a dû renoncer à la plus belle œuvre qui soit.

    Camille n’est pas femme à écouter son corps, trop préoccupée par l’observation des autres. Jamais elle n’a prêté attention à sa féminité, ni aux changements qui se sont opérés en elle au cours des années, et a toujours laissé à son amant l’orgueil de sa sensualité. Elle a pourtant immédiatement perçu la manifestation de vie au plus profond de son être, et n’a rien dit pour jouir seule de sa joie et de sa fierté. Créer sans maîtrise des formes ni du résultat, quelle excitation, quel bonheur. Puis très vite, elle a compris qu’elle devrait garder son secret à jamais enfoui. Elle a alors pris la déchirante et irrévocable décision de ne pas donner jour à la plus belle de ses créations. En cette lumineuse journée de printemps, ses idées sombres la laissent telle une source tarie. Elle se sent vide. Alors même que la renaissance est partout, qu’elle aurait pu approcher le plus grand des bonheurs, elle a réduit à néant ses espoirs d’être mère, détruit le chef-d’œuvre de sa chair. Sa souffrance physique le dispute à son abattement moral. Flétrissure et douleur. Elle qui a toujours assumé ses choix doit se cacher. Elle se terre, en disgrâce totale à ses propres yeux.

    Elle en était là de ses pensées lorsqu’elle perçut des voix. Noyée en elle-même, elle n’a pas vu l’heure tourner. La chambre inondée de soleil, elle a sombré dans sa nuit. Des voix rieuses l’ont sortie de sa sinistre rêverie, pour lui rappeler que son hôtesse l’a invitée à partager une collation avec sa fille et sa petite-fille, Marguerite, de passage pour quelques jours. Elle a ignoré ce détail de la présence d’une enfant jusqu’à ce qu’un joyeux babillage la sorte de sa torpeur funèbre. Elle s’est avancée vers la fenêtre pour observer discrètement la fillette et prend un plaisir aussi soudain qu’inattendu à contempler la chevelure tirée en une tresse ample dont de multiples mèches rebelles s’échappent.

     

    Attirée par le rire lumineux de la petite, elle se décide à affronter le monde pour repartir à la conquête d’elle-même. Fascinée par l’enfant, Camille ne prête qu’une attention distraite à la mère dont elle a immédiatement senti le regard accusateur. Cette jeune femme sage, sans saveur ne peut que juger l’artiste pour sa vie hors des conventions. Marguerite au contraire pose un regard vierge de tout préjugé sur son entourage. La petite femme en devenir a déjà la raideur imposée à son rang mais, ce maintien maîtrisé par une si jeune enfant contraste avec l’agitation intérieure dont elle irradie. Elle observe inlassablement les grandes personnes, et son front marque tantôt la surprise, tantôt l’incompréhension mais toujours une grande concentration pour ne pas éveiller une attention maternelle qui pourrait la contraindre à sortir du cercle des adultes. Pourtant, chaque regard de la mère sur son enfant n’est qu’amour et tendresse. Camille le ressent profondément, elle qui n’a connu qu’indifférence et froideur. La petite est aimée, elle sera plus armée.

    Camille éprouve un besoin irrépressible de faire le portrait de l’enfant. Elle demande la permission à sa mère qui hésite la toisant d’un regard hautain. Confier sa chère enfant au regard de cette femme dépravée ne peut rien présager de bon. Elle cède cependant et accorde une séance de pose. Camille vient de subir un nouvel affront. Si près de la rédemption, elle en est chassée par le regard des autres. Elle se raccroche à cet impérieux besoin de travail qu’elle sent renaître et qui seul lui permettra de surmonter sa honte. Camille choisit pour l’enfant un siège bas, la forçant ainsi à lever la tête. Le temps fait une pause. L’artiste observe Marguerite qui n’ose rompre le silence. Ses mains engourdies par des semaines de crispation et d’inactivité reviennent lentement aux gestes familiers de l’esquisse. La petite, le visage levé, les yeux attentifs, un sourire sur les lèvres, suit le mouvement du fusain. La main de Camille se fait à chaque seconde plus sûre et plus rapide. Elle porte son regard sur l’enfant, revient à son dessin. Sans un mot. Avec cette fièvre propre à la création. Une première page noircie, elle se lève, fait le tour de son jeune modèle, reprend son croquis. S’attache à la chevelure épaisse et ondoyante. Revient à la courbe du front. Se fixe sur le rebondi de la joue. Elle la fait changer de place. Commence un nouveau dessin. Toujours en silence. Son regard a changé. Elle travaille. Elle crée. Elle revit. Si longtemps éloignée de sa vie, elle en reprend le cours du bout de ses doigts.

    La petite invariablement attentive et sage malgré la difficulté de l’exercice suit du regard la main de la jeune femme, accoucheuse d’une œuvre longtemps restée en gestation. Plusieurs heures se sont écoulées. Chaque nouvelle ébauche rapproche l’artiste du modèle, la femme de l’enfant dont elle devine le tempérament de feu qui ne manquera pas de la consumer. Le temps imparti au travail a été bien long sans que Marguerite ne s’en plaigne. Camille, elle-même épuisée, met fin à la séance, enchantée d’avoir repris goût à l’ouvrage. Apaisée, elle a pris la décision de sortir de sa réclusion, de reprendre sa vie à la force de ses mains, d’oublier sa honte. Elle est satisfaite de ses esquisses. Profondément touchée par cette petite femme chez qui elle a lu autant de soumission que de révolte. Elle exprimera ces sentiments contradictoires dans divers matériaux. Les yeux posés sur ses dessins, elle imagine un marbre, un bronze, un plâtre ou encore une glaise torturée, la petite avec sa tresse sage et son visage sérieux, l’enfant aux cheveux ébouriffés, ivre de liberté, tous ces sentiments que l’artiste blessée a lus sur le visage lisse de l’enfant. Marguerite devra affronter la vie. Le front buté laisse présager des révoltes, la douceur du regard des déceptions.

     

    Aux portes de l’enfer, Camille a repris son destin en mains. Sa douleur et son abattement lui ont insufflé une force nouvelle que la faiseuse d’anges lui avait arrachée. Elle est à nouveau prête à plonger dans la création. Ses terres et ses marbres feront renaître son enfant. Cet enfant qu’elle ne serrera jamais contre son sein renaîtra de ses mains. Elle sera mère à nouveau. Mère d’une œuvre de pierre offerte au regard du monde par la toute puissance de son talent.

     

     

    Anne Lurois en bref : née alors que les hommes posaient le pied sur la lune, j’ai grandi dans l’imprimerie familiale. C’est donc tout naturellement que j’ai glissé du papier aux Lettres Modernes ! Très tôt, j’ai aimé lire mais également écrire entretenant pendant mes années fac une correspondance assidue avec mes amis. Aujourd’hui, ma première passion se concentre sur ma famille. Les suivantes s’articulent autour de nombreuses lectures, de mon goût pour les arts et pour Paris. Les brefs e-mail ayant remplacé les lettres fleuves, je me suis mise à écrire pour le plaisir, et participe depuis peu à quelques concours.


  • Commentaires

    1
    Jeudi 17 Décembre 2009 à 12:53
    Très beau texte sur Camille Claudel ! On revoit Adjani traduisant magnifiquement ses relations houleuses avec Rodin et ses phases d'intense création artistique.
    Bravo Anne !   
    2
    Dimanche 20 Décembre 2009 à 18:05
    ME PERMETS-TU ANNE d'imprimer ton texte afin que je lise à nouveau pour en apprécier tout le charme. Tu sais que cette artiste me bouleverse. La première exposition que j'ai pu admirer était celle de NOGENT SUR SEINE ; une exposition où j'ai pu admirer ses magnifiques sculptures, notamment en ONYX qui m'ont bouleversée. INTIME était cette exposition, TRES FORTE FUT MON EMOTION et ton texte permet le souvenir de ce moment exceptionnel. MERCI
    3
    Jeudi 8 Avril 2010 à 19:12

    C'est... Si criant de vérité qu'on ne peut arrêter sa lecture.
    On est Camille, on souffre, c'est...

    Superbe!

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