• Lever d'étoiles 06

    Lever d'étoiles 06

    Dominique Guérin, l’étoile du jour

    Comment en suis-je venue à écrire ? L’oral y a été pour beaucoup : toute petite je chuchotais des contes zinzins à Nounours Serrure un gros ours même pas en peluche… Mes yeux s’étaient dessillés en parfaite concomitance : là, je dis merci au Père Castor puis à Dumas… Ensuite mon oreille a eu son mot à dire quand les Maîtres du Mystère me l’ont joué ‘frisson nocturne’ à la radio… À force mon imagination bullait. Alors il fallait bien que ça arrive un jour, j’ai saisi un stylo que mes doigts n’ont plus lâché. J’avais vraiment des choses à écrire, plein de choses. Si je me suis mise au clavier ? Quelle question !

     

    Chronophobie ferroviaire

     

    Dans la salle d’attente de la gare, mon premier regard fut pour l’horloge.

    8 heures.

    L’enchaînement rituel de mes petits matins est réglé comme du papier à musique. Je respecte la partition du docteur Fenton à la minute près. Sinon, la panique aurait raison de moi.

    J’étais néanmoins stressé, car suite au désastreux bilan de juin, le virus de la réunionite aiguë viciait l’atmosphère de notre PME d’import-export... Depuis lors, Blandeau, Masurier, Douel et moi avancions à reculons quand nous étions convoqués presto par le Big Boss dans la salle des « états généraux ». À raison d’ailleurs : de nous quatre, il n’en restera plus que trois après la réunion d’aujourd’hui. Quid de ce trio ?

    L’horloge est ronde.

    Deux ans de trajets quotidiens m’ont familiarisé à sa face lunaire scarifiée d’aiguilles noires et de chiffres romains austères dont l’unique fonction est de m’accueillir dans la salle d’attente. Ensuite mes yeux inquisiteurs recomposent le puzzle pièce à pièce : murs jaunâtres, sièges de skaï grenat et, perché sur son bras articulé, le poste de télé indiquant les trains en partance… Lorsque je localise enfin Mézigue feuilletant son journal, je prends pleinement conscience de la permanence du décor.

    Quel soulagement de constater que toute chose est là où elle doit être !

    Cette salle transitoire est un ventre fécond que j’investis en aveugle, mon ordinateur portable me servant de flagelle et l’horloge de repère ovulaire. Après dix longues minutes de gestation, deux minutes de halètement à me propulser jusqu’à mon train, et une minute de récupération post-partum dans le couloir du wagon, je « renais » : voici ma journée sur rail !

    Le fantôme du grand-oncle Jules perd toute emprise spectrale sur moi. Je suis enfin zen.

    C’est donc ainsi que chaque matin, grâce aux directives ad hoc du Docteur Fenton, j’accouche en très exactement 13 minutes du Monsieur Tout-le-Monde qui vit ma vie par procuration.

     

    Sauf que ce matin l’horloge avait la tête au carré.

    Fidèle au bon déroulé de mon protocole habituel, je l’avais effleurée d’une prunelle distraite avant de visualiser les sièges grenat quand, soudain, l’engrenage s’enraya. Mon regard revint alors zoomer sur l’horloge, alarmé par cette exposition insolite d’angles droits.

    Je connus un moment de grande solitude.

    — Pas trop tôt. L’autre retardait. Le comble dans une gare où l’exactitude est reine.

    Ma sécurisante routine s’en trouva définitivement perturbée : Mézigue n’était pas assis sous le support de la télé à survoler les pages de l’Équipe… Mézigue avait déserté !

    — J’aime assez. Je la trouve design. Pas vous ?

    J’ai baissé la tête, ce qui pouvait passer pour un oui, et consulté ma Swatch.

    Déjà trois minutes de perdues.

    Qu’allait-il m’arriver maintenant que le cours du temps s’était déréglé ?

    J’observai à la dérobée le traître qui, se piquant d’art, chamboulait l’ordonnancement de nos petits matins. Costume sombre, cravate rayée, sacoche de portable noire : tout mon portrait, à l’exclusion de l’Équipe sous le bras.

    Si ce n’est moi, c’est donc mon frère : Mézigue, « pour me servir »… Car selon les préceptes expérimentaux du docteur Fenton je dois choisir et « codifier » dans mon environnement des repères stables censés réguler « les terreurs somatiques » générées par mon « ego asthénique ».

    D’où le pseudo de connivence attribué à ce parfait étranger.

    Bien que dans l’ignorance de ses devoirs fictionnels, Mézigue n’y avait jamais dérogé en deux ans de « service rendu ». Le parfait repère robotisé !... Qui ce matin, sans le savoir, était en train de remettre les pendules à l’heure. Fi de l’horloge. Fi du Docteur Fenton.

    L’angoisse me coinçait la pomme d’Adam.

    Je cauchemardai d’un Lexomil… Zen sur commande… le Lexomil est l’opium des cadres de société. Masurier et Blandeau ne se cachent pas d’y avoir recours. Douel fait front sans. Nous arborons tous les quatre une mine de déterrés.

    Je repoussai la tentation. Mon col de chemise me sciait le cou... Là où naguère s’abattait le tranchoir de la guillotine.

    Mézigue revint à la charge :

    — C’est gonflé de symboliser les heures par des demi-sphères thermoformées. On dirait des balles de golf coupées en deux. ça dépasse l’entendement. Vous en pensez quoi, vous ?

    Que j’allais rater mon train s’il tardait à prendre le sien…

    Je voyais en filigrane se dessiner sur le carré de l’horloge la table polygonale où siégerait la commission exécutoire. Au jeu des chaises musicales de notre petite entreprise en crise, qui serait éjecté de son siège pivotant ? Masurier, Blandeau, Douel… ou moi ? L’espoir m’était encore permis. Sauf si Mézigue s’entêtait dans son attitude frondeuse. Car, balles de golf ou non, la trotteuse rose fuchsia trottait inexorablement.

    Mon mutisme relança le soliloqueur :

    — A-t-on idée ! Trois aiguilles, trois roses différents. C’est de l’art pour l’art.

    Je faillis lui rétorquer sèchement que le rose s’harmonisait au grenat des banquettes. Je m’en suis abstenu. Parce que je me fichais du rose comme du reste. Il fallait juste que mes yeux s’y accoutument pour que cette attraction dépourvue d’intérêt remplisse l’office de sa devancière en m’accueillant demain dans la salle d’attente.

    Demain ? Demain s’annonce mal à ma Swatch.

     

    Bien sûr l’habit ne fait pas le moine, mais j’avais été bluffé par la panoplie standard du bizness man : erreur de casting ! Mézigue n’est ni mon double, ni mon alter ego. Je lui pardonnais l’Équipe, mais pas sa Rolex bling-bling, sa séduction phraseuse, sa désinvolture vis-à-vis de nos us. Pourtant je l’avais imaginé aussi fiable que mes plus statiques jalons : l’horloge ronde, les sièges en skaï, le poste de télé… La faute à mon psychiatre et à sa théorie des repères immuables censés annihiler mes crises de panique liées à l’obligation de m’enwagonner chaque matin à heure fixe. 

    Je m’étais installé dans la sécurité visuelle d’un intermède minuté par le docteur Fenton lui-même. 13 étant le plus équilibré des nombres, mi porte-poisse, mi porte-bonheur, je n’avais donc rien à redouter tant que j’œuvrais dans ce délai imparti. C’était facile et apaisant de répéter les mêmes gestes tous les jours ouvrés jusqu’à ce que « le compte soit bon ».

    Hélas deux de mes piliers viennent de s’écrouler sans préavis.

    Mézigue est indigne de ma confiance, il ne ressent rien des affres que j’éprouve lorsqu’il y a urgence. Mézigue n’a pas eu de grand-oncle Jules pour lui inculquer la ponctualité. Je déglutis avec difficulté… toutes ces minutes escampées ! Six au total. Normalement, fidèle à son rôle, Mézigue devrait plier son journal, se lever et gagner la sortie pour rallier le quai. À ce signal je l’imiterais et, au moment où son train s’ébranlerait, je me précipiterais sur le quai d’en face pour sauter dans le wagon de tête du mien.

    Douel, Mazurier et Blandeau, à nous quatre !

    Mais Mézigue ne s’était pas assis sous la télé ni n’avait lu l’Equipe. Droit dans ses Richelieu cirées, il faisait ami-ami avec moi en débattant de l’horloge carrée dont je n’ai rien à battre.

    — Pareil objet a sa place dans une galerie d’art contemporain. Pas dans une gare… Il y a du copinage là-dessous.

    Bingo !

    J’entends soudain sonner le réveil du grand-oncle Jules.

    Son gros réveil chromé dont le timbre strident orchestrait ses jeux de va-et-vient ferroviaires, jeux qu’il me fallait partager tous les mercredis ! Ma mère travaillait. Moyennant rétribution, elle me confiait à sa cousine Léa le sacro-saint jour de repos des scolaires. Celle-ci remettait à son père, le grand-oncle Jules, cheminot à la retraite un peu dérangé du ciboulot depuis le décès de grand-tante Madeleine, le soin de me divertir pendant qu’elle vaquait ailleurs.

    Je m’éternisais donc des après-midi entiers, confiné dans la pièce exiguë où il se livrait au modélisme avec une frénésie obsessionnelle.

    — Avant l’heure, c’est pas l’heure, après l’heure, non plus, s’égosillait-il tandis que, muet et affolé, je m’empêtrais dans les aiguillages miniatures.

    Les convois de collection lancés à pleine vitesse se fourvoyaient sur de mauvaises lignes et finissaient par se télescoper dans un grésillement annonciateur de court-circuit. Le réveil se déclenchait alors, en concordance avec l’arrivée programmée de tel ou tel fourgon, soulignant ma maladresse. Raté !

    Le grand-oncle Jules mugissait. Je rapetissais.

    La nuit je me surpris à rêver de voies ferrées géantes. Des kilomètres de ballast défilaient sans discontinuer et des milliers de trains me filaient sous le nez. J’étais debout, bras ballants, à les regarder fuir, engloutis par les ténèbres. Roulez wagons !… Jamais la vie ne roulerait droit… Jamais tant que le grand-oncle Jules et son réveil tictaqueraient à mon oreille leurs explosifs comptes à rebours simultanés.

    Peut-être que si j’en avais parlé… Il m’a fallu quinze ans pour m’y décider. Depuis j’en parle un samedi sur deux au Docteur Fenton. Ses silences attentifs ont eu raison de mes cures de sommeil en milieu psychiatrique. Je sais désormais que le grand-oncle Jules n’était qu’un ours débonnaire, muré dans son veuvage, qui avait fait un transfert affectif sur le gentil gamin que j’étais... Lui, le retraité de la SNCF, que tout retard faisait sortir de ses gonds.

     

    Je me tournai d’un bloc vers Mézigue. Mince ! En plus, ce gus avait les yeux bleu azur que je rêvais d’avoir. Gus, Gugusse… Drôle de clone. La sonnerie du réveil montait en puissance. Au secours.

    — Vite, j’ai un train à prendre…

    Mon ton pressant bouscula Gugusse.

    — Vous m’en direz tant… et qu’y puis-je ?

    Sa perplexité railleuse accrut ma bouffée délirante. Mézigue m’aurait compris, lui !

    La sonnerie vrillait mes tempes.

    Plus qu’une minute… À ma montre Swatch. Et à l’horloge ? À l’horloge aussi ! J’eus soudain envie d’exterminer ce nouvel empêcheur de rouler droit, de l’écraser du bulldozer de ma haine. Comme ce jour lointain où, profitant d’une sieste du grand-oncle Jules, je m’étais glissé dans la pièce des prestigieux Trains-Jouets JEP pour m’y affranchir de la double tyrannie que son réveil et lui exerçaient sur moi. Ma trouille se mua en rage dévastatrice, n’épargnant ni la superbe 120T Zamac métallisée de 1953, ni la motrice 2B2 verte en tôle peinte, ni les gros fourgons à quatre portes coulissantes, ni les signaux sémaphoriques en métal moulé, ni... Proche de l’hystérie, mais débordant d’euphorie, j’avais triomphé de ce monde à l’échelle HO, je l’avais pour toujours réduit à l’inertie et au silence. Je m’étais ensuite éclipsé, un peu refroidi à l’idée du prochain mercredi. J’avais néanmoins gratifié Léa d’un « au revoir » souriant et suivi ma mère, venue me récupérer après le goûter.

    Envoyer Gugusse à la casse pour une sonnerie de réveil ultrasonique ? Non, le docteur Fenton ne souscrirait pas. Son silence en dirait long. Je tentai le tout pour le tout :

    — Vous allez rater le vôtre…

    Mais je savais qu’il l’avait déjà raté. Que le mien était à quai, attendant le feu vert.

    Gugusse eut l’air ébahi puis émit un gloussement fataliste en me désignant du menton le poste de télé sous lequel Mézigue ne s’était pas assis :

    — Mon train ne démarrera pas avant ¾ d’heure. C’est affiché. On a annoncé un accident de personne sur la voie 6.

    Je vis que la voie 4 n’était pas concernée. J’eus un sursaut affolé. Je fixai la trotteuse rose de l’horloge et tout espoir me quitta ; l’express pour Le Menoux venait de partir sans moi.

    Inutile de m’auto leurrer plus longtemps ! J’étais rattrapé par mes vieux démons.

    Aucun trouble obsessionnel compulsif assumé ne m’en délivrerait jamais.

     

    Le grand-oncle Jules avait préféré l’omnibus à l’express pour tester sa version personnelle de l’accident de personne. Nombre de banlieusards fatigués de leur journée laborieuse l’avaient maudit en ce mercredi crépusculaire, tant était grand leur désir de regagner au plus vite leurs pénates. Plus tard -trop tard - devant la tombe où une énorme gerbe de glaïeuls offerte par la SNCF m’agressait l’œil de ses fleurs sanglantes, j’appris de Léa en pleurs que si le suicide de son père était un mystère, le fait qu’il ait, avant de se jeter sous la locomotive, réduit en miettes les modèles réduits qu’il me destinait en était un plus grand encore.

    Toutes ces nuits. Tous ces trains. Toutes ces nuits.

    Et moi, piégé dans un long tunnel noir essaimé de blouses blanches… Mes brillantes études en ingénierie, véritable feuilleton à épisodes… Ma phobie irrépressible des heures fixes… Puis la méthode salvatrice du docteur Fenton ; un poste enviable de responsable clientèle chez Graflex à Le Menoux ; le choix raisonné du nombre 13 pour Sésame d’une vie sociale enfin maîtrisée…

    Et patatras. Ce matin, l’horloge était carrée !

    Notre quatuor directorial va devenir triumvirat et je n’en serai pas.

    Driiiiiiiiiiiiiing.

    — Vous allez bien ?

    La voix de Gugusse. Inquiète. Assourdie. Le sol carrelé contre mon nez douloureux. L’odeur âcre de la Javel. Les vibrations des machines, moteur tournant, qui se communiquent à mon corps affalé par terre.

    Après l’heure, c’est plus l’heure… Il n’y a pas de 13 qui tienne !

     

    J’en connais trois qui vont sabler le champagne sur les douze coups de midi.


  • Commentaires

    1
    Dimanche 19 Octobre 2014 à 18:03

    Un plaisir de lecture, comme toujours ! :)

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