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    Nuit d'avril

    Bastien Zukkas

     

    Il n'avait pas eu le courage de rester avec les siens. Les uns après les autres, ils s'étaient effondrés. Lui-même avait chaviré.

    Toute la nuit il avait déambulé dans la ville livrée à la confusion. Du centre à la périphérie, les bandes des quartiers s'insultaient et en venaient aux mains. Du côté de l'hôtel de ville et de la préfecture, des activistes conspuaient les forces de l'ordre et appelaient à la résistance tandis que des vétérans, engouffrés dans leurs drapeaux, entonnaient des chants militaires. Ça et là, des couples s'accusaient, des voisins se dénonçaient. En petits groupes, des adolescents éblouis s'en prenaient aux voitures, aux abris bus, aux poubelles du dimanche soir. Un peu partout des patrouilleurs bruns paradaient hochant la tête au rythme des bottes. Les bars sentaient tous la même sueur, aigre et fielleuse. Il avait bu comme jamais. L'alcool n'avait pas enrayé l'effroi. Au contraire, de vieux démons avaient ressurgi. Il lui avait fallu des années pour apprivoiser son agressivité et se détourner de la violence et voilà qu'il se sentait submergé par un ressentiment impossible à canaliser, prêt à prendre les armes, à monter au front sans avoir recours aux mots. Son estomac recommençait à le torturer et du sang lui remontait dans la gorge. D'ici quelques jours ses joues se creuseraient, ses côtes deviendraient saillantes et ses mains ne se réchaufferaient plus qu'au contact de l'automatique.

    La veille avait été une magnifique journée de printemps, peut-être un peu trop chaude. Le soir, devant des millions de gens impatients, le 20h avait ouvert sur un œil noir et la mine hargneuse d'une poignée de rescapés de l'époque reptilienne.

     


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    Songe d’une nuit de mai

    Patrick Ledent

     

     

    Il se coucha vers trois heures du matin, encore un peu gris. Il avait fêté ça une bonne partie de la nuit avec ses militants. Il le pouvait bien, après un tel bouleversement. Parce que tout de même ! Ce qui venait de se produire n’était ni plus ni moins qu’une révolution. Il l’avait senti venir, au cours de ses meetings : cette ferveur, réelle, pas entretenue, cet espoir, libérateur, qui montaient jusqu’à lui, tandis qu’il s’enflammait. Personne ne l’égalait sur ce point. Les journalistes de tous bords étaient bien d’accord là-dessus : c’était un orateur né. Cette victoire, il ne l’avait volée à personne. Il n’avait pas triché, pas cherché à plaire. Il avait juste défendu ses idées avec conviction. Sans trop se faire tirer dans les pattes, c’est vrai, il devait bien le reconnaître. Il avait bénéficié de la suffisance de ses détracteurs : « Bah ! De toute façon, il n’est pas dangereux ».

    Sa compagne posa la tête contre sa poitrine en songeant : « Je suis la première dame de France ». Et elle rit. Parce que c’était comique. Pas seulement l’expression : la réalité de la situation. Qu’allait-elle faire ? Quitter son job ? C’était marrant qu’elle n’y ait jamais songé. Était-ce parce qu’elle n’y avait jamais cru ? Peut-être... Et alors ? Elle n’en était pas moins contente pour lui. Plus que ça, heureuse !  Heureuse et abasourdie. Qu’on ait fait confiance à son mari, ça ne la surprenait pas : il avait du charisme, savait convaincre, susciter l’espoir et  balayer les idées reçues; mais qu’on ait fait confiance à son programme, là, c’était beaucoup plus surprenant : elle ne pensait pas que l’heure était à la radicalité. Pas encore.

    Elle l’observa, tandis qu’il cherchait le sommeil en regardant le plafond. Faudrait qu’elle corrige son image.  Ça n’allait pas, cette mâchoire, crispée, même au lit. Faudrait qu’il soigne ses dents aussi, qu’il les rabote, les aligne et les blanchisse, histoire de ne pas toujours donner l’impression de vouloir mordre ou de craindre d’être mordu. Il ouvrait trop grand les yeux encore, semblait vouloir vous les envoyer à la figure, ça faisait un peu peur. Faudrait surveiller ça. Mais il savait rire, tout son visage s’éclairait quand il riait. Il donnait l’impression d’être capable d’oublier tout, de sortir de lui-même. Il riait à la fois sans retenue et fermement : une arme de séduction massive. Elle glissa une main sur sa poitrine. Il s’en empara, l’embrassa et la lui rendit :

     – Ça me gêne. Je n’ai pas changé, tu sais.

    « Pas encore » songea-t-il à part lui. « Pas encore ». En se demandant s’il y arriverait. S’il ne céderait pas au mirage du pouvoir et resterait le militant qu’il avait toujours été.

    Pour commencer, il n’habiterait pas l’appartement de l’Élisée : il ne fallait pas tenter le diable. Ce décor, ce luxe, ça ne pouvait que monter à la tête. Il n’y avait pas de contre-exemples. Rester chez soi, c’était une nécessité. Mais était-ce faisable ? Compatible avec sa nouvelle fonction et les mesures de sécurité qu’on allait forcément lui imposer ? Comment allait-il faire pour garder la tête froide dans une limousine blindée, escortée par une cohorte de motards ? Dans des jets affrétés rien que pour lui ? Pouvait-il exiger de prendre le train, chaque fois que ça serait possible ? C’était drôle de se poser toutes ces questions maintenant. Avant, il n’y avait jamais pensé. Simplement parce qu’en campagne, il s’était bien interdit de songer à tout ce barnum, de peur de se décourager et de jeter l’éponge. Et merde ! Voilà qu’il prenait peur à rebours. Dans son lit ! Pas à son bureau, dans son lit ! Pas peur de ses responsabilités ou de diriger, non, sur ce coup-là, il se faisait confiance, il avait une solide expérience ; mais peur de changer et de se réveiller demain dans la peau d’un autre, d’un président.

    – Tu ne dors pas ?

    – Tu crois qu’on va y arriver ?

    – Arriver à quoi ?

    – À rester ce que nous sommes.

    – Qui pourrions-nous être d’autre ? Ça n’a pas de sens, ce que tu racontes.

    Elle était une leçon pour lui : pétrie de certitudes, mais sans orgueil ni arrogance.  Saine. Il aurait voulu être comme elle, dans la peau d’une femme, parce qu’il lui semblait que c’était plus facile, pour une femme, de garder les pieds sur terre.

    Dormirait-il ? Probablement pas. Il croyait pourtant être préparé, mais rien à faire, on ne peut jamais l’être vraiment. Les félicitations étaient venues du monde entier. Elles paraissaient sincères, mais il n’était pas dupe. Les attaques insensées, haineuses, dont il avait fait l’objet entre les deux tours n’étaient qu’occultées. On les lui resservirait au premier faux pas. Même sa voisine allemande qui, d’outre-Rhin, avait été jusqu’à mener la campagne de son ennemi, y allait maintenant de ses encouragements. Une manœuvre, bien entendu. Mais une revanche pour lui, quand même. Parce qu’ils mettraient des gants désormais, tous. Parce que l’utopiste qui gagne devient un visionnaire, par la seule magie du pouvoir.

    À cette évocation, il ne put s’empêcher de sourire et même de gonfler la poitrine. Faudrait qu’il se méfie de ça ! Hormis ses idées, il n’était pas si différent des autres. Il était une bête politique, comme les autres. La frontière entre l’agressivité et l’arrogance était souvent bien ténue.

    Par contre, il ne transigerait pas, lui. Il avait annoncé la couleur et s’y tiendrait. Il amorcerait le retour de la gauche en Europe. Le retour des vraies valeurs. Rappellerait les fondamentaux : privilégier le travail contre le capital, l’enseignement contre l’ignorance, l’unité contre l’éclatement, l’espoir contre le découragement, la modération contre la fuite en avant. L’outil au service de l’homme et non l’homme au service de l’outil. Il s’en tiendrait à ces grands principes. Des principes bien moins politiques que de bon sens, d’ailleurs. Qui fleuraient bon le temps de son enfance et l’ivresse des années 60. Des principes qu’il se répèterait, encore et encore, à chaque fois qu’il devrait prendre une décision.  

    – Tu ne dors toujours pas ?

    – Je ne peux pas, trop excité. Je songe à l’Europe. Tu crois qu’elle me suivra ? Je ne peux pas réussir seul.

    – Elle suivra. La « tache d’huile », tu l’as dit, c’est dans ton programme.

    Il l’admira, une fois de plus : si tranquille ! Si confiante !

    – D’ailleurs, qu’est-ce qui t’inquiète, reprit-elle ?  Il suffit de tenir tes promesses. En as-tu fait que tu ne pourras pas tenir ?

    – Certainement pas, mais peut-être ai-je sous-évalué la résistance de mes homologues.

    – La résistance, quelle résistance ? La résistance, c’est le propre de la gauche, mon chéri. La droite, elle, ne résiste pas, elle attaque et s’oppose, forte de ses principes.

    – Moi aussi.

    – C’est vrai pour toi, parce que tu es le leader, parce que c’est dans ta nature. Mais tes partisans n’ont pas besoin de ça. Fais-leur confiance ! Tu auras le temps de t’installer.

    – Les fameux cent jours ?

    – Ça sera cinq ans, pour toi. Dix, si tu sais y faire !

    – Et les socialistes ? Ils ne chercheront pas à se venger ?

    – De qui ? C’est de ta faute s’ils n’ont pas voulu se prononcer entre le deux tours ?

    – Non, bien sûr, même que je n’en suis pas revenu. Je pensais vraiment que…

    – T’es convaincu de ça ? Vraiment ? Je ne suis pas d’accord. Aurais-tu fait sécession, si tu en doutais ?

    – Tu as raison, encore, décidément...

    – Tu as cinq ans. Cinq ans pour changer ce pays. Et rien à te reprocher. Ce n’est pas toi qui les as giflés, les socialistes, c’est le peuple ! Pourquoi voudrais-tu qu’ils t’en veuillent ? Ils vont retenir la leçon et te courtiser, évidemment. Quoi d’autre ?

    – Tout de même, tu te rends compte ?   

    – De quoi ? Que dans cinq ans, le travailleur aura retrouvé le sourire, la confiance et l’espoir ? Qu’il en aura fini de la culpabilisation, des querelles intestines, des jalousies, de la peur  et du repli sur soi ? Pourquoi en douterais-je ? C’est déjà fait ! N’as-tu pas gagné ? Et maintenant, ça suffit, tu dors. Y a du boulot pour demain. Un pays à reconstruire, une confiance à restaurer, une légitimité à réinstaller. Que du bonheur !

    – Tu sais quoi, chérie ?

    – Tu tiens à le dire ?

    – Oui : tu me fais du bien.

    – Tant mieux. Mais va falloir que tu dessoûles, parce que ça te rend mou. Et ce n’est pas vraiment ce qu’ils attendent, d’accord ?

     


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    Unité électorale

    Castor Tillon

     

     

    - Salut, Jojo, tu es déjà là ? La file est longue, dis-donc.

    - Oui, ils inaugurent un nouveau système pour ces élections. Passe devant moi, tu ne vas pas te mettre à la queue.

    - … Je ne vois qu’un seul bulletin : celui du président sortant ?!? Où sont les autres ?

    - Ben ils sont à gauche, là-bas, pourquoi ?

    - Après les isoloirs et l’urne ?

    - Oui, c’est l’astuce : la file est longue, mais on gagne un temps fou. Un seul bulletin, pas besoin d’hésiter un quart d’heure dans l’isoloir, et une fois qu’on a voté, on a le droit d’aller prendre les bulletins des autres candidats, en souvenir.

    - Justement, l’isoloir, il sert à quoi, alors ?

    - Pour éviter les provocations, on doit s’isoler pour mettre ou non le bulletin dans l’enveloppe. On dirait que c’est la première fois que tu votes !

    - Je ne sais pas… c’est très étrange. Sont-elles légales, ces nouvelles dispositions ?

    - Mais arrête de faire du mauvais esprit, merde ! Les nouveaux arrêtés ont été mis en place l’été dernier pendant que tu barbotais à Biscarosse. Si tu te tenais au courant, aussi… Enfin, tu vois bien que tout est là : le couloir de cordes, les bulletins de tous les candidats, les…

    - Les soldats avec des pistolets-mitrailleurs ?

    - Oui, pour éviter que des petits malins rebroussent chemin avec des bulletins-souvenirs et soient tentés de voter une seconde fois. La fraude électorale est surveillée de très près, après les élections truquées en Afrique et en Russie.

    Tu remarqueras également qu’il y a beaucoup plus d’isoloirs que par le passé : un aménagement du gouvernement pour que les électeurs soient très vite libérés, et puissent disposer de la journée pratiquement entière. C’est une mesure supplémentaire pour lutter contre l’abstention. D’ailleurs, regarde qui est devant l’urne : le vieux Dédé. Je ne l’avais jamais vu sacrifier un dimanche pour un scrutin. Tu te rends compte ? Dédé vote !

    - Et qui sont ces vieilles qui se prosternent devant le poster du président-candidat ?

    - Des dévotes.

    - Je n'ose même pas envisager qu'il y ait un jeu de mots là-dessous. Tout ça commence à me dégoûter. Je me casse.

    - Hé, non ! On n’a pas le droit de quitter la file… Gaffe au soldat qui s’amène : celui-là veille à ce qu’on fasse notre devoir de citoyen. Allez, fais pas la gueule, dans dix minutes on est sortis, je vais préparer le barbecue et je t’invite. Mon vieux, nous allons passer la journée à festoyer, et à suivre l’avancement de l’événement à la télé.

    - Pourquoi tu soupires, encore ?

    - J’ai peur que le suspense soit insupportable.  Qu’est-ce que tu as, comme pinard ?

     


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    Note du barman : toutes mes excuses à Patrick Denys, l'auteur du jour, pour la publication tardive de sa chronique. Une confusion dans les dates m'ont fait inverser deux de ses textes ; "Départ" aurait dû paraître aujourd'hui et Hyperactivité le 17 février bien sûr.     

     

     

     

    Hyperactivité

    Patrick Denys

     

     

                                                                          Monsieur Laurent DUTOUR

                                                                          Aux bons soins de Mlle. Le GUILLOUX

                                                                          Hospice « les pastourelles »

                                                                          MONTAUBAN

     

                                                                                                 Paris, ce 17 février 2012

     

    Mon petit papa chéri,

     

    Je m’en veux beaucoup de t’écrire si rarement. Si seulement, je pouvais aller te voir, mais tu es si loin !

    Aujourd’hui a été pour moi une journée éprouvante et, comme autrefois, comme chaque fois que j’avais très peur, j’ai pensé à mon papa.

    6 février 2012 : je m’en rappellerai  longtemps. A la télé, ils ont reparlé de la crise et des élections. Encore quatre-vingt jours, qu’ils ont dit. Ils commencent à compter les jours, comme pour les journalistes pris en otages.

    Pour moi, la crise, elle est arrivée ce matin, à l’école. Si tu savais comme j’ai peur et comme j’ai honte ! J’ai été appelée par le Directeur et il m’a dit des choses terribles. Notre petit Antoine, qui est en cours préparatoire, comme tu le sais, va être convoqué devant le conseil des maîtres. Il devra expliquer pourquoi il a demandé à une de ses copines de lui montrer sa culotte. Moi, j’ai dit qu’à cet âge là, c’était fréquent ces choses-là et, que de mon temps, on n’en faisait pas un plat. « Sans doute, m’a-t-il répondu, mais quand on a demandé à Antoine ce qui s’était passé, il a menti. Il faut que vous le sachiez, à quatre ans, le mensonge d’un enfant fait partie des troubles psychiatriques ». Je ne sais pas ce que c’est qu’un « trouble psychiatrique », il va falloir que je me renseigne.  « Il y a plus grave, qu’il m’a dit. Votre fille Julie nous donne aussi beaucoup de soucis. Elle manque d’attention, elle parle trop souvent, elle n’attend jamais son tour… On lui a fait passer le test préventif de maternelle. C’est très bien fait : Quatre-vingt quinze questions pour déceler les troubles de l’humeur. Votre fille est une hyper active ». Il paraît que c’est une maladie due au manque de  quelque-chose dans le cerveau. C’est génétique et, en attendant, le médecin de l’école va  prescrire de la Ritaline.

    J’avais très honte et j’ai pleuré. Pour me consoler, le Directeur m’a expliqué qu’il fallait mieux prévenir, avant qu’il soit trop tard. « Qui, bébé, arrache le doudou du copain, arrachera demain le sac à main ! » Il a dit ça. Il paraît qu’on fait maintenant des tests pour prévenir la criminalité ; il a dit aussi que la délinquance était une maladie mentale. Il a ajouté qu’heureusement, on disposait maintenant de bons outils de diagnostic.  Il m’a parlé d’une « courbe d’évolution des jeunes ». Ça définit une espèce de « droit chemin à suivre », avec la liste des « bonnes conduites » qui correspondent. Il a insisté sur ces « bonnes conduites ». Il a dit aussi qu’on faisait beaucoup de progrès actuellement, dans les techniques de dépistage. Ça commence pendant la grossesse. Ça m’a rappelé ma dernière échographie, avant la naissance d’Antoine ; pendant l’examen, il n’avait pas cessé de donner des coups de pied. C’était peut-être déjà un indice d’agressivité.

    Alors, mon petit papa, je suis perdue et j’ai peur. Je ne sais plus si nos deux bouts de choux sont malades ou déjà délinquants. Moi, je ne voudrais pas qu’ils deviennent violents. On ne parle plus que de ça aujourd’hui. J’aimerais savoir ce que tu en penses.

    Pour couronner le tout, ma copine de caisse au super marché vient de se faire renvoyer. Elle avait récupéré quelques produits périmés, sans rien dire. Avec les caméras de surveillance qu’ils ont mis partout, plus rien ne leur échappe. Elle vit seule avec ses deux enfants et elle n’a qu’un tout petit salaire. Tu me diras que ça n’a rien à voir avec  mes problèmes d’école. Mais ça aussi, c’est de la violence.

    Dans quatre-vingt jours, ils vont élire un Président. Moi, je pense qu’on a perdu la tête, qu’avant de faire des cadeaux aux banquiers, on ferait mieux de s’intéresser à l’Ecole et aux caissières de super marché.

    Donne- moi vite de tes nouvelles, mon petit papa. Tu sais combien je t’aime.

    Ta petite Juliette.

     


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    Pour en finir avec Duchemin

    Benoit Camus

     

     

    Sur les rotules, je termine la campagne. Et les méninges racornies, à force de fréquenter Duchemin. Il est temps que mon calvaire s’achève, que je rejoigne des sphères plus oxygénées.

    Il ne m’aura rien épargné, le Duchemin. Je me serai aligné sur ses opinions, en aurai rabattu sur les miennes. Bref, j’aurai tout mis en œuvre pour me le rallier. « Pas tout ! », déplore mon communicant numéro 1. Qui me reproche ma réserve ! Ma réserve… alors que je n’ai jamais été aussi affable, que je n’ai jamais été aussi conciliant. Des heures durant, à l’écouter se plaindre et râler. Le pire : ses analyses de la situation, ses bons conseils afin de remédier aux problèmes du pays et du monde. Et moi d’acquiescer, oui oui, mais bien sûr, en arborant l’air le plus intéressé possible, comme si je buvais ses paroles, et de rebondir, de promettre et d’enchérir, l’œil rivé sur les sondages. Que d’inepties, j’ai dû assimiler et m’approprier… Tant, qu’aujourd’hui, j’en ai la nausée. J’ai besoin de respirer. J’ai besoin de me ressourcer.

    Plus que quelques jours à tenir, je m’encourage. J’ai l’échéance en ligne de mire. Je ne songe qu’à ce dimanche qui me libérera de mes chaînes, à ce verdict des Duchemin qui m’affranchira de leur commerce ! Oui, qu’on en finisse ! Qu’on ferme la parenthèse ! Bye bye Duchemin ! Chacun à sa place, selon ses capacités : moi dans mes nouveaux quartiers, à frayer dans les espaces lumineux des problématiques élevées, lui… eh bien lui, à se débattre avec ses soucis, ses si chers petits soucis à la Duchemin !

    Rideau ! La farce a assez duré !

     


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    100 choses à faire ou à défaire pendant une campagne électorale

    Mes résolutions et autres fantaisies du dimanche

    par Franck Garot 

     

    78.      vu le succès de The Artist, proposer que les débats soient diffusés en muet et noir et blanc

    79.      remplacer les manuels scolaires par des codes de la route

    80.      se souvenir qu’Europe, dans la mythologie grecque, a eu une expérience zoophile avec un  taureau blanc

    81.    renoncer à transposer l’image à la Grèce d’aujourd’hui

    82.   s’amuser que nos capitaines d’industrie sont aussi des capitaines de yacht entre les îles Caïmans et les Bahamas

    83.   au vu des ces derniers items, constater que cette campagne fait des dégâts dans notre cerveau et qu’il est temps qu’elle se termine

    84.  prévoir des vacances à l’étranger, entre le 22 avril et le 6 mai, inclus



     

    Note du barman : la prochaine série des résolutions et autres fantaisies du dimanche de Franck Garot paraîtra exceptionnellement samedi 21 avril 2012... 


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    Campagne électorale

    Laurence Marconi

     

     

    Les villes et les villages de France bourgeonnent. Dans les rues, des panneaux électoraux ont poussé en quelques jours, le long des murs, contre les grillages et les palissades. Ces alignements de champignons citadins à croissance rapide, ces rangées d’arbres métalliques, identiques, se greffent sur l’environnement urbain. Nous sommes les témoins d’une floraison d’affiches sur lesquelles s’épanouissent des visages conquérants. Le paysage politique du printemps 2012 compte dix candidats en pleine éclosion : jeunes pousses ou vieux ramages, tous offrent un sourire éclatant de sève nouvelle. Surtout, ne pas oublier de gratter l’écorce… Les médias aussi profitent de ce souffle printanier. Partout, sur les marchés et sur les ondes, à la sortie des gares et des usines, à l’antenne et à l’orée de la ville, sur les grands boulevards et sur les écrans, des hommes et des femmes défrichent, sondent le terrain, sèment le doute. Ils distribuent aux passants des tracts par brassées, comme autant de feuilles aux sucs et aux essences divers, qui diffusent le programme des candidats en campagne. Une pluie de promesses qui tapissent le sol et le fond des cabas, collent aux semelles, inondent l’asphalte et le paysage médiatique. C’est une éclosion d’idées neuves ou rebattues, fruits de longues réflexions et de savants calculs. On cultive l’espoir et le paradoxe, on nous prédit une accalmie, le redoux, la fin de la tempête pour récolter des voix, faire moisson de suffrages … Tous sont mobilisés afin que le renouveau triomphe ! C’est le réveil des hibernants, l’éveil des consciences. La France est en effervescence, la campagne officielle a commencé …

     


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    Manif Antinucléaire

    Joël Hamm

     

     

    Des milliers sont là. Blanchis sous le harnais ou nés de la dernière pluie, presque tous en jaune. Maillot de vainqueur ou gilet de sécurité. Des badges plein la poitrine, tels des généraux russes. Tous coincés sur la place de la gare à écouter, pour se consoler, du reggae guai et des discours militants enflammés quand ils ne sont pas rendus inaudibles par l’hélico de la police en vol stationnaire au dessus de la foule. Autour d’eux, caparaçonnés, casqués, les épaules rembourrées, 3000 soldats bleus surveillent la foule encerclée des défenseurs de la démocratie mourante, pacifiquement naïfs.

    Les policiers anti-émeutes barrent les rues de leurs grilles. La foule prisonnière est calme, paisible, sûre de ses droits. On est venus en famille. Papa, elles sont où les émeutes ? J’en ai marre de rien faire…

    - Autrefois c’était beaucoup plus fort, dit un soixantuitar énervé par tant de pacifisme outrancier. Sur le boulevard St Michel et rue Gay Lussac, les casqués, on n’en faisait de la chair à pâté !

    Il lève une main.

    - Reculez ! Ma main va leur péter à la gueule, tous aux abris !

    La foule s’enfuit.

    - Montrez-moi cette main ! exige un capitaine de la garde qui a tout entendu.

    L’autre lui tend. Le gradé la tire à lui. Elle se détache du manifestant, lui reste dans la main.

    - Elle est artificielle ! s’écrie le galonné.

    - Exactement ! répond le soixantuitar avant de se mettre à courir, artificielle comme le monde qui te paie. Ça ne repose sur rien, ta vie de larbin, sur du vent, du pet atomique. Elle est minée par les dividendes des actionnaires du nucléaire.

    La main piégée explose alors et une pluie de confettis radioactifs constelle le visage des gardiens du désordre, rappliqués entre temps pour secourir leur capitaine. Aussitôt, leur corps se liquéfie, leurs organes fondent comme l’ont fait ceux des liquidateurs de la centrale, là bas vers l’Ukraine. Et comme le feront ceux de Fukushima.

    Un A gigantesque apparaît dans le ciel.

    - Je sais ce que veut dire cette lettre, crie un moustachu sur l’estrade. C’est le A d’atome, le A d’abdiquer, d’abêtir, d’abîmer, d’abrutir, d’avilir, d’aveugler.

    - Non, c’est le A d’Amour crie la foule.

    - L’amour c’est toujours pour demain, crie quelqu’un.

    - Mais pourquoi l’ajourner ? propose une vieille dame dans sa robe jaune fluo ?

    Et la foule de se ruer sur les gardes survivants qui avancent sur elle, matraque au vent.

    Et de les couvrir de baisers.

    - Quelle folie ! proteste le soixantuitar attardé sur la place, un verre de bière dans sa main valide. Ils vont se faire tuer.

    - Bien vu ! réplique un nabot en uniforme en lui défonçant le crâne à coup de matraque.

     


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    Histoire de tous les jours

    Corinne Jeanson

     

     

    Ce matin, la présidente m'a téléphoné. Elle avait une drôle de voix la présidente. La directrice était dans son bureau, porte grande ouverte. Ce matin, quand j’étais arrivée au bureau, elle m'avait demandé si je voulais un café. Un mois plus tôt on m’avait annoncé que mon cdd serait reconduit en cdi, à temps partiel, on pourra pas faire plus, on ne peut pas le prolonger en cdd, on n’a pas le doit.

     

    Ce matin, la présidente m'a annoncé que mon cdd n'était pas reconduit. Non, non, il ne faut pas que je m'insurge contre la directrice qui ne m'a pas prévenue. C'est à elle, la présidente de m'annoncer que mon contrat s'arrête aujourd'hui, mais que je ne m'inquiète pas mes heures supplémentaires me seront payées, enfin, comme j'étais à temps partiel, mes heures complémentaires me seront payées, et mes congés aussi. Ah oui, je suis en cae donc je n’ai pas droit à la prime de précarité. La présidente est bien désolée, mais les chiffres du bilan sont mauvais, l'association n'est pas en mesure de s'engager sur le long terme, surtout que bientôt l'aide de l'État ne sera pas reconduite pour mon poste, et il y a ce jugement aux prudhommes qui risque encore de plomber la trésorerie de l’association. J'ai raccroché. Mon écran d'ordinateur m'a fait un clin d'œil. La directrice n'a pas bronché.

    Il a fallu que je me lève, que je me dirige vers le bureau de la directrice pour l'entendre se déverser en excuses, mais c'était pire, sa voix fluette, son visage de souris étaient encore pire que son silence. J'ai annoncé la nouvelle à mes collègues. Ils étaient atterrés, enfin ceux qui n'étaient pas encore informés. J'ai fini de remplir ma fiche d'activité, j'ai classé mes derniers papiers. J'ai réuni les dossiers en cours, j'ai répondu à mes derniers mails, ceux de mes collègues des autres sites, quelle est cette rumeur, que se passe-t-il ? Il ne se passe rien, mon cdd se termine, je quitte l'association. J'ai détaché de mon porte-clé les clés du bureau. J'ai déposé mes dossiers et mes clés dans le bureau de la directrice. N'y a-t-il pas des choses à prévoir pour la fin de mon contrat, m'a-t-elle demandé ? J'aurais sans doute dû lui dicter ce qu'elle avait à faire quand un salarié quitte son emploi ? Elle m'a remerciée pour tout ce que j'avais apporté à l'association depuis un an, tous les outils que j'avais créé et qui serviront longtemps à l'association. J'aurais dû la remercier pour ses félicitations, sincères, a-t-elle précisé.

    Ah oui, l'association travaille dans le champ social, plus exactement dans la lutte contre l'illettrisme et contre les discriminations. Elle reçoit des subventions de l'Europe, de l'État et des collectivités territoriales. Cette association est mandatée pour conseiller, évaluer, former les professionnels, les bénévoles, les fonctionnaires de l'État et des services connexes qui reçoivent des personnes en situation d'illettrisme -on ne dit pas illettrés, c'est trop discriminant.

    Je me suis retrouvée dans la rue, il y avait une affiche du Front National collée sur un poteau. J'ai appelé mes potes du NPA pour qu'ils recouvrent l'affiche. Je suis allée boire un café chaud à la Bastille, un des cafés de la ville, juste un nom nostalgique. Il faisait si beau, je suis restée en terrasse et j'ai feuilleté les journaux. Mélenchon frise les 14% dans les sondages.  J'ai oublié qu'avant d'être nommée directrice de l'association, la directrice était coach pour les chômeurs du pôle emploi. J'ai oublié que la présidente de l’association était retraitée et socialiste. Au second tour, je risque de m'abstenir. Ça ira, ça ira, j'ai bu mon café à la Bastille.

     

     


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    AVC

    Patrick Ledent

     

     

    Il avait désappris la surprise, l’échec et le doute : tout se calculait. Quand le résultat projeté n’était pas celui que l’on attendait, on corrigeait l’équation jusqu’à ce que ça colle, c’est tout.

    De sorte que lorsque le jingle du 20 heures s’acheva sur la bouille de l’autre, à droite de l’écran, il n’en crut pas ses yeux. Ce fut une émotion nouvelle, dévastatrice, qui lui coupa le sifflet, la respiration et le pouls. Une émotion qui l’irradia des orteils aux cheveux, le vidant littéralement de son sang. Il eut l’impression qu’une trappe se dérobait sous ses pieds et l’envoyait dans le conduit d’un vide-ordures. Il ouvrit la bouche. Cria ?

    Il ne s’écrasa pas. Le cœur repartit sous l’effet d’une formidable inspiration, instinctive et douloureuse, qui contracta les parois autour de lui jusqu’à ralentir sa chute et l’amortir. Le sang revint en masse à la pompe qui s’en débarrassa n’importe comment, l’envoyant boursoufler artères, veines et capillaires. Quelques tissus fragilisés du cerveau et des poumons se fissurèrent sous la pression. Le président déchu toussa une longue minute, au bord de l’anoxie, les yeux exorbités, rougeaud, avant de se redresser, de repousser le médecin qui s’avançait, seringue à la main, de retrouver son souffle et de lâcher :

    – C’est quoi, ça ?

    On se regarda, interrogateurs.

    – C’est quoi, ça ? hurla-t-il en désignant l’écran.

    – Votre adversaire, risqua un conseiller.

    – Qu’est-ce qu’il fout là ?

    – Il a gagné, monsieur le président.

    – Gagné ? bredouilla-t-il.

    Il se laissa tomber sur une chaise, comme s’il venait de recevoir un coup de poing.  Il se tint ainsi dix secondes, la tête entre les mains, avant d’émerger:

    – Pourquoi ?

    Il y eut un nouveau flottement :

    – Pourquoi quoi, monsieur le… ?

    – Pourquoi cette chose a-t-elle gagné ? répéta-t-il en articulant exagérément  chaque syllabe.

    – 56% des…

    – Ta gueule !  Je me fous des chiffres. Ce que je veux, c’est une explication. Savoir comment et pourquoi  je me suis laissé baiser par une bande de merdeux comme vous.

    – Vous ne pouvez pas dire ça, nous…

    – Je ne peux pas quoi ? Qu’est-ce que je ne peux pas dire ?

    – De grâce, calmez-vous, intervint le médecin.

    – Mais je suis calme, chuchota le chef de l’État en se relevant. Parfaitement calme. Il fallait juste me laisser le temps de m’asseoir et de me faire à l’idée. De comprendre. Comprendre le pourquoi. Maintenant, c’est clair : on vous a achetés. Vous m’avez vendu aux cocos.

    – C’est insensé, bien sûr que…

    – Vos gueules ! Dites-moi juste combien !

    – Combien ?

    – Combien je vaux. Je veux savoir. Plusieurs millions, j’espère. Alors ?

    Ce petit homme était fou. Il venait de diriger pendant cinq ans la quatrième puissance économique mondiale et il était fou. Il n’y avait qu’un fou pour parler de cette façon-là, entre ses dents, comme pour lui-même. Qu’un fou pour vous regarder ainsi, sans vous voir. Comme si vous n’étiez qu’un mur, une porte, une chaise, l’élément d’un décor. Qu’un fou pour vous faire passer toute envie de bouger, de proférer un seul mot. Pour vous faire comprendre que vous ne deviez votre salut qu’à l’état d’objet auquel il vous assujettissait. Oui, cet homme-là aurait tué à mains nues quiconque l’aurait interrompu.

    – Alors ? J’écoute. Je vaux combien pour ces cocos ?

    Silence.

    – Et lâches avec ça ! Mais bon…

     

    D’un revers de main à hauteur de tête, Il balaya un décor fantôme. Ce qui suivit directement ce geste fut extraordinaire, hors du temps, inimaginable. Il émergea, métamorphosé, comme s’il venait réellement de se débarrasser d’un mirage. Son regard avait perdu toute fixité, sa face toute rougeur, et sa démarche était redevenue celle qu’on lui connaissait : nerveuse et sautillante, presque comique. Il reprit, d’un ton léger, mais déterminé, comme s’il s’apprêtait à vivre un moment excitant :

    – Bon, c’est pas tout ça, mais je suppose qu’il faut faire face. Féliciter le vainqueur. Lui remettre les clés, rassurer nos électeurs.

    On vit apparaître quelques sourires. Qui firent contagion. Il y eut un soupir à l’unisson, si fort que l’on sentit un vent léger rafraîchir le staff. Ouf ! Bien sûr, l’incident n’était pas clos, on en reparlerait. Mais ce n’était pas le moment. Ah ça non ! Pas le moment du tout.

    On le pressa, l’entoura, l’épongea, lui tendit un discours :

    – C’était prêt, hein ? C’était prêt, vous saviez !

    Nouveau flottement. Vite effacé :

    – C’est bien, faut tout prévoir, vous avez raison. Même l’inconcevable. Même l’impossible. Même ce qui ne doit pas être, il faut le prévoir… C’est notre métier.

     

    Son allocution fut bon enfant, quasi chaleureuse. C’est à peine s’il lut son papier. Il improvisa et félicita sincèrement le vainqueur, en bon joueur. Il se dit combatif, loyal, juste. Son parti avait perdu une bataille, pas la guerre. Un bien grand mot, d’ailleurs, la guerre. Et l’on se prit à douter. Et si l’on s’était trompé d’homme ? Et si la grandeur n’était pas chez qui on l’avait placée ?

     

    Deux heures plus tard, une première un soir d’élection, il acceptait une confrontation avec le vainqueur en direct sur France 2. Après tout, s’il préférait les plateaux de télé aux assiettes du Fouquet’s, son remplaçant, c’était son affaire.

    Un remplaçant très éphémère, du reste, puisqu’il l'abattit à bout portant, en coulisse. C’était facile, personne ne l’avait fouillé, lui. Il n’était pas dangereux.

    Le temps de réaliser l’énormité de la chose et d’alerter les gorilles restés à l’extérieur, le président sortant eut même le loisir de s’asseoir, face aux caméras, de disposer de part et d’autre de sa chaise les pans de sa veste, de se racler la gorge et de lâcher, lèvres pincées et regard fou :

    – Vous n’auriez pas dû me faire ça, vraiment, vous n’auriez pas dû.

     


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