• En ce début d’année, le Pythagore refait surface. Son capitaine, Suzanne Alvarez poursuit la narration des péripéties de l’équipage sur presque toutes les mers de la terre et de quelques illustres débarcadères pas forcément complaisants… Rappelons tout de même ici que les nouvelles du Pythagore ne nous parviennent pas en temps réel, que certaines s’attardent en route ou se dispersent au gré des vents et des rencontres avant de refaire surface comme bon leur semblent, quelquefois du côté d’un café nommé Calipso …



    Tous les mêmes !

     


    Suffoquée par la violence de cette interpellation, Anna qui guettait la scène, planquée derrière le rideau d’un hublot du carré, demeura un instant le souffle court puis, recouvrant ses esprits, se remit à son ouvrage comme si de rien n’était, avant qu’il ne déboule, et pour ne pas qu’il vît son visage de gêne et de commisération. L’aiguille de la machine à coudre allait et venait en un beau point de zigzag, à travers le tissu rêche. Une belle qualité de toile qu’ils avaient choisie ensemble à Port Of Spain* pour la confection d’un nouveau taud* de soleil et de pluie.



    - C’est encore elle qui trinque ! Cette fois-ci, je ne laisserai pas faire ça !

    - Oh ! ça… ne me fais pas croire que si la fille était moche, tu te précipiterais…

    - Mais ma parole, tu es jalouse !

    - Moi, jalouse ?...

    Il ne l’écoutait déjà plus. Il avait sauté dans le youyou pour couvrir, à la rame, les quelques mètres qui séparaient Pythagore de " Petit Loïc II ".

    - Tous les mêmes ! soupira-t-elle, en se replongeant dans sa couture, tandis que son imagination se fixait sur la petite blonde au visage meurtri qu’elle avait rencontrée quelques jours plus tôt, à la capitainerie du port de Chaguaramas* et qui, en ce moment, faisait encore les frais de l’autre brute.

    - C’est votre mari qui vous a fait ça ?

    - Oh !... Vous savez ! s’était-elle écriée dans un sanglot de souffrance. Puis, elle s’était ressaisie et était même intervenue pour prendre sa défense lorsque le fonctionnaire de la République bananière de Trinidad* avait voulu confisquer ses passeports et son carnet de francisation*, et tout ça, parce qu’elle avait eu l’honnêteté de déclarer Iris, la chatte de Pythagore, qu’il voulait mettre en quarantaine, malgré le carnet de vaccins en règle qu’elle lui avait fourré sous le nez.

    - N’empêche que si elle n’avait pas été là cette pauvre fille, ce sale British t’aurait fait enfermer hein " ma Pépette " ! reconnut-elle, en s’adressant à la chatte étalée de tout son long sur le tissu bleu.

    Le ton sur lequel elle lui avait dit : " Non, mais ! On vous a pas sonné ! Mêlez-vous de vos oignons ! " suivi d’un coup de pied dans la figure qu’elle lui avait balancé, à travers les filières du cata*, avait fait se dresser sur la tête de Marc, un épi comme la crête d’un oiseau irrité, en même temps que la marque d’un gnon au-dessous de l’œil. Quand il remonta sur Pythagore, Anna, à son air, eut comme l’intuition qu’il s’était mis tout à coup à haïr toutes les femmes. Il est vrai que jamais une telle aventure ne lui était arrivée.

    Néanmoins, il sut se dominer et joua la décontraction sous un sourire bravache :

    - Tu as bientôt terminé… Je sens que ce taud va être super…Elle est vraiment belle cette toile, tu ne trouves pas ! fit-il, palpant le tissu. Demain, je poserai les œillets* !

    Et, comme elle ne répondait pas, il alluma une cigarette en même temps que la station de radio anglaise pour faire diversion, et afin de ne pas fournir à sa femme l’occasion d’une remarque.

    La voix de Mike Jagger mourait, divine, sur ces derniers accents : " Angie, Angie, they can’t say we never tried "*.

    Alors, elle se sentit tout à coup, peut-être à cause de cette voix et de cette musique dont ils étaient dingues tous les deux, envahie de douceur et de mansuétude :

    - Et si tu m’aidais à le replier ce taud sublime ! lança-t-elle en relevant un peu la tête mais n’osant encore le regarder vraiment en face.

    Un soulagement presque palpable se répandit autour de la table, où la lumière de la lampe Coleman faisait ressortir l’acajou du bois. Pendant qu’ils tenaient chacun une extrémité de la toile d’un bout à l’autre du carré, tirant par petites secousses chacun de leur côté, ils s’étudièrent l’un et l’autre avec une ombre de complicité dans le regard et se mirent à pouffer de rire.


    *Trinidad
      : île des Antilles au large du Venezuela, qui forme, avec l’île de Tobago toute proche, un Etat membre du Commonwealth.

    * Port Of Spain : capitale de Trinidad.

    * Chaguaramas  : haut lieu du bricolage nautique. On s’y arrête pour caréner, exécuter de gros travaux…

    *francisation  : reconnaître à un navire le droit de porter pavillon français en l’inscrivant au registre de francisation.

    * taud  : abri en toile imperméable tendu au-dessus de la bôme, pour protéger de la pluie et du soleil (quand on est au mouillage).

    *œillet  : bague métallique destinée à passer les cordages, pour tendre fermement le taud.

    *cata  : catamaran, voilier fait de deux coques accouplées.

     *Mike Jagger : chanteur britannique du célèbre groupe de rock des années 60, les Rolling Stones. * Angie, Angie, ils ne peuvent pas dire que l’on n’a jamais essayé.

     


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  • Jean-Pierre Michel est un de ces habitués du café que nous ne connaissons pas ou si peu… On peut dire qu’il aime bien la série " Transit " et d’ailleurs quelques jours avant " Les fêtes " il est venu déposer au comptoir une variation poétique sur ce thème puis est reparti vers ses terres sur la pointe des pieds, sans un mot…

     

     Le train

     

    Dans les matins mouillés par l’haleine de brume

    A l’heure d’aborder le pénible parcours

    Les ombres ont surgi des gigantesques tours

    Pour longer d’un pas vif les chemins de bitume.

     

    Sur le quai de la gare, à l’approche du train

    Se prépare l’assaut, qui vous prend, vous soulève

    Et vous porte aux instants d’un voyage sans rêve

    Où l’élan du sourire a perdu son entrain.

     

    Hissé dans le wagon sous la poussée brutale

    Au son d’accordéon qui engendre l’ennui

    Chacun, sur le trajet, vient poursuivre sa nuit

    Quand se ferment les yeux jusqu’à l’ultime escale.


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  • Un nouveau " Transit " pour entamer 2009, ça vous dit ?

     


    La rumeur allait bon train. Ils allaient frapper. La menace était venue du bout du pays. Une promesse de châtiment décrétée par un obscur illuminé. La plupart des journaux en avaient fait leur une. On se disait que cette fois c’était pour de bon. A la ville comme à la campagne, il n’y aurait pas de différence. Le réseau ferré était en ligne de mire et la police l’avait minutieusement maillé. Prête à bondir en temps voulu. Le voyageur ordinaire était exhorté à rester chez lui et à suivre la bataille du rail sur son poste. Dans les wagons on faisait mine de ne rien voir mais chaque jour l’espace de circulation se rétrécissait et l’horizon devenait toujours plus incertain. La lumière elle-même finissait par s’amenuiser. Malgré tout, les migrations quotidiennes ne se réduisaient pas de façon significative et ils étaient encore des milliers d’anonymes à ne pas vouloir s’en laisser conter. Têtes en avant et portables en poche, les journaliers n’hésitaient pas à railler tout ce qui portait uniforme, défendant becs et ongles leur droit à circuler et à être les premiers témoins de l’histoire. A travers le mince interstice qui subsistait, ils guettaient, cœur battant, l'incident qui enclencherait la bascule. Aucun d’entre eux ne s’imaginait pouvoir être pris comme cible et encore moins soupçonné de fomenter un quelconque trouble de l’ordre public. Pourtant, dans un foisonnement de caméras pétaradantes et un déluge de témoignages explosifs, une poignée de ces méchants rebelles allaient être isolés du lot, chargés des pires forfaitures et sommés de se ranger, sans accommodements ni compromis possibles, aux exigences de la nouvelle souveraineté… jusqu’au branle-bas suivant.


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