• Zébrures de larmes vertes

     

    Luna aimait perdre le nord

    et elle sortait toujours à cette heure tardive et tout le monde pouvait la voir marcher dans les rues jusqu’aux premières clartés de l’aube et parfois elle se cachait derrière un arbre ou un réverbère et elle demandait aux ombres de danser pour elle et alors elle criait son plaisir ou son irritation et sa voix portait bien au-delà d’une centaine de mètres et rares étaient les passants qui repartaient à l’envers et jamais personne ne l’empêchait de rien et elle avait ce regard immense et doux et cette coiffure éperdument bleutée et cette bouche aux douceurs à peine retenues et cette gorge enrichie de perles noires et partout des jeunes gens à la beauté jaillissante s’échauffaient et se grisaient de sa franche générosité et il arrivait que dans l'ivresse des envies secrètes certains soient pris au beau milieu de son bel embroussaillement et les embarras s’estompaient aussitôt après et elle emplissait l’air de flocons de violettes et elle étreignait les creux et les arêtes avec une rare délicatesse et elle encourageait les plus interminables éclaboussements et elle voyait le plein et le vide se juxtaposer et les avidités se conjuguer sous les mêmes feux et tous les appétits respirer dans la seule force du sang et rien ne la retenait en arrière et rien ne l’obligeait à aller de l’avant et jamais elle ne se souciait de scruter les saisons et jamais le ciel ne lui paraissait contrefait et elle aimait frissonner sous les rayons du soleil et ses mains étaient chaudes durant l’hiver et elle savait se jouer de tous les mauvais courants d’air et courir de manège en manège et se défaire des caprices du ciel et la vie allait ainsi possédée de ces seuls ravissements et les jours s’arrondissaient sans faire de bruit et la lumière s’abandonnait doucement à quelques minces épaisseurs de jaune et pourtant il arrivait qu’elle ne puisse s’empêcher de se regarder dans le tournoiement du temps et d’écouter pendant des heures et des heures les drôles de bruits de son cœur et de cette succession de durées rondes émergeaient parfois des rêves et des souvenirs alambiqués la traversaient et elle entendait voltiger des histoires enfouies depuis longtemps et parfois les jambes n’y tenaient plus et elle s’en allait marcher loin, très loin, jusqu’à disparaître des yeux du monde et cela l’épatait toujours de se retrouver parmi les invisibles et d’éprouver toutes les soifs inassouvies des disparus et quand elle revenait elle ne se reconnaissait jamais tout à fait et elle se demandait de quel vœu clandestin lui venait ses nouveaux contours et elle soupirait d’aise à l’idée d’être encore une inconnue parmi les hommes et ses yeux bondissaient de regard en regard et elle attrapait ici et là une étincelle ou un soupir et elle avait une envie folle qu’un amant somptueux surgisse et qu’il languisse des jours et des jours contre sa poitrine et que l’un et l’autre dise des mots jamais dits et fasse des choses jamais faites et que le temps s’arrête à cet instant-là entre leurs mains serrées et que persiste quand même des fredaines et des floraisons et que s’ensuivent aussi d’autres soifs et d’autres faims et que viennent encore et encore la tentation de l’offrande et que s’inscrivent en plein cœur les feux venus du commencement et personne n’a jamais pu dire d’où lui était venu cette peur subite et si cet effroi était ou non mortel et les curieux se gardaient bien d’un avis et les complices d’antan passaient leur chemin vêtu d’un costume sombre et elle, s’était couchée sur ce lit de fortune et elle n’écoutait rien d’autre que l’absence de bruit de l’homme et sa tête s’emplissait peu à peu de grelots obscurs et ses yeux ne lui obéissaient plus qu’à la nuit tombée et ses lèvres étaient prises en tenaille et des mots écailleux lui rongeait les sens et ses nerfs déchirés s’en allaient à tous les diables et un matin il n’y eut plus rien à voir et plus rien à se figurer et personne pour dire si quelque chose avait été avant et personne pour savoir si tout allait irrémédiablement s’effacer dans la transparence et si ne subsisterait que cette molle pesanteur figée entre les ombres et loin de toute chose et de tout être ce corps défait zébré de larmes vertes.

     

    Patrick ESSEL


  • Commentaires

    1
    dominique
    Samedi 23 Août 2014 à 18:45
    Jolie phrase...
    2
    augusta_lucia
    Samedi 23 Août 2014 à 18:45
    En effet.
    Mais la virgule  à la fin est de trop.
    3
    jean-claude
    Samedi 23 Août 2014 à 18:45
    Texte court en clair-obscur ... l'absence de ponctuation demande une deuxième lecture...celle qui révèle la beauté de ce corps défait.
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