• Zamok

     

    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles.

     

    Zamok

     œ

    Le haut de son cœur serait écorché. C'est pour cela qu'il aurait toujours cet air un peu barbouillé et qu'il raclerait les mots avant de leur donner vie.

    C’est vrai, il n'aime pas faire le malin et encore moins passer pour quelqu'un de frivole ou de familier, alors oui, les mots ne le quittent jamais d'un seul coup. Il prend le maximum de précautions avant de se prononcer sur quoi que ce soit. Il ne sait pas comment les autres font avec leurs mots, comment ils les font passer de l'autre côté sans risquer d’y perdre leur bon ordonnancement. Les siens viennent autant de l'esprit que du tempérament. C’est ainsi ! Et avant qu'il ne les autorise à prendre l'air, à respirer ne serait-ce qu'une petite goulée du dehors, il les fait tourner, vibrer, se tortiller en lui. Il se les dit et redit. Avec constance et détermination : toujours concis et rigoureux. Un mauvais mot est si vite arrivé. Ceci étant, il pratique aussi l’inversion. Ou plutôt l’envers. L’envers, c’est parfait pour déceler les excès. Avec l’envers, ça bourdonne, ça grince, ça craque. Ça secoue le sens et ça ébranle le sentiment mais il faut en passer par là pour ne pas se laisser surprendre. Parfois, tous ses membres sont pris de tremblements tellement il triture. Ses entrailles se court-circuitent, ses veines se gonflent et ses nerfs s'électrisent donnant à ses chairs des couleurs incendiaires. Cela en surprend plus d’un autour de lui.

    Parfois en aparté, il explore les mots qui font des bruits de bête. Surtout les mots tapis au fond de sa poitrine, ceux qui ont emmagasiné les ressentiments, ceux-là mêmes qu'il sait pouvoir faire remonter jusqu'à la commissure de ses lèvres quand il est dans l'embarras. Attention, seulement jusqu’à la commissure. Pas plus loin. Ou alors il lui faudrait aussi apprendre à composer avec tous ces intrus venus de nulle part et qui jour après jour cherchent à s’incruster dans son répertoire. Vous imaginez la scène : les discours obligés, les prêchi-prêcha, les exhortations et puis les suppliques, les braillements, les pleurnicheries, bon sang, il n’arrêterait tout simplement pas !

    En fait, il trouve détestable qu'il faille en passer par la bouche. Cette béance ! Cette souillure ! Cette plaie qui envahit tout son corps.

    Lui, c'est par les yeux qu'il aimerait pouvoir officier. Par le blanc des yeux. Là où se trament l’effroi et la jouissance. Avec la complicité des larmes, bien sûr ! Les larmes sont les sentinelles les plus appliquées qui soient. De loin préférables aux guillemets, parenthèses et autres tirets. Et jamais chipoteuses ! Combien de mots malmenés, estropiés, abîmés dans leurs racines, n’attendant plus rien de la langue, défigurés jusqu’à la souche, ne continuent-ils pas néanmoins à vaquer silencieusement sur les bords des prunelles ? Et combien de tournures et de formules regagnent avec elles une place de choix aux yeux du monde ? Elles vont et viennent au gré des nécessités. Il les adore. Les larmes absorbent toutes les impuretés lexicales et raccommodent délicieusement les sens.

    Mais rien ne serait possible sans les paupières. Où en serait-on sans ces veilleuses ? Certainement à chevroter comme de fieffés imbéciles ! Imaginez la cacophonie si nous étions toujours libres de laisser aller cet immense flux de mots qui sans cesse nous traverse, si rien ne venait endiguer les digressions et les faux-semblants ! Heureusement qu'elles sont sur le qui-vive. A tressauter. A faire tourner le vent. A casser les petits penchants. A conjurer les figures sans queue ni tête. Sans elles, oui sans elles, aurait-on ce pouvoir d’escamoter en une fraction de seconde les intitulés incorrects ou les énoncés impropres ? Non ! Bien sûr que non !

    Et puis avoir un mot sur le bout des cils ne serait absolument pas gênant. Bien au contraire ! Qui se plaindrait d'un mot en suspens? D'un mot qui ferait vibrer l'air et l'intérieur de soi avant de prendre son envol ? Certainement pas les jeunes filles, elles aiment tant papillonner ! Quant aux hommes, cela leur donnerait assurément un air plus gracieux ! En outre, ce serait là un cas de figure inédit. Les gens auraient enfin autre chose à observer que ces bouches truffées de parasites.

    Car enfin lui – même lui ! - il a beau prendre toutes les précautions du monde, il rencontre sans cesse des difficultés à se faire entendre convenablement. Heureusement, il est de ces hommes qui ont expérimenté la trahison et qui savent saisir ce qui n’est pas dit. Mais quand même, il y a des moments où il se dit qu’une puce, une petite puce toute simple, implantée exactement là où il faudrait, avec toutes les précautions utiles et nécessaires, il se dit que cela suffirait à rendre les choses moins compliquées. Un mot juste pour chaque chose. Un point c’est tout. Plus de laissés-pour-compte ! Plus de trous ! Plus de vociférations !

    Au lieu de cela, il lui faut sans cesse répondre de ses mots. Aux uns, aux autres, et en fin de compte au tout-venant. C'est là incontestablement une de ses principales sources de tracas. Car enfin, il n’est pas une journée sans qu’il ne s’entende dire :

    "Que dit-il ? "

    " Mais que dit-il donc à la fin ?"

    Voilà comment on le traite. Comment on se soucie de son désir de bien se faire comprendre.

    Un jour, excédé, des mots terribles lui avaient échappés et avant même qu'il ne se rende compte de leur portée quelqu'un s'était exclamé :

    "Eh bien, pour une fois il n'y est pas allé de main morte !"

    Il avait baissé les yeux et regardé longuement ses mains, incrédule. Bien sûr, elles n'y étaient pour rien ses mains mais il n'avait pu s'empêcher de les examiner avec la plus extrême minutie, de les palper, les tordre, les renifler. Et puis brusquement il avait pris peur. Peur que sa raison le trompe et qu'il se mette à bégayer comme autrefois. Peur de ces mots pris au piège d'une langue pleine de boue. Peur de cette haleine chargée de mots grippés. Peur des odieuses dégoulinades qui s'en suivaient.

    Une mauvaise journée, vraiment !

    Pour l'oublier, il s'était mis en tête d'apprendre une autre langue. Une langue lointaine, peu usitée et dont il ne retiendrait que des mots soigneusement choisis. Des mots éprouvés qui ne pourraient ni s'engourdir ni s'enhardir ni usurper subrepticement une autre place.

    Seulement voilà, dès qu’il avait voulu essayer cette langue-là en public, il s’était trouvé presque immédiatement quelqu’un pour s'écrier :

    ″ Mais qu’est-ce que c’est que ce chinois-là ? ″

    Rien d’autre. Pas un seul autre mot pour dire autre chose que :

    ″ Mais qu’est-ce que c’est que ce chinois-là ? ″

    Souvent, on le regarde bizarrement, comme si on voulait le sonder ou plutôt comme si on cherchait à lui tirer des vers du nez. Depuis toujours on le trouve obscur, maussade, sournois, perfide, on le trouve contrefait aussi et empoté, trompeur, véreux … que des épithètes répétées dans son dos et jetées à l’emporte-pièce sans rien savoir de ce qu’il en est exactement.

    Comment peuvent-ils s’imaginer un seul instant qu’il puisse renoncer à être irréprochable.

    D’accord, la langue parfaite n’existe pas.

    Pas encore.

    Mais lui, il y travaille. En secret. Démêler le pire du meilleur. Toujours. Il ne s’agit pas d’une tâche à prendre à la légère. Il faut juste lui laisser du temps. Si seulement il n’y avait pas tous ces maudits grains de sable qui obstruent méthodiquement la mécanique !

     

    Zamok, mot d’origine russe pour château, culasse, serrure 


  • Commentaires

    1
    Mardi 20 Mars 2007 à 23:14
    Quel beau texte (et j'ai choisi mes mots optant pour la simplicité lexicale qui fait mouche, plus souvent que son contraire). Je répète : quel beau texte ! Oserais-je lâcher dans la nature la petite phrase suivante en hommage aux mots ?
    "Si  les mots avaient plus de muscles, je pourrais les lancer à la gueule de ceux que je hais. Si les mots étaient plus doux et s'ils avaient plus de savoir-faire, ils te diraient combien je t'aime."
    Oui, ça y est, j'ai osé...
    EJB
    2
    Jeudi 22 Mars 2007 à 09:03
    Indice photo : Marguerite Yourcenar s'y est bel et bien rendue...
    3
    Vendredi 23 Mars 2007 à 23:59
    Indice photo : Marguerite Yourcenar s'en est souvenue longtemps...
    4
    Samedi 24 Mars 2007 à 20:05
    A la Villa Adriana pour presque tout dire.
    5
    Lundi 6 Août 2007 à 16:27
    <style type="text/css"></style>Dailymotion blogged video
    Psyko Magik Video
    Vidéo envoyée par zamok
    6
    désirée
    Samedi 23 Août 2014 à 18:41

    un très beau texte tout comme la photo qui représente une colonne corinthienne (Magali, vite le nom du temple auquel cette colonne sublime appartient, et son ordre j'ai comme un doute).


    ZNJ


    Bof.

    7
    Magali
    Samedi 23 Août 2014 à 18:41
    Ah mais Désirée, je ne vais pas répondre à la place du photographe!

    2KF!
    J'ai failli dire "aboulez la monnaie", mais zut, si c'est des francs, la fortune est derrière moi...
    8
    M le
    Samedi 23 Août 2014 à 18:41
    Et toi Zamok, courage!
    Comme je l'ai écrit ailleurs, et je persiste et signe, sous le rire, le sérieux, dans l'os la substantifique moëlle:
    Les mots cons te doublent.
    Toujours!
    9
    désirée
    Samedi 23 Août 2014 à 18:41

    Bon, vite fait avant d'aller déjeuner , au pif soit l'Italie soit la Grèce, je dirais l'Italie, je dirais Paestum, je n'ai pas le nom des temps mais je sais qu'il y en a trois, enfin je crois.


    Et d'ailleurs, n'ai je pas le sublime Z8W ?

    10
    desiree
    Samedi 23 Août 2014 à 18:41
    Alors le temple d'Hadrien ?
    11
    desiree
    Samedi 23 Août 2014 à 18:41

    Si seulement je pouvais m'y rendre 4A4 (mais mes photos seraient moins  bonnes, c'est un euphémisme !!)


     

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