• Un fil à la patte


    Au menu du jour, une comédie dramatique signée Ysiad.

     

    Fabrication chinoise, qualité japonaise.

     

    Cela fait maintenant plus d’un mois que je lis sur le cul des bus toujours le même message, comme s’il n’y avait de place pour rien d’autre que ce sigle : Uniqlo. Uniqlo trotte dans un coin de mon cerveau, Uniqlo le matin en suivant le bus sur mon vélo, Uniqlo à l’heure du déjeuner en traversant la rue, Uniqlo encore, le soir, dans le sens du retour. Uniqlo loge dans ma tête comme un ver dans une châtaigne (j’apprendrai plus tard qu’Uniqlo signifie : Unique Clothing, et qu’il existe plus de 800 boutiques de par le monde vendant cette marque pour le compte de l’homme le plus riche du Japon, Tadeshi Yanai). Ma fille Julie n’a pas échappé à la contamination, Maman, mon jean est trop petit, il m’en faut un autre, Uniqlo vient d’ouvrir, c’est la boutique japonaise dont tout le monde parle, et ils font des prix de lancement. Uniqlo donc, contre mon gré, parce qu’il faut aller voir les jeans que l’on peut trouver pour 9,90 euros, et regardez, braves gens, comme ce prix est bien pensé, on vous rend même la monnaie.

    Uniqlo ne se cache pas dans Paris, Uniqlo est là, sur trois étages et deux mille mètres carrés de boutique, planté comme une énorme verrue derrière l’Opéra Garnier, face aux Galeries Lafayette, et il y a la queue à six heures du soir. Ah non, m’exclamé-je, je ne veux pas attendre, pour une séance de cinéma d’accord, mais pas pour aller acheter une paire de jeans, rentrons tout de suite. Julie me lance un regard de reproche, Maman sois sympa, on ne fait jamais de courses ensemble, pour une fois, un peu de bonne volonté. Je ravale mon impatience, d’accord, marmonné-je, d’accord. Et nous voici parmi la foule qui attend sur le trottoir, cette foule qui n’est pas là par hasard mais parce qu’elle a été conditionnée, gavée dans la rue comme une oie, gavée par le bouche-à-oreille, les roulements de tambour, le marketing à tout crin, le matraquage publicitaire, les trompettes assourdissantes de la société de consommation. Nous attendons très peu, à peine trois minutes, les portes du magasin avalent les gens aussi vite qu’elles les recrachent, je regarde le logo aux couleurs du Japon qui s’étale sur la façade, six lettres blanches sur fond rouge, Uniqlo, Uniqlo. Nous entrons, montons un escalier tape-à-l’œil où filent les lettres digitales de Paris et Tokyo, et une fois à l’intérieur, l’espace donne le vertige.

    De gigantesques panneaux muraux indiquent que nous sommes à l’étage des hommes et que celui des femmes se trouve au sous-sol. Nous suivons le troupeau, descendons un autre escalier au pied duquel des bacs tout aussi gigantesques débordent de jeans aux couleurs criardes. La société de consommation est là, tentaculaire, étalée sous les néons, offerte aux mains innombrables qui attrapent une jambe de pantalon, le tournent, le retournent, le rejettent dans la pile, attrapent un autre article, recommencent. Je veux quitter cet univers de robots, mais Julie insiste, On n’a pas fait tout ça pour rien Maman, c’est décourageant, on y est, on y reste.

    On y est, on y reste… Il faut s’accrocher, subir le martèlement de la musique produite par des synthétiseurs (que j’entendrai passer en boucle tout le temps que nous resterons dans le magasin), évaluer dans un bac de promotions des pantalons qui ont tous la même forme, la même étiquette " made in China ", le même prix, les mêmes surpiqûres, la même coupe, large à la ceinture, étranglée à la cheville, C’est comme ça, m’explique Julie, c’est la mode slim, essaies-en un, il t’en faut un, regarde celui que j’ai trouvé, comme il est joli. D’accord, fais-je, vaincue, assommée par la musique, je l’essaie. Et je me dirige entre des panneaux vantant la qualité japonaise de la marchandise vers les cabines d’essayage, où il y a trente mètres de queue. Je me dis non, ce n’est pas possible, pas pour un jean fabriqué en Chine par les nouveaux esclaves du 21ème siècle, je renonce et reviens sur mes pas, et là Julie s’emporte, Enfin Maman, tu peux le passer dans un coin du magasin, à l’abri des regards, je te cache avec le châle. Ah non, m’insurgé-je, ça ne suffira pas, les mateurs sont partout, non, je vais l’essayer par-dessus mon vieux jean, c’est plus sûr, ça ira plus vite. Et me voilà enfilant le jean slim d’Uniqlo par-dessus mon jean que j’aime et que j’adore, mon vieux jean avec lequel j’ai grimpé au sommet d’un cerisier au printemps dernier, et que j’ai troué au genou gauche en redescendant, mon jean qui a une histoire, que je n’ai pas acheté dans un giga-magasin japonais, auquel je suis très attachée.

    Au début ça va. Ma jambe droite glissant sans effort dans le jean d’Uniqlo, j’y introduis la gauche, je saute un peu sur place pour faire venir le denim à hauteur du ventre, hop, hop, par petits bonds discrets et maîtrisés, ça y est, ça serre fort à la cheville mais j’arrive à boutonner l’affaire, Julie, comment ça me va ?, demandé-je. Super, Maman, ça te va super, allez, pour seulement dix euros prends-le, fais-moi plaisir, s’il te plaît. D’accord, dis-je, d’accord, je le prends, mais c’est vraiment parce que c’est toi.

    Seulement il y a un hic. Pour l’acheter, il faut pouvoir le retirer, et là, les amis, il faut se lever de bonne heure au pays du Soleil Levant. Je commence par faire glisser le slim sur les hanches en me tortillant, la musique infernale poursuit son travail insidieux de marteau-piqueur dans mon crâne, je fais glisser, plus bas, toujours plus bas sur les cuisses, puis les genoux, mais voilà que soudain, ça coince net à hauteur du mollet, impossible de dégager ma jambe de ce foutu jean japonais, je tire, je souffle, je recommence, impossible, à l’aide ! Ne t’énerve pas, me dit Julie accourue, je vais te sortir de là, Maman, tends ta jambe. Je tends la jambe droite, Julie tire des deux mains sur le bas du pantalon, on n’arrive à rien, ma jambe est coincée dans cette putain de gaine japonaise, qu’est ce que je leur ai fait, à ces faces de sushis, pour mériter ça, au secours ! Quand brusquement, une illumination me frappe. Euréka ! Banzaï ! Avisant un bac roulant bourré de marchandises, je saute dedans les fesses les premières, Julie, imploré-je, les jambes ballantes sortant du bac, tire maintenant sur mes jambes, vas-y, de toutes tes forces. Enfin Maman, comment veux-tu que je fasse un truc pareil, tout le monde va nous remarquer, répond-elle, vaguement inquiète. Je m’en fous, répliqué-je, tant mieux, tire, délivre-moi, je t’en supplie. Julie s’exécute, elle tire sur ma jambe droite et le bac se met à rouler, elle continue, tire, fort, de plus en plus fort, comme une sourde sur ma jambe, Ça y est, lui fais-je, ça vient, ça se décoince. Le bac roule entre les rayons avec Julie me tirant par la jambe, nous sommes l’attraction à l’étage, les gens regardent passer ce curieux attelage, les vendeurs se sont arrêtés de plier, le sourire aux lèvres. Finalement Julie me délivre de mon étau, le jean est tout tirebouchonné, il ressemble à un accordéon, je le prends, dis-je, regarde dans quel état il est, je ne vais pas le remettre dans le bac.

    Nous poireautons dans la queue qui serpente entre les bacs de promotions, il est dix-neuf heures trente, les vendeurs continuent de ranger la marchandise, lorsque j’avise une jeune vendeuse qui s’active à côté de moi. Je lui demande comment elle fait, toute la journée, pour supporter cette musique. – Elle est rythmée et ça m’aide à plier, me répond-elle, avec un léger accent.

    La caisse n° 6 me fait signe qu’elle est libre. Au moment de déposer la marchandise sur le comptoir, je me sens l’otage de la société consumériste, et sa complice.


  • Commentaires

    1
    Jeudi 12 Novembre 2009 à 12:57
    Cette petite Julie est une sainte... N'importe quelle ado de son âge aurait eu trop la honte. Mais c'est vrai que lorsqu'on a une maman qui entre dans un slim toute habillée et un tel brin de plume on peut beaucoup lui pardonner.
    2
    Jeudi 12 Novembre 2009 à 19:50
    Ysiad, comme j'aurais aimé assister à cet essayage! En tout cas, ce texte est à hurler de rire!(et pas jaune du tout!)
    3
    Samedi 14 Novembre 2009 à 00:53
    Mais enfin, Ysiad, on peut tout à fait passer aux caisses avec le vêtement sur soi. Une fois, j'avais tellement besoin de pompes neuves que j'ai laissé mes vieilles godasses dans le rayon et qu'en passant aux caisses j'ai mis le pied sur le tapis roulant pour que l'employée passe l'appareil à code barres sous le semelle.
    J'ai même vu un bibendum passer avec un manteau. Il a quand même été rattrapé car il avait sous lui quinze chemises, cinq vestes et un jambon d'York.
    Une bise à Julie.
    4
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:27
    C'est vrai Jean, j'aurais dû, je suis bête et disciplinée tu sais, avec tous ces gens qui pliaient en même temps sur la cadence infernale, on se serait cru dans un univers carcéral. J'adore ton histoire de la godasse sur le tapis roulant. Je transmets à Julie.
    5
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:27
    Merci Danielle et Magali pour vos commentaires sur cette pantalonnade.
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