• Transit (30)

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    Depuis que la compagnie ferroviaire avait investi la lagune, elle avait cessé de peindre en pleine nature. Chaque jour, de longs faisceaux de lumière noire brisaient la lagune, hachant le brouillard et déchirant l'ossature bruissante de la mer. Rongé par le charbon, le ciel avait chassé les couleurs et il était devenu illusoire de vouloir faire danser la lune et le soleil dans l'étendue marine. Les goélands eux-mêmes s'étaient dispersés et avec eux les reflux de l'amour. Les trains passaient à quelques pas de sa maison et elle s'était résolue à n'en sortir qu'en de rares occasions. Réfugiée dans son salon d'été, le cœur baignée d'iris et de tournesols, elle écrivait des poèmes. Le matin, à l'heure où le premier train couvrait le jardin d'une brume crasseuse, elle les parait d'un voile d'argent et les imprégnait d'essences de fleurs rouges. Les jours de grand vent, elle montait à l'étage, ouvrait les fenêtres et, face à la mer, livrait ses plus beaux sonnets à la tourmente. Le soir venu, elle ressentait une certaine ivresse à imaginer ses vers emportés au large, loin de la froidure et de la grisaille. Riant aux larmes, elle leur demandait de dissiper les ombres et d'allumer les étoiles. Et tandis que son regard se fondait dans la lumière, elle s'inquiétait de savoir ce que devenaient les mots une fois franchie la ligne d'horizon. Etaient-ils à jamais perdus pour elle ? Se pouvait-il qu'ils fassent le tour du monde et qu'elle les retrouvent un jour ou l'autre ? Elle en rêvait parfois. Assise à sa fenêtre, elle contemplait le ciel et des milliers de mots flottaient gaiement dans une lumière azurée avec l'envie folle de s'effleurer les uns les autres. Elle n'éprouvait aucune gêne à les regarder s'accoupler. Il lui semblait même que certains cherchaient à entrer en contact avec elle ou à se glisser subrepticement dans l'entrebâillement de sa mémoire. A son réveil tout se brouillait. Une multitude de papillons de nuit gonflaient le pourtour de ses yeux et elle s'empressait d'écrire tout ce qui lui passait par la tête, s'interrompant seulement au passage des trains. A ces moments-là, il lui revenait en mémoire des vers qu'elle avait écrits des années auparavant et, à sa grande surprise, des détails marquants de ses vies antérieures, les jours heureux comme les blessures. A croire que rien n'était définitif ou qu'il existait une sorte de monde parallèle où les événements se revisitaient à l'infini. A ce qu'elle avait entendu dire, la ligne de chemin de fer traversait le monde de part en part et, même si elle n'en croyait pas un mot, elle se disait que les trains comme les hommes revenaient toujours à l'endroit d'où ils étaient partis comme s'il n'existait pas d'autre voie possible pour échapper au néant.

     


  • Commentaires

    1
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:18

    C'est très onirique, avec ces liens et ces lignes de chemin de fer comme des trajectoires contraires.

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