• Séquestration


    L’autre nuit j’ai fait un rêve vraiment bizarre, et comme il y avait encore de la lumière derrière la porte de Calipso, j’ai frappé trois coups brefs. Patrick m’a ouvert et m’a proposé une menthe à l’eau que j’ai bue bien fraîche, avant de lui raconter mon rêve.  Ysiad

     

     

    " Il s’agissait d’un grand monsieur très riche qui s’ennuyait tout seul à fumer ses gros cigares dans son bureau trop grand sous son plafond trop haut parmi sa collection de splendides statues italiennes et de tableaux de maître. Tout était triste, tout était terne, tout était beaucoup trop triste et terne. Il se morfondait. Sa holding pétait la forme, toutes ses sociétés marchaient du feu de Dieu, elles rapportaient beaucoup trop de dividendes qu’il ne savait où placer, il ne savait plus que faire de tout son fric, il en avait marre de prendre des bains tous les soirs au Dom Pérignon, de s’étaler sur son canapé les pieds posés sur des peaux de bête, et puis racheter encore un yacht de cinquante mètres de long avec du marbre à l’intérieur, franchement, c’était la barbe. Il avait fait le tour du monde dans tous les sens, il avait tout vu, il était allé serrer la pince à tous les Présidents du monde, il avait photographié avec son Nikon dernier cri toutes les plus belles montagnes et toutes les plus impressionnantes cascades en hélicoptère privé, les Seychelles il connaissait par cœur, il y allait tous les ans, l’île Maurice aussi, les Maldives, les Moustiques, les Marquises n’avaient plus de secrets pour lui, quel ennui ! Bon, le sable était doux, certes, sur les plages de Bora-Bora, et puis après ? Non, vraiment, il n’avait plus rien à découvrir qui eût pu éveiller en lui un petit frémissement d’intérêt. Il n’avait plus rien à racheter, plus rien à convoiter, sa vie n’était qu’un long ruban gris dénué de tout attrait. Il fumait, fumait, fumait, quand, dans les lourdes volutes de son cigare, il eut la certitude soudaine qu’une seule chose pouvait encore pimenter son quotidien triste et terne : se faire séquestrer par ses employés. Ah, le sauvage plaisir de l’aventure, ficelé sur son fauteuil, bâillonné avec du rubafix, prisonnier de ses douze mille salariés, hué, injurié, montré du doigt ! Les gros titres de la presse ! Les flashs d’information ! Les voix émues des journalistes ! Le ramdam dans les médias ! Le tohu-bohu jusqu’à Honolulu ! " Nous n’avons aucune nouvelle du Président Pognard-Friquouze, toujours séquestré au dernier étage du siège social de sa holding ". Voilà. C’était cela qu’il appelait de ses vœux, cela qu’il désirait plus que tout : se faire séquestrer. C’était le fin du fin. Alors il alla trouver son bras droit, qui fumait, lui aussi, dans son bureau, et lui dit : Henri, je m’ennuie. C’est mortel. Sinistre. Je suis tellement riche que la vie n’a plus aucun sel. Or savez-vous ce qui me ferait plaisir ? – Non, Charles, répondit Henri. – Me faire séquestrer. Je veux absolument me faire séquestrer. Il faut impérativement que je me fasse séquestrer tout de suite. La séquestration est l’unique solution à mon problème existentiel. Faites l’impossible. Débrouillez-vous. Et qu’ ça saute. – Bien, Charles. Tout de suite. Sur le champ. Immédiatement. Je vous organise ça, as soon as possible.

     

    Henri alla donc trouver les fortes têtes et les réunit en comité extraordinaire. Les mecs, commença-t-il, ça va plus du tout. C’est la bérézina. Il faut faire quelque chose. Le Président se rase. – C’est normal, dirent-ils, nous aussi, tous les matins (c’était vraiment des fortes têtes). – Vous n’y êtes pas, reprit Henri. Le Président déprime. Il n’a plus de but dans l’existence. Vous avez un but, vous. Gagner de l’argent. Battre votre femme. Engueuler vos mômes. Cueillir des pâquerettes. Faire des ronds dans l’eau. Lui non. Est-ce que vous comprenez, nom d’une pipe en bois ? Il voudrait vivre une aventure qui le ramène à la vraie vie. Il voudrait être sé-ques-tré. – Ah non, firent les fortes têtes. Pas question. En voilà une qu’elle est bien bonne. Séquestré ! C’est trop tendance. Il a tout, qu’est ce qu’il veut de plus ? Impossible. C’est non, non et non, et tous croisèrent les bras sur la poitrine en signe de refus.

     

    Henri rapporta la nouvelle au Président, qui ne dit mot. Ses employés ne l’aimaient pas. Ils ne le séquestreraient jamais, ne le hueraient jamais, ne l’enverraient jamais aux nues médiatiques. Salauds. Fumiers. Salauds de fumiers et réciproquement, ça marche aussi. Il n’avait plus aucun espoir. Il descendit les marches de l’escalier, de plus en plus dépité, et regagna son hôtel particulier où l’attendaient sa femme, ses enfants, et quelques ortolans servis dans de la porcelaine de Sèvres avec un Grand Cru de Château-Pinarkitach.

     

    Après qu’ils se furent sustentés, abreuvés, et que les enfants furent couchés, Charles Pognard-Friquouze rejoignit sa femme qui filait la laine au petit salon, soigneusement enveloppée dans ses fourrures. Geneviève, dit-il, j’ai une requête à vous adresser. – Parlez toujours, mon ami. –Voilà. Je voudrais que vous me séquestrassiez. – Ah ben non. Non, non, et non. Pas question. Vous aviez qu’à pas me saloper mon eau de vaisselle, (elle était extrêmement tatillonne sur l’eau de vaisselle). Séquestrez-vous vous-même. Bonne nuit.

    Charles monta les escaliers, plus mortifié que jamais. Il passa la nuit enfermé dans son placard au milieu de ses costumes Dior qui puaient le parfum trop cher. Le lendemain, il avait mal à la tête et ses orteils avaient beaucoup gonflé, mais la nuit lui avait porté conseil et il savait comment sortir du marasme où sa richesse l’avait jeté.

    Il laissa un mot à sa femme accompagné d’un chèque qui aurait pu payer du liquide vaisselle à vie à tous les habitants de la terre.

    Puis il partit, tel Lucky Luke sur Jolly Jumper, au coucher du soleil.

    Je me suis réveillée à ce moment-là.

    Peut-être est-il devenu berger à Patmos, qui sait ? "


  • Commentaires

    1
    Mardi 28 Avril 2009 à 19:27
    Ah, ce "je voudrais que vous me séquestrassiez"!

    Comme  il m'aurait plu que l'idée m'en vînt et que je l'écrivisse!
    2
    Mercredi 29 Avril 2009 à 13:53
    on pourrait conseiller à ce monsieur qu'il aille se faire séquestrer à Altona: un petit coup de turlu à Sartre et le tour est joué....
    et sans vouloir jouer le rabat-joie de service, je ne sais pas si sequestrassiez est juste en terme de conjugaison (voir: http://www.leconjugueur.com/php5/index.php?v=sequestrer)
    mais sans doute ce monsieur, dans son terrible ennui, se plait il à inventer de nouvelles conugaisons...
    et puis ce n'est qu'un rêve, non? Alors tout est permis...
    3
    Mercredi 29 Avril 2009 à 17:56
    conJugaisons...of course!!
    4
    Mardi 5 Mai 2009 à 15:25
    D'un point de vue sociologique, "séquestrassiez " se justifie : les deux extrêmités de la classe sociale se raplument les grimettes de la langue française ! Il n'y a guère que nous, bricoleurs de mots, ajusteurs de périphrases, ciseleurs d'analepses pour nous en soucier !
    (Quoi ? L'analepse ne se cisèle pas ?.........)
    J'ai encore dû me laisser emporter par l'enthousiasme !
    5
    Mercredi 6 Mai 2009 à 03:50

    Bravo Ysiad pour cette belle fable bien enlevée, pleine d'images croustillantes et écrite avec une encre légèrement acide. Mais je te fiche mon billet que si celui-là se lasse de son pognon, les autres ne lâcheront pas le "leur".

    6
    danielle
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30

    Je suis fort aise de n'être point cousue d'or! Et je détesterais que l'on me séquestrât!
    7
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    N'est pas séquestré qui veut : est séquestré qui ne veut pas justement !
    .
    Mais écrire l'Apocalyspse est peut-être une séquestration mentale...  Qui sait ?
    8
    Régine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Et dire qu'il  existe des gens blasés de ce genre. Finalement, mieux vaut être moins riche et savoir profiter des petits bonheurs que la vie vous offrent.
    Merci Ysiad pour ce texte réjouissant et à Patrick pour cette photo qui illustre parfaitement le propos.
    9
    Régine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Horreur, je voulais dire "que la vie vous offre"
    10
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    C'est EXACTEMENT ce que je pense..., depuis bien longtemps, Régine...  et heureusement !
    11
    Ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Deux mots entre parenthèse pour éclairer mon propos : j'ai voulu écrire un conte grotesque et décalé (comme les bouffons en contaient aux rois) prouvant qu'on a beau avoir toutes les choses matérielles qu'on puisse souhaiter, qd on n'a plus de raison de vivre, ça va mal.
    C'est tout.
    N'allez pas chercher midi à 14 heures.
    Pas de morale d'aucune sorte dans cette histoire juste la volonté de décaler.
    Je referme vite la parenthèse.
    12
    dominique guérin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Alors, là, bravo . J'adore le style, l'écriture, l'idée. Et j'ai pesé mon mot : j'adore !
    13
    dominique guérin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Petite précision peut-être inutile... Mais avec tous ces commentaires, je ne voudrais pas que mon précédent avis se trompe de cible. Je l'adressais à YSIAD.
    14
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Merci beaucoup, Dominique, et joyeux premier mai.
    15
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Merci Jean pour ton commentaire perspicace, qui sait lire entre les lignes !

    16
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30

    LA LOI DES GRANDS NOMBRES

    .
    .

    Il est seul et serein<o:p></o:p>

    Attendant son destin...

    .

    <o:p></o:p>

    <o:p></o:p>

    Ils sont deux vieux complices<o:p></o:p>

    Se tenant hors des lices...

    .


    <o:p></o:p>

    Ils sont trois réunis,<o:p></o:p>

    Mais l'un d'eux est banni...

    .

    <o:p></o:p>

    <o:p></o:p>

    Ils sont maintenant quatre,<o:p></o:p>

    En deux camps, à se battre.

    .

    <o:p></o:p>

    <o:p></o:p>

    Ils sont dix, ils sont cent<o:p></o:p>

    En chaos indécent...

    .

    <o:p></o:p>

    <o:p></o:p>

    Ils sont mille à la ronde<o:p></o:p>

    Et...  c'est la fin du Monde !

    .

    <o:p></o:p>

    <o:p></o:p>

    JL


    Patrick, SVP, pourriez-vous retirer le texte de ce jour à  21 heures11 ?
    D'avance Merci !
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