• Septième ciel, juste après

     

    Les nouvelles illustrées publiées régulièrement sur ce blog et laissées pour conte ne pouvaient que se retrouver prises dans les arcanes de la fiction.

    " Septième ciel, juste après " de Patrick ESSEL est de celles-là. Cette nouvelle a été publiée par " Les Hésitations d’une Mouche " en décembre 2004.

     

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    Se rhabiller. S’asseoir sur la petite chaise bancale en face de l’homme. Ne pas se tordre les mains ni renifler ni s'éponger le front. L'écouter dire qu’il faut patienter et espérer toujours. Prendre l’ordonnance et en constater encore une fois l’illisibilité. Demander combien il doit. Payer en disant merci. Partir.

    Partir avec la ferme intention de ne plus revenir. De ne plus consulter. De ne plus être à la merci. Descendre par l'escalier sans précipitation. En bas, regarder une dernière fois la plaque. Saluer et jeter à la poubelle la prescription du docteur Spitz. Une fois dehors, reprendre ses esprits. Ouvrir les yeux en grand. Raisonner.

    Martin Raymond sait qu'il ne lui reste plus que quelques jours à vivre s’il arrête tout. Quelques semaines encore s'il s'en remet totalement au docteur Spitz. Perdu pour perdu, il a décidé de franchir le pas. Il s’y est résolu quand les doigts du docteur Spitz se sont enfoncés dans son abdomen. Il a vu son rictus quand il comptait les pépins. Il a senti sa lassitude. Son renoncement.

    Des agents de la Compagnie Deep Space l’ont contacté. Ils connaissaient son état. Ils ont dit le pire n’existe pas. Ils ont dit nous pouvons faire de vous un autre homme. S’il le voulait, à bord de leur navette spatiale, il parcourrait l'univers pour l'éternité au gré des vents solaires. Ça avait l’air d’un jeu. Il a voulu. Tout s’est imbriqué en un rien de temps.

    Avec leur concours, il s’est construit un roman. Retenir la vie. Sa petite vie. Ils ont dit à partir de rien. D’un cheveu, d’une goutte de sang, il renaîtrait. D’un mot griffonné sur un bout de papier quelconque ou d’une photo tout à fait ordinaire, ses rêves seraient revisités. L’idée l’a ravi et du coup, Il a dit qu’il aimerait autant partir d’un jour de bonne fortune, d’un jour où il aurait eu - rien que pour ses beaux yeux - quelques belles filles à ses pieds. Ils ont souri tout en hochant négativement de la tête. Alors, il a dit bon, un jour de presque rien, une chanson à la radio, en auto dans la ville la nuit avec une fille qui n’écoute rien que cette chanson à la radio en mordillant ses lèvres écarlates. Ils ont souri encore. Alors, il a dit qu’un jour de rien du tout, c'était un jour avec des pas dans la ville sans aucun but, dans les petites rues comme sur les grands boulevards, poussé, ballotté, houspillé, projeté vers l'avant en toute ignorance d'une quelconque extrémité. Ils ont opiné du menton. Mais ce n’est pas ça la vie, il a dit, lui. Ils ont pris un air dépité. Le plus vieux des agents a dit vous avez tort de gémir.

    Gémir. Rager. Jurer. S’égosiller. Pour rien. Dire seulement de la souffrance qu’on est heureux d’en prendre la mesure. Voilà ce qu’il faut vouloir. Ce qu’il faut saisir. Pour un peu, il aurait ri. Avec eux, s’emparer d’une vie n’a rien de compliqué. Pas plus compliqué que de s’arranger d’une poussée de pépins ou que de rafistoler un cœur qui bat de l’aile.

    Ils ont dit vous vous appelez Martin Raymond, vous êtes un brave homme sans histoires, atteint d’un mal indéterminé et vous vous dites depuis toujours que les choses se passeront pour vous comme elles se passent d’habitude. Mais c’est trop bête, n’est-ce pas ? Trop bête, c’est exactement ça, il a dit. Oui, c’est exactement ça ! Comment diable avez-vous su ?

    Pour l’arrangement de ses rêves, ils se sont mis d’accord sur un jour où il aurait seulement entrouvert une fenêtre de son appartement, celle de sa chambre à coucher qui donne sur l’allée des Tilleuls de Hollande, un jour où il n’aurait rien fait d’autre qu’écouter en respirant profondément le temps qui passe si clair si léger si consciencieux, un jour où il aurait même feint d’ignorer toutes les filles aux visages apprêtés de rouge qui vont et viennent sans cesse sous cette fenêtre-là, si magnifiquement. Ils ont juste dit de ne pas trop en faire avec les filles. Il s’est excusé. De toutes façons, il se souvient mal de tous ces petits bonheurs-là.

    Le docteur Spitz a rappelé chez lui. Il a dit se faire du souci. Il l'a interrogé. Encore et encore. A force, les questions lui ont coupé les jambes. Il a raccroché en jurant que tout allait bien et puis brusquement, il s'est effondré sur le canapé. Un moment, il s’est cru à l’hôpital. Il était étendu sur un de ces lits tordus, regardant désespérément le plafond pendant qu’une tripotée de vertueuses bonnes femmes s’affairait à son chevet. Il n'avait rien d'autre à faire qu'à se prêter de bonne grâce à leurs incantations et à ingurgiter leurs médications jusqu’à son dernier souffle.

    Il sait que la science souffre de l’indignité. Il sait que la médecine ne lui parlera plus jamais autrement qu'avec une extrême prudence. Il connaît la peur, l’épouvante, la répulsion, il sait l’impossible à dire. " N'attendez pas bêtement le dénouement de votre destin et n’attendez pas non plus de nous que l’on vous porte jusqu’au septième ciel ", a dit un jour le docteur Spitz. Sauf peut-être oui, quand il paye pour croire que non.

    Il a payé les agents de la Compagnie Deep Space. Quelques milliers de dollars de dédommagement pour qu’ils l’aident à surmonter ses scrupules. Ces gars-là connaissent bien leur affaire. Ils lui ont appris à se débrouiller avec les calamités, les déboires et même avec le manque. Ils ont dit personne n’a envie de mourir pour de bon. Ils ont dit être de son côté pour préserver son attachement au monde. Le plus vieux a ajouté pour le meilleur et pour le pire. Il a demandé des précisions. Ils ont parlé du ciel, des étoiles, des plis du temps, de l’infinie fragilité de la paix. Ils ont parlé des maisons, des cabanes, des réduits, des tentes, des terriers, des grottes, des trous, de toutes ces demeures lointaines parfaitement dressées, apprêtées, ordonnées et vides la plupart du temps. Ils ont parlé, parlé, parlé. Et pour finir, ils ont dit avec un peu d’émotion dans la voix que nul ne sait tout à fait ce qui arrive, juste après.

    Se dire que sa pensée sera toujours en éveil, toujours surgissante, en plein cœur du monde. Se dire que certaines choses ne sont pas vraies. Oublier que le désert ne fait que croître. Se dire que l'on se promènera toujours quelque part. Se dire le contraire aussi. Se dire voilà, il vient d’arriver quelque chose d’effroyable, quelque chose d’irréparable, à en perdre le souffle. Se dire alors vraiment la vie ce n’était que ça ? Qu’un bref instant de révélation ? Fermer les yeux et regarder tout ça de plus près. Surtout garder la tête froide. Admettre que les choses sont simples et incompréhensibles. Enrayer l’effroi. Mettre en place un personnage proche de la perfection. Dire qui il était. Dire comment c’était autour. Mentir. Dire le désir de faire de l’or de rien.

    Quand il mourra, il sera pâle au début. Enfermé dans l’ignorance. Dans le noir du temps. Puis, un peu de bleu traversera les ténèbres. Une personne aux yeux de bronze sera assise près de son cadavre. Elle ne sera pas dans l’égarement de la mort. Elle lui prendra la main. Elle dira deux ou trois choses très ordinaires. Elle dira s’appeler Eva. Elle dira l’avoir vu quelquefois à sa fenêtre rire de petits riens. Elle dira qu’aussi longtemps qu’il ne se sentira pas bien, elle restera auprès de lui. Plus tard, d’autres personnes viendront dire qu’elles ne peuvent plus rien pour lui. Eva gardera sa main dans la sienne. Elle dira à ces personnes-là qu’il vaut mieux le laisser tranquille. A la fin de la nuit, il sera dans la jouissance d’être tout entier un autre en dehors de lui.

    Son histoire tient la route. Il ne sait pas ce qu’il doit faire encore. Ce qu’il doit dire de plus. Il tourne en rond dans l’appartement. Plus rien ne le retient ici-bas. Il s’est affranchi de toutes les nécessités. Sur le container fourni par la Compagnie Deep Space, il a écrit en lettres majuscules :

    MARTIN RAYMOND

    HOMME DU TROISIEME MILLENAIRE.

     

    Dans quelques heures son affaire sera réglée.

    Il est dans un drôle d'état. La fatigue lui brouille les traits. Le cœur n'y est pas vraiment. Il se dit c’est à cause du ventre qui se retourne. À cause de ces foutus pépins. Des larmes lui viennent. Des frissons le parcourent. Il est certainement très affreux à voir. Mais avant le jour, il sera de l’autre côté. Tout à fait ailleurs. Peut-être aux confins du monde. Peut-être sans souvenir d’un début ou même d’une fin.

    Il est à bout de souffle. Presque à bout de nerfs quand il prend le téléphone. Il compose le numéro du docteur Spitz. Il va le faire venir, vite. Une, deux, trois quatre, cinq tonalités. Une boîte vocale est connectée. Le docteur est en visite. La voix remercie vite fait le consultant et demande de rappeler aux heures habituelles de consultation, puis impassible ajoute : " En cas d'urgence, veuillez appuyer sur la touche étoile ".

     

     


  • Commentaires

    1
    jean-claude touray
    Samedi 23 Août 2014 à 18:45
     Désirs, angoisses et renoncements d'un malade incurable qui vit ses derniers jours au 3ème millénaire. Ce texte émouvant et lucide est une invitation à penser à notre propre fin. JCT
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