• Seconde nature

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    Aujourd’hui, tout en fredonnant la ritournelle selon laquelle "foirer, c’est bien, mais bien foirer, c’est mieux", nous déplions gaiement la carte routière dans l’intention d’emprunter de jolies départementales menant forcément à un éden verdoyant. En tout cas, y a bigrement intérêt qu’elles vous y mènent. Après l’hiver que vous avez passé, enfermé dans les murs gris de la ville, vous n’avez envie que de prairies à perte de vue, de forêts et d’étangs, pour courir, gambader, vous rouler dans l’herbe si le cœur vous en dit, rire, relire des églogues ou chanter des comptines au milieu des ruminants.

     

    Comment bien foirer son petit week-end tant attendu à la campagne

    par Ysiad

     

    Il faut en convenir : au seuil du printemps, tout citadin qui se respecte voit se dessiner un matin à la lisière de ses paupières un petit coin de paradis, quelque part, qui l’attend. Ce citadin, c’est vous, vous et encore vous qui rêvez de vous refaire une santé, cabrioler dans l’herbe haute et respirer à pleins poumons le bon air de la campagne. Il est vrai que depuis le mois de septembre, vous poussez vos bottes sur les trottoirs trempés de pluie et parfois verglacés de la grande ville, dans le vacarme des klaxons et la pollution des embouteillages, en espérant des jours meilleurs. Du calme. Ils arrivent, ils sont là. La météo a annoncé un temps éblouissant sur la vallée de la Loire, en vous rendant au Salon des loisirs et du temps libre, vous avez déniché une petite adresse de derrière les fagots, le pitchoun trépigne devant la porte en tenant à la main son canard à roulettes, alors qu’attendez-vous pour lever le camp ?

    Fait inouï, le soleil brille déjà en quittant la ville. A l’arrière de la voiture le petit gazouille une chansonnette, il n’y a pas d’embouteillages, la route défile, toute bordée d’arbres bourgeonnants et de promesses de renouveau, c’est merveilleux, quel chouette week-end vous allez passer tous les trois à courir autour des étangs, et quelle joie à l’instant où l’hôtelier vous remet les clés de la chambre ! Vous êtes au premier étage, avec vue sur le parc et l’étang vous dit-il en vous laissant entendre que l’on vous a gâtés. Simplement, soyez discrets en montant, nous avons un groupe qui vient d’arriver, vous précise-t-il en louchant vers le petit.

    La vue est très belle en effet et le pitchoun pousse des cris d’excitation en voyant les cygnes et les canards qui se croisent sur l’eau comme des bateaux indifférents. Il faut aller les voir et leur jeter du pain, avez-vous du pain ? Non, mais des Choco BN en miettes, oui, plein les poches, alors chaussez vos bottes, et courez rejoindre les volatiles qui vous attendent !

    Les cygnes et les canards ont levé la tête. Coin-coin, faites-vous d’une voix engageante en leur jetant des miettes de BN, coin-coin fait l’enfant en écho, et voici les oiseaux qui rappliquent tous ensemble, cols verts, aigrettes, canettes, cygnes hautains, petits petits petits, venez venez venez ! Un concert nasillard s’élève à chaque volée de miettes, c’est un attroupement de plumes et de becs voraces, ça joue de l’aile pour gagner une place et malheureusement, même à la campagne, rien ne va comme on voudrait. Les cygnes n’ont qu’à tendre le cou pour attraper le butin avant les autres, c’est énervant, les canards sont lésés et l’enfant se met à trépigner, des hurlements de colère s’élèvent à l’encontre de ces oiseaux aussi blancs qu’égoïstes, pendant que les pauvres canards cancanent de dépit, et cela fait un si grand tintamarre qu’à la fin, l’hôtelier s’engage sur l’allée à grands pas et vous supplie de bien vouloir baisser d’un ton. A cause du groupe, précise-t-il. Ah oui, bien sûr, faites-vous en guise d’excuse, le groupe. Alors qu’il s’éloigne, vous vous demandez de quel groupe il peut bien s’agir, car enfin, pour l’instant, en dehors du groupe des palmipèdes qui se disputent les dernières miettes de gâteaux, il n’y a point de groupe à l’horizon, seulement des prairies et des étangs, et au loin peut-être quelques vaches tranquilles, et encore plus loin des lacs, et ainsi de suite quand soudain, surgissant du bois comme des esprits de la forêt, des silhouettes évanescentes vêtues de tuniques blanches passent au bout de l’allée l’une derrière l’autre, dans le plus grand silence. Le temps de les entrevoir, elles ont déjà disparu.

    Qu’est ce que c’est que ces zombies, fait le conjoint. Des fantômes, répondez-vous. Enfin. Fantômes ou zombies, on n’en sait rien, on ne va pas rester plantés là, on va se bouger un petit peu, le paquet de gâteau est vide, les cygnes sont repartis, c’est le moment d’aller marcher dans la forêt, en avant. On respire à fond le bon air pur et l’odeur de la terre mouillée, on surveille les rainettes cachées dans les roseaux, on admire l’envol d’une buse, on se grise de tout ce qui manque en ville, on s’en met plein les yeux et on pousse jusqu’à Romorantin qui n’est pas bien loin. Au retour, le soleil jette ses derniers rayons sur le miroir de l’étang, la campagne se replie sur elle-même. C’est l’heure pour une bonne petite douche avant d’aller dîner. Chuuuut, fait l’hôtelier en collant son index sur la bouche dès qu’il vous voit arriver, le groupe est rentré. Allons bon. Le bonhomme commence à vous gonfler avec son groupe, mais enfin, il faut rester stoïque. Nous dînons à 19 heures ce soir, ajoute-t-il en chuchotant très bas.

    L’enfant s’est endormi dans vos bras mais à peine a-t-il entendu le bruit de l’eau que le voilà ressuscité. Il est gai, il pousse des petits cris de joie en courant dans la chambre, il escalade le grand lit et se vautre sur les oreillers en riant si fort qu’au bout de cinq minutes, on toque à la porte. Chhhhuuuut, fait la voix hôtelière. Doucement. Le groupe a besoin de calme. Les pas s’éloignent. Silence dans la chambre. Il commence à m’emmerder sévère, avec son groupe de mes deux, fait le conjoint. A ces mots rigolos, le petit se déchaîne, il fait des cabrioles sur le lit, des grimaces devant la glace, il est grand temps d’aller dîner et heureusement, la salle est vide. Pas l’ombre d’un fantôme à l’horizon, c’est parfait, le serveur accourt et vous indique votre table située à l’écart, tout au fond de la salle. Nous avons un groupe, s’excuse-t-il en vous installant. – Je l’aurais parié, répond le conjoint. Et peut-on savoir ce qu’il fabrique, ce fameux groupe ?Il se ressource, Monsieur. Vous êtes dans un relais du silence, ici.

    Ah. Première nouvelle. Le conjoint vous regarde. Il est consterné. Tout de même. Réserver dans un relais du silence avec un enfant d’à peine deux ans, faut le faire. Mais bon. On règlera ça plus tard. Pour l’heure, passons commande, sans oublier le jambon-purée pour le pauvre petit qui gesticule sur sa chaise. Chuuuuut, fait le serveur en déposant la corbeille de pain et l’apéritif offert par la maison. A peine a-t-il tourné les talons que vous tendez au pitchoun un morceau de baguette pour l’occuper. L’entrée arrive, des carottes râpées, le petit s’amuse à s’en mettre sur la tête, ça se gâte un peu, vous essayez de le calmer lorsque la porte s’ouvre sur l’armée des fantômes. Sur le coup, l’enfant ne dit rien, il regarde cette colonie d’hommes et de femmes tout de blanc vêtus marchant tête baissée et se répartissant sans un mot autour des tables. Une secte, pariez-vous en les observant qui s’assoient et fixent le disque de leur assiette comme s’ils contemplaient au centre le trésor d’Agamemnon. Le conjoint étouffe un toussotement dans son poing, le petit s’amuse à tirer la langue, vous vous mordez les lèvres. Si vous riez c’est fichu, l’enfant va partir en vrille, voilà le jambon-purée qui arrive. Vous avez beau l’encourager avec des : "chut, chut", le petit frappe la table avec le dos de sa cuillère, de plus en plus fort, et cela fait "bom, bom" dans le silence parfait de la salle. Vous prenez la cuillère, la garnissez de purée et la dirigez vers sa bouche en faisant "aaah", mais voilà que l’enfant hilare attrape la cuillère au vol et la fait tourner au bout de son bras. La purée gicle partout sur la table, le conjoint crispe la mâchoire, ça déconne complètement mais vous n’allez pas vous fâcher, personne n’a rien vu, excepté le serveur, qui s’est éclipsé. Bon. On recommence. Aaaaah, le petit pousse des cris de joie, ignorant les "chut" impérieux que vous lui adressez, et le voilà qui s’échappe vers le grand escalier situé au milieu de la salle. Stupeur en le voyant escalader les marches, consternation lorsqu’il glisse sur les fesses en riant aux éclats, juste au moment où l’hôtelier débarque.

    Bingo. Dans le mille. C’est foiré.

    Mais si par miracle, un premier fantôme éclate de rire, entraînant un deuxième fantôme, et un troisième, et que bientôt, l’hilarité se propageant de table en table, toute la salle soit prise d’un fou-rire tel que l’hôtelier vous enjoigne de bien vouloir aller passer la nuit ailleurs afin que le groupe puisse reprendre ses exercices dans le calme, le week-end tant attendu dans un petit coin de paradis aura été bien foiré.


  • Commentaires

    1
    Mardi 11 Janvier 2011 à 14:13

    J'adore le pitchoun avec son canard à roulette (certainement Léo tout petit !). Que veux-tu, les enfants dérangent. Mais là, le patron a fait fort en virant les trublions alors que la cientèle des reposants n'était pas mécontente de la récréation. Bravo, Ysiad, pour cette nouvelle tranche de vie.

    2
    Mardi 11 Janvier 2011 à 14:32

    Bravo Léo ! ...et merci Ysiad,  ce que ça devait être drôle tous ces fantômes ...

    3
    Mercredi 12 Janvier 2011 à 15:19

    Ah ben ouais, mais aussi, fallait le baillonner cet enfant !!! On n'a pas idée quoi...

    Sans rire, un texte bien foi... euh, écrit !

    4
    Jeudi 13 Janvier 2011 à 09:23

    Tombé sur ce site par hasard, j'y trouve des textes bien sympathiques. Et bucoliques, en l'occurrence.

    Bonne suite !

    5
    Jeudi 13 Janvier 2011 à 11:47

    Mais on ne vient pas chez Calipso par hasard, Fightness, (c' est comme chez Total si on désire payer plus cher). C'est la bonne littérature qui vous y pousse.

    6
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:20

    Merci, Jean et Annie. Oui, c'est mon Léo bébé. C'est un grand souvenir que tous ces fantômes. Léo ne peut pas en garder de souvenir. Il avait fait son petit pitre au milieu des silencieux.

    7
    Laurence M
    Samedi 23 Août 2014 à 18:20

    Le petit chérubin, ils ont dû le prendre pour un ange tombé du ciel, c'est pour cela qu'ils ont ri ! Une fois de plus, bravo ... On en veut encore !

    8
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:20

    Coucou Laurence, oui, les silencieux ont trouvé Léo marrant, l'hôtelier un peu moins mais c'était à lui de me dire qu'ils faisaient relais du silence et qu'avec un petit, ça risquait de coincer un peu aux entournures, il a voulu remplir son domaine. Cela dit j'y retournerais bien, mais sans les ados, quoi. Peinarde, tu vois.

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