• Montre moi tes cornes


    En attendant la parution du recueil " Si proche, si lointain " prévue pour le 20 décembre, vous pouvez commencer à humer le parfum de ce concours avec au menu du café quelques unes des nouvelles qui avaient fait partie de la première sélection.

     

     

    Montre moi tes cornes

    par Laurence Marconi

     

     

    Geneviève et Lucile m’observent à travers les gouttes de pluie qui serpentent sur les carreaux. Je le sais. J’imagine leur regard, affolé. J’imagine leur ton, larmoyant. J’aime la pluie, le ciel gris et bas, le vent qui fouette le visage. Allongé sur la pelouse, au milieu du jardin, j’offre mon visage aux rafales. Les gouttes de pluie rebondissent sur mon ciré et sur mes bottes en caoutchouc avec un bruit sec. Elles me martèlent le visage avec régularité. Je suis bien, les yeux fermés, la bouche ouverte, pour recueillir un peu de cette eau qui me purifie, me lave de toutes les souillures du quotidien. Les paroles vides de sens distribuées mécaniquement, les gestes absurdes accomplis pour rassurer mon entourage, les sourires fades, les baisers concédés sans chaleur. Je suis une marionnette. Ma femme et ma fille tirent les ficelles à leur guise, pour m’animer selon leur humeur. Mais lorsqu’il pleut, les fils s’emmêlent. Je ne suis plus un pantin inanimé. Impuissantes, elles me guettent de derrière les carreaux. Mon corps s’épanouit dans l’herbe boueuse, ruisselante.

    Elles, elles aiment abandonner leur corps aux rayons du soleil brûlant, moi, je m’enivre de cette eau glaciale qui me libère de leur étreinte.

    Seulement, voilà, aujourd’hui, tout est différent. L’orage tombe mal, très mal. Geneviève et Lucile ont observé avec angoisse les paquets de nuages noirs qui s’amoncelaient dans le ciel. La table était prête, les couverts à poisson gisaient sur la nappe blanche immaculée. Les couverts à fromage étincelaient à l’ombre des verres en cristal. Et le soleil avait été commandé de longue date, en même temps que le traiteur, le champagne.

    Le traiteur avait livré, le champagne était au frais, mais voilà que le soleil faisait faux bond, le traître. " Papa, je t’en supplie ! Pas aujourd’hui, tu peux bien t’en passer, juste une fois ! " " Tu ne vas tout de même pas faire cet affront à ta fille ! Nous seules pouvons supporter tes manières de rustre ! Tu ne vas pas imposer ça à Luc et à sa famille ! Quelle honte pour nous ! " J’étais planté au milieu du salon, affublé d’un costume neuf, blanc, ridicule. Un sourire jusqu’aux oreilles, figé, grimaçant. On m’avait habillé, abreuvé de recommandations. Guignol rutilant, prêt pour la parade, pour la plus grande hypocrisie de l’année. Ma femme recevait pour la première fois le fiancé de Lucile, Luc, et ses parents. Déjeuner capital, où nous allions être jugés, jaugés, à la qualité des petits fours, l’éclat de l’argenterie et la vacuité de nos paroles. Mais le ciel n’en a fait qu’à sa tête. Il s’est mis à gronder, tempêter et s’est enfin libéré de toute cette eau, comme une outre trop pleine.

    C’est l’affolement dans la cuisine ! Le mur des lamentations! Luc et sa famille vont bientôt arriver ! Et je suis vautré dans la boue, libre, affranchi. Pour rien au monde je n’abrègerais cet instant si délicieux. Je me ressource. Geneviève et Lucile le savent. Mais soudain la pluie cesse, les dernières gouttes glissent entre les poils de ma barbe fraîchement taillée. Je reste encore un long moment étendu, inerte, jusqu’à ce que le soleil chasse les nuages et me chasse par la même occasion. Je n’aime pas la caresse de ses rayons obséquieux. Je me relève.

    C’est le moment, le moment que j’attends avec jubilation. Je me mets à arpenter mon jardin, en lisière de la haie touffue qui nous sépare des voisins, et je guette, fébrile. Je sais qu’ils vont venir à moi, majestueux, dans un glissement lent et élégant. Comme moi, ils sortent avec la pluie. Je les aperçois enfin qui pointent leurs cornes hors des taillis et mes gestes d’automate retrouvent souplesse et dextérité. Un à un, je cueille les escargots qui acceptent de me confier leur existence. Je les transporte avec délicatesse dans la remise au fond du jardin : ma coquille, mon bouclier contre la bêtise humaine. Geneviève et Lucille ne foulent jamais le sol de mon refuge. " Quelle horreur ! Des escargots ! Comment peux-tu te passionner pour des bestioles aussi répugnantes ! Gluantes ! Sans intérêt ! " Eh oui, Geneviève, ils sont ma vie, ma passion. Toi, tu ne l’as jamais été. Eux seuls donnent un sens à ma vie. Je me suis laissé caresser par tes rayons, il y a longtemps, très longtemps, alors que j’étais jeune, plein d’illusions. Tu m’as ébloui, un court instant, le temps de me passer la bague au doigt, ou plutôt la corde au cou. Mais j’ai rapidement senti le souffle froid, le vide, le gouffre. Même lorsque ton ventre était rebondi, tu étais creuse. Ta fille est comme toi, tu l’as façonnée à ton image. Je n’ai pas réagi, je suis rentré dans ma coquille. Je n’ai pas élevé ma fille, mais j’élève mes escargots. Je les aime, je les cajole. Je les respecte. Eux, prennent le temps d’être eux-mêmes. Toi, tu cours après ton apparence. Ils ont sans cesse leurs sens en éveil. Les tiens ne servent plus à rien depuis longtemps : tu ne sens plus, tu ne humes plus. Tu parades, tu fais la roue pour plaire, tu roucoules pour séduire. Mes escargots sont des bestioles répugnantes ? Tu es un paon vaniteux, une tourterelle stupide et coquette ! Grâce à leurs cornes, mes escargots captent tout. Toi, tu ne comprends plus rien, tu passes à côté de l’essentiel. Alors, accueille donc Luc Pomarolle et ses géniteurs, et laisse moi accueillir mes nouveaux Hélix Pomatia en toute tranquillité !

    Depuis combien de temps suis-je accroupi, le visage collé contre le grillage, les mains enfouies dans le trèfle nain? Ici la vie est au ralenti. Les secondes s’égrènent au rythme de mes chers compagnons. Une à une, les gouttelettes s’échappent du tuyau d’irrigation, avec lenteur et régularité. Je suis fasciné par le glissement des centaines d’escargots qui rampent sur leur lit vert tendre. Je les laisse grimper sur mes mains. J’aime le contact de leurs corps gluants qui lentement traversent la paume de ma main, en suivant le sillon de ma ligne de vie, et laissent leur empreinte, trace luisante et collante, avant de glisser à nouveau sur le trèfle humide. Je ne suis pas un obstacle pour eux, je me fonds dans le décor, ils m’ont apprivoisé. J’aime la légère succion qu’ils exercent sur ma peau, lorsqu’ils s’agrippent à moi. Je contemple les dessins de leur coquille, tous différents. Seuls mes escargots me donnent la force de survivre, de subir. J’admire leur placidité, leur fierté. Lorsqu’ils sont en confiance, ils sortent de leur coquille et se redressent, fiers et conquérants, dardant leurs cornes comme le symbole de leur liberté. L’humidité constante plonge la remise dans une moiteur quasi tropicale et je somnole, les battements de mon cœur ralentissent, mes yeux se ferment, et je deviens l’un d’eux.

    Des bruits de voix me parviennent et je refais surface. Les invités sont sans doute arrivés. Il va falloir que je les rejoigne, sinon, je n’ai pas fini d’entendre les jérémiades de ma fille et de sa mère. Je ne dois pas être responsable de l’échec de son mariage avec Luc. " C’est la chance de sa vie ! Luc est un garçon a-do-rable, qui a reçu une éducation re-mar-quable. Et n’oublie pas que son père est à la tête d’une des plus grosses conserveries de la région … l’avenir de notre fille est assuré ! … " Son avenir, sans doute, mais son bonheur, lui, n’est pas assuré du tout. Luc, un garçon re-mar-qua-blement coincé tu veux dire ! Un pur produit de sa classe, pétri de certitudes, toutes plus stupides les unes que les autres ! Un avenir en conserve, voilà ce qui attend ta fille, Geneviève ! Tu es un paon, une tourterelle, ta fille ne sera rien de plus qu’une vulgaire sardine à l’huile, rangée dans une boîte, marinant dans un monde étriqué, étiqueté…

    Je me faufile hors de la remise et rentre dans ma coquille. Vite, je traverse le jardin, en longeant la haie. Surtout, ne pas être vu dans mon accoutrement. La terrasse donne sur le côté ensoleillé de la maison, je peux donc rejoindre le garage ni vu ni connu. Geneviève jacasse, s’esclaffe, le grand show a commencé. J’en ai la nausée. Mon costume blanc gît sur le dossier de la chaise en bois sur laquelle j’avais pris la peine de le déposer soigneusement, avant de commettre l’irréparable : me vautrer dans la boue, m’adonner à ma passion honteuse. Tu vois Geneviève, je ne suis pas un monstre, malgré le dégoût que vous m’inspirez, toi et ta fille, je vous respecte, je me plie à vos désirs. Si seulement vous pouviez accepter mes différences. Mon déguisement n’a pas un faux pli. Je l’enfile à la hâte. Guignol est prêt pour recevoir les coups de bâtons. Je me faufile dans la cuisine. Les plateaux de canapés multicolores sont exposés sur la table. En un clin d’œil, je suis sur la terrasse. Geneviève gesticule. Ses doigts, aux ongles vermillon, s’animent et s’envolent, comme des papillons ensanglantés. Elle m’aperçoit soudain et me perce du regard. Si elle avait un arc et des flèches, elle me transpercerait le cœur, tant le sien est gonflé de ressentiment à mon égard. Mais les Pomarolle n’y voient que du feu et m’accueillent avec un sourire crispé, mais bienveillant, tandis que Geneviève laisse échapper un chapelet de paroles mielleuses.

    "  Ah, voici le Papa de Lucile ! Veuillez nous excuser pour ce léger contre-temps, nous sommes sincèrement navrés. J’ai expliqué à nos hôtes que la commande chez le pâtissier n’était pas prête et que tu as dû t’attarder en ville plus longtemps que prévu. Tout est arrangé à présent, n’est-ce pas Raymond ? " Geneviève tire sur les ficelles et mon visage se fend d’un large sourire tandis que mes jambes se mettent en mouvement et se dirigent vers Madame Pomarolle. Je courbe l’échine, sous le regard impérieux de ma femme, et je fais le baise main à la future belle-mère de ma fille. Sa main est poisseuse, je préfère le contact visqueux de mes escargots. La poigne virile du beau-père me laisse indifférent. Je m’écoute dire des amabilités sur un ton cordial, à défaut d’être chaleureux. Je laisse la chaleur au soleil, qui a eu pitié de Lucile et Geneviève, et à cette dernière qui brille de tout son éclat. Visiblement, rien n’est trop beau pour séduire les Pomarolle. Quant à Lucile, elle est éteinte. On dirait une petite fille, souriant niaisement, sa main perdue dans celle de son Luc. Elle est intimidée par la belle-famille. Elle a perdu sa belle assurance. Du coup, elle en est presque attachante. L’apéritif se prolonge. Lucile, en jeune fille de bonne famille, porte les plateaux de canapés et les offre à la ronde. Elle me donne le tournis. Sa mère aussi. Elle fait des moulinets avec les bras pour illustrer ses propos. La conversation me parvient comme un bruit de fond. J’affiche un sourire figé, ni trop mièvre ni trop forcé, sourire que je me suis composé au fil du temps et qui me permet d’être là, tout en étant ailleurs. Un masque. Pratique. Les coupes de champagne sont à présents vides, les plateaux aussi et nous passons à table, dans la salle à manger. Une odeur écœurante de beurre fondu s’échappe de la cuisine. Madame Pomarolle s’extasie sur la décoration de la table. Geneviève rosit de plaisir. Je fixe sa bouche, maquillée de rouge sang. Elle est parfaite, ou presque. Un peu de rouge à lèvre sanguinolent a dérapé sur ses dents. C’est la seule fausse note, même le saumon en Bellevue que Lucile dépose avec précaution au centre de la table est parfait. L’œil vitreux, la bouche ouverte, rose à souhait, sous son vernis de gelée luisante. Tout est en harmonie. Je suis le seul à ne pas être à ma place. Mon esprit s’échappe et traverse les cloisons. Je rejoins mes Helix Pomatia. J’aime leur coquille aux teintes d’automne, harmonie de gris et de brun. Autour de moi, les couleurs sont criardes, rouge vif, rose brillant, et les voix sont haut perchées. Je me sens agressé et je rentre dans ma coquille. J’avale avec peine ma tranche de saumon et les paroles sucrées de ma femme. Tout m’écœure. J’ai l’impression que je vais tourner de l’œil. Je suis happé par une spirale infernale, je tente de soutenir le regard des autres, mais en vain. Seul celui de ma femme me terrasse, un regard glacial, haineux tandis qu’elle dépose dans mon assiette une cassolette fumante. Au creux de chacune des alvéoles gît un escargot, ratatiné, ébouillanté, noyé dans du beurre fondu. Mon cœur se soulève, dans un ultime soubresaut, je soutiens un court instant le regard victorieux de ma femme et je m’effondre, foudroyé, sous le regard horrifié des Pomarolle.

     

     

    Laurence Marconi en bref : j'écris des nouvelles depuis bientôt quatre ans. J'ai 47 ans, je vis en région parisienne où j'enseigne l'anglais dans un collège. J'aime participer aux concours de nouvelles et lorsque j'ai la joie d'être primée, j'aime me rendre aux remises de prix pour y rencontrer les organisateurs et les autres lauréats. Ce sont souvent des moments uniques, comme au Fontanil l'an passé ! J'ai trois enfants, un mari, pas de chat, ni de chien, ni de poisson rouge, encore moins d'escargot .... !


  • Commentaires

    1
    Mercredi 9 Décembre 2009 à 08:50
    Quel plaisir ce texte ! Une atmosphère aussi lourde que l'orage qui gronde, des images superbes! Tout cela servi par une écriture fluide qui glisse comme les escargots pour nous conduire à la chute. Bravo Laurence.
    2
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:26
    Cette nouvelle me fait vraiment penser à l'ambiance du film Le bonheur est dans le pré, avec Michel Serrault en chef d'entreprise malmené par la vie, ses employés, coincé entre sa femme et sa fille, deux odieuses chipies qui le font tourner en bourrique. J'aime bien l'idée du type qui s'isole sous la pluie dans son jardin pour échapper à la tyrannie domestique et qui fait collec' d'escargots, je trouve ça super. Et la fin est terrible. J'aime bcp cette ambiance.
    3
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:26

    Mais que boire avec les escargots ? Un Bourgogne Aligoté si vous aimé le Blanc. Personnellement, je préfère le Rouge, un Bourgogne Pinot. Bien sûr, pour ce qui est du Rouge, le Pomerol Pétrus, le roi des vins de Bordeaux... c'est pas mal non plus. Le 1997, si vous arrivez à en trouver et surtout si vous gagnez un coup au Loto...
    Mais pouf ! pouf ! revenons à nos moutons, ou plutôt, à nos escargots... la chute de ton texte, Laurence, est Géniale...

    4
    chantal blanc
    Samedi 23 Août 2014 à 18:26
    Très belle écriture, qui coule. J'ai aimé l'originalité du personnage, son recul et sa sincérité. Et la chute qui m'a fait rire en bavan (presque!).
    Chantal Blanc.
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