• Les cent premiers jours après la fin du monde, 70

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    La faim du monde 4/6

    Frédéric Gaillard

     

     

    Dix minutes avant minuit retentirent les premières secousses.  Rois de la bourse, princes des nuits branchées, baronnets de l'audimat, ministres, magnats de l'or noir, tous ces notables indispensables se ruèrent vers la montagne en criant, dans une fuite en avant dictée par la peur et l'égoïsme. Les maisons et les rues du village se vidèrent en un clin d’œil, comme par magie.

    Dans mon bar (tabac-centre de commande des forces terrestres), le président dichotomien partit en courant au milieu de son discours. Ensuite, ça aurait dû être le tour du leader égyptien. J'éteignis le projecteur et la webcam avant que n'apparaisse sur le drap Jocelyne posant en short devant le sphinx de Gizeh. Le monde assis devant sa télé ne méritait pas ça le soir de sa fin.

    Nénette !

    Mon bar n'était pas vide ! Je souris en reconnaissant la voix et rigolai franchement en voyant le résultat des trois dés groupés dans le plateau labial de Raoni, assis au bar. Deux deux suivis d'un as.

    Tout bat nénette. T'y vas pas, toi, avec eux ?

    Je lançai les dés dans le plateau et gardai un six. Il me répondit en souriant :

    Moi kayapo, pas maya. Alors leur fin du monde...

    Il fit un geste dédaigneux, balançant sa main par-dessus son épaule. Au lancer suivant j'obtins un brelan de 6 et cachai ma joie. On avait le temps d'en faire encore une avant que je ferme. Il accepta de miser encore mille arbres. Il lui en restait un paquet. Il commanda un autre gin. Par la fenêtre du bar,  aux premières loges, nous assistâmes, médusés, à ce qui se passait dehors.

    Le tremblement de terre surprit les forces de l'ordre, et le cordon de sécurité se disloqua sous la poussée de ceux qui, faute de place, avaient jusque-là été refoulés. La foule se rua vers la source du séisme. Se griffant, se giflant, se bousculant, se piétinant, la marée humaine traversa le village et déferla sur la montagne. De mémoire de cathare il n'y avait jamais eu une telle affluence sur les sentiers du Pech, jamais autant de gens les pieds dans la Blanque. Des célébrités, qui plus est !

    On aurait dit un film catastrophe, avec uniquement des stars dans le rôle des figurants.

    Planté devant le panneau de  la commune, le maire se mit à bafouiller au micro des caméras de la télévision régionale, frôlant la crise cardiaque. Personne ne s'en aperçut : au même instant, des interférences brouillèrent les transmissions. Dans mon bar, l'image de la télé mourut. Plus aucune image ne fut exploitable dans ce qui fut filmé cette nuit-là au village ni dans ses alentours. Le problème venait visiblement des relais satellites à proximité du site, court-circuités par des ondes statiques ou je ne sais quel phénomène. Un bug à Bugarach, un pareil soir, quel dommage... J'éteignis la lucarne et commençai à empiler les chaises sur les tables, en gardant un œil sur l'extérieur. C'était l'heure de fermer. Raoni paya son gin, prit congé et sortit en titubant. Il partit dans la direction opposée au tumulte. Je ne l'ai pas revu à ce jour. J'ai dans le tiroir de mon bureau une feuille signée de sa main, mentionnant une dette de quelques centaines d'hectares de forêt amazonienne. Elle finira sûrement encadrée au mur, à côté de ma photo du sommet des chefs d’État.

    Dans le champ proche, sur le versant de colline face au Pech, des milliers de jeunes fêtards assistaient, médusés, à la scène surréaliste qui se jouait face à eux. Les premières secousses avaient fait claquer leur sono et ils avaient tous les yeux rivés sur le pic, assailli par des centaines de célébrités complètement déconnectées, hystériques, comme sous acide – certains l'étaient sans doute - hurlant de peur, s'accrochant aux buis, se griffant aux genévriers, piétinant hélianthèmes et androsaces, s'improvisant alpinistes pour sauver leur vie, prêts à s’entre-tuer pour survivre à une pseudo fin du monde. À l'effondrement de leur monde.

     

    à suivre...


  • Commentaires

    1
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:02

    C'est là qu'on voit se craqueler tous les vernis de soit-disant civilisation qui empêchent les "âmes de chef" de montrer leur vraie nature.

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