• Les cent premiers jours après la fin du monde, 55

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    Tout le monde à table ! (3)

    Patrick Ledent

     

     

    Mes roulés de jambon ont fait un tabac. C’était délicieux, délectable, digne des plus grandes tables de la capitale. À ce rythme, on allait me décerner trois toques avant le dessert. Un ortolan du Michelin allait franchir la porte, me déloger de ma cuisine et me coller une médaille en criant qu’il y avait urgence, qu’on ne pouvait pas attendre.

    C’était réussi, c’est vrai, mais pas à ce point. Je n’étais pas dupe. Le vin y était pour beaucoup. Les crânes étaient de bonne contenance. Du coup, l’assemblée avait déjà sifflé vingt bouteilles en moins d’une heure. Ça promettait. Moi, je restais sobre. D’abord parce que c’était mon rôle et ensuite parce que je voulais affronter l’apocalypse  la tête haute, en pleine possession de mes moyens. Je ne voulais pas être fauché comme un vulgaire épi, je voulais un traitement déférent, à la hauteur de mon courage.

    À l’heure du plat principal, mon restaurant ressemblait davantage au bistrot de l’abattoir après le marché du dimanche matin qu’à une enseigne de chez Bocuse. L’ortolan du Michelin devait avoir fait demi-tour, agressé par le vacarme qui sourdait jusqu’au dehors. Le pauvre Bernard, dans sa salle vide, hésitait entre la corde ou la retraite anticipée.

    Mon médaillon de veau était plus tendre qu’une agnelle d’élevage nourrie aux loukoums. Quant à mes champignons sauvages. Ah, mes champignons sauvages ! Mais où donc avais-été cherché ça ? Ça ressemblait un peu à des chanterelles, mais ça n’en était pas. Un peu à des pleurotes aussi, mais un peu seulement. Des giroles ? Des morilles ?

    – Si je vous le dis, le pauvre Bernard va me piquer la recette, ai-je éludé. Pas question !

    Fou rire général. Les rares clients qui ne connaissaient pas mon voisin furent mis au courant par les autres et participèrent de l’ivresse générale.

    « Le bal masqué de fromages sur voile lacté » était une composition de Déborah. Figurez-vous une chapelle privée comme on en trouve au Père Lachaise, drapée d’un linceul blanc – le fameux « voile lacté », fallait y penser – que nous avons soulevé ensemble pour découvrir une dizaine de caveaux, chacun occupé par un fromage du terroir. Il y eut des applaudissements et, l’espace de quelques secondes, un ange passa. Ce fut si brutal au beau milieu du vacarme que j’ai failli paniquer. Déjà fini ? C’était ça la fin du monde ? Pas de morts, pas de massacres, pas de ruines, pas d’explosions, mais simplement l’univers qui s’arrête, prisonnier d’une photo ? Tout qui reste en suspens, indéfiniment ?

    Mais non, ce ne fut qu’un grippage furtif dans la course du temps, et les rires repartirent de plus belle, alimentés par force bouteilles de vin.

                                                                                                                   à suivre...


  • Commentaires

    1
    M le
    Samedi 23 Août 2014 à 18:03

    Cette chapelle funéraire m'évoque le souvenir de ces extraordinaires petits chèvres qu'une amie de ma grand-mère, fermière dans le Massif central, lui envoyait par la Poste, quand j'étais enfant, et qui nous arrivaient parfois tellement en retard qu'ils étaient, "habités" par de petits asticots, que nous voyions échapper des emballages, et qui plus heureux que nous, hélas, avaient fait bombance d'un fromage "fait" à la perfection.

    Et ceci dit, j'attends avec impatience le dessert !

    2
    Anne Duguël
    Samedi 23 Août 2014 à 18:03

    Foutre, j'ai été eue ! J'aurais dû me douter, pourtant... Mais la chute (!) m'a prise de court. C'était bien agréable !

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