• Les 100 derniers jours (J -74)

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    Droit d’asile

    Jacqueline Dewerdt

     

     

    Jour de grève à la gare. J’ai rendez-vous avec toi. Pas de foule qui entre ou qui sort. Le désert. Le vent. Toujours. Attends-moi, j’arrive. Il me faut encore traverser un grand espace qui semble réservé aux piétons. Plus large qu’un grand trottoir, moins vaste qu’une esplanade ; une surface lisse et grise couverte de mégots de cigarettes, de papiers qui volettent. Erreur, les piétons n’y sont pas rois. Des voitures soudain déboulent, se rangent, stationnent. J’hésite, je fonce, je slalome. Les véhicules prennent leurs aises; à moi piéton de me garer !

     

    Jour de grève dans la gare. Tu n’es pas là. Passagers immobiles, les distributeurs de billets semblent plus vivants que les humains. Ils occupent l’espace et font vibrer leurs couleurs éclatantes. Les jaunes en première ligne, les bleus rangés sur le côté. A l’arrière, comme posé là juste pour rehausser le jaune, un violet. Personne ne prend de billet, c’est la grève. Les automates se pavanent, se reposent  ou se préparent? Robots prêts à défiler. Allez, tous à la manif !

    Un homme en blouse grise leur prépare le chemin. Après avoir, avec un grand balai, rassemblé ici, dans la gare, en un tas minuscule, une toute petite partie des mégots de cigarettes qui jonchaient les grandes dalles grises, il fait une pause. Il tourne autour de son petit tas, le balai porté à bout de bras comme un accessoire de théâtre. Il pose son balai, regarde autour de lui comme un qui prépare un bon coup. Après avoir enfilé deux gants de coton blanc extraits de sa poche droite, il fouille sa poche gauche. En sort une minuscule balayette jaune au manche violet et un ramasse poussière bleu. Je suis seule à la regarder, mais il fait son numéro comme si une foule l’entourait. Il salue et disparait.

    Jour de grève dans la gare déserte. Dans un coin, debout, les locataires à titre gratuit. Jeunes adultes désœuvrés, la plupart du temps sans logis. Ils tuent le temps à l’abri du vent, adossés à un distributeur. Sylvie n’est pas dans le groupe aujourd’hui, sinon elle m’aurait déjà bruyamment interpellée. Est-ce bon signe ? Pas sûr ! Je demande de ses nouvelles. Pas de réponse. Ils se contentent de hausser les épaules. J’insiste. Vous avez vu Sylvie ? Ils ne me regardent pas, continuent leur conciliabule. L’un d’eux lâche un « Fait chier » dont j’ignore si la destinataire est elle ou moi. Le plus grand, brusquement, lève le bras en pointant l’index vers le plafond. Tous alors regardent dehors et rient. Ils rythment de l’index et de la voix: « ouais !ouais ! » puis se taisent. Je suis leur regard.

    Dehors, un grand homme à la peau très noire, sur un vélo immense. Coiffé d’une casquette rouge vif, vêtu d’une combinaison bleue et d’un gilet de sécurité jaune fluo, il décrit un cercle plus ou moins régulier de l’autre côté de la paroi vitrée. Sur son gilet, des inscriptions répétées dans tous les sens au feutre rouge. Je lis : « Viva Fr…ia ». Le reste se perd dans les plis et mouvements du vêtement. Un panier accroché au guidon laisse dépasser,  sous un amas d’objets, du tissu bleu, du tissu rouge et du blanc aussi. Un grand drapeau français. Il pédale, tourne, très lentement, à la limite du déséquilibre, évitant soigneusement les piétons, les taxis, les voitures. Très droit, raide, visage impassible, regard perdu dans le lointain, il tourne. Quand il passe devant le groupe des amis de Sylvie, il brandit l’index vers le ciel, brièvement, sans sourire, et continue son manège.

    Jour de grève à la gare. Je t’attends.

     


  • Commentaires

    1
    Jeudi 23 Février 2012 à 09:45

    Beau !

    2
    Vendredi 24 Février 2012 à 00:59

    Très beau texte d'ambiance. On s'y croit, le hall désert, le technicien de surface, le groupe de sdf, leur gouaille, l'attente... Merci Jacqueline.

    La photo est superbe et ad hoc !

    3
    Vendredi 24 Février 2012 à 09:00

    Cette photo a tout simplement été prise devant une gare...

    4
    Lza
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

     On s'y croirait. Le décor est planté, les évènements suggérés...Tranche de tristesse, ou de révolte?

    5
    M le
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

    Triste, beau, juste dérangeant ce qu'il faut.

    Cela rend curieux du making off: d'abord la photo, puis le texte, ou le contraire? Ou une belle synchronie?

    6
    Laurence M
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

    Une belle adéquation du texte à la photo, ou le contraire : un monde un peu tordu, où tout se déforme, se contorsionne.

    7
    jacqueline
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

    Je ne suis pour rien dans le choix de la photo et je suis d'accord avec vous, ce choix est  excellent. Merci pour vos commentaires.

    8
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

    Extra, le texte et pour la photo, même chose. Tout est en parfaite harmonie.

    9
    Blanc chantal
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

    des lignes induisant une angoisse, une atmosphère bizarre, inquiétante... et une problématique non résolue

    10
    Annick
    Samedi 23 Août 2014 à 18:12

    Très bien écrit. On est présent.

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