• Le héron de Sausalito


    Durant des années Claude Bachelier a parcouru le monde sur terre comme en mer et puis voilà qu’après avoir franchi détroits et caps, traversé gorges et défilés, il passe aujourd’hui la porte du café pour nous conter une de ces histoires que l’on entend dans l’un des bouts du monde…

    Je n’ai jamais eu la prétention, et aujourd’hui pas plus qu’hier, d’affirmer que je connaissais tel ou tel pays, tel ou tel peuple au prétexte que j’y avais fait escale quelques jours. Mais ces escales m’ont permis de découvrir d’autres mondes, d’autres gens, d’autres cultures. Elles m’ont permis de découvrir des mondes différents dont je ne connaissais l’existence qu’à travers les livres. " 

     

     

    Le héron de Sausalito

     

     

    Je suis le héron de Sausalito. The unmoving watcher, le guetteur immobile.

    Je suis là, face à cet océan que l’on dit pacifique. Je guette et j’attends. Comme mon père avant moi, et le père de son père et tous mes ancêtres jusqu’à la première génération. Mais je rêve aussi. Je rêve de ces grands espaces, loin derrière l’horizon. Je rêve de ces voiles blanches que le vent pousse vers le large. Je rêve d’une autre vie où attendre ne voudrait plus rien dire et guetter serait proscrit. Je rêve, mais le rêve n’est pas fait pour moi. Le rêve, c’est pour les rêveurs, les poètes. A t’on jamais vu un héron poète ?

     

    Nos premiers voisins s’appelaient les Miwoks. C’était une tribu de pêcheurs et de chasseurs, calme et accueillante. Ils habitaient dans la forêt, tout prêt de la mer. Ils chassaient ours, élans, cerfs et s’habillaient avec leur peau. Ils confectionnaient des lignes ou des filets pour pêcher dans les rivières ou l’océan. Ils aimaient la viande, le poisson, la chair des coquillages. Mais pas celle des hérons. Ils aimaient rire et danser. Le soir, les anciens racontaient aux enfants des histoires où les braves traquaient le loup et l’orignal, et s’en revenaient, couverts de sang et de gloire. Les Miwoks aimaient la paix et la poésie.

     

    Et puis un jour est arrivé Francis Drake, sur un étrange bateau, si haut sur l’eau qu’on ne voyait pas les hommes qui se trouvaient à bord. Ces hommes-là étaient bizarrement vêtus : certains avaient des robes brodées d’or ; d’autres des tuniques de fer. Ceux là avaient de longs tubes qui crachaient le feu. Et la mort. Tous étaient blancs. Blancs comme les nuages dans le ciel, blancs comme l’écume de l’océan. Eux aussi racontaient des histoires à leurs enfants, des histoires de pirates, d’abordages, de voyages sans fin. Eux aussi aimaient la poésie.

    Ils sont restés là quelques années, puis sont repartis dans leur pays. Bien des choses avaient alors changé, mais pourtant la vie reprit son calme et sa quiétude : les Miwoks chassaient et péchaient, les hérons guettaient.

     

    Mais quelques années plus tard, d’autres hommes blancs arrivèrent, d’autres visages pâles. Ils apportèrent avec eux la guerre, la désolation, la mort. Ils prirent la terre des Miwoks, ils prirent leurs femmes. Ils prirent leurs vies. Beaucoup de mes ancêtres, témoins impassibles de toutes ces horreurs, disparurent dans la tourmente.

    Alors, ces hommes venus de loin mirent des fils de fer pour enfermer les prairies, brisèrent les montagnes pour construire leurs maisons ou des ponts. Et les villages devinrent des villes, avec des immeubles et des usines.

    Un jour, ils trouvèrent de l’or, là-bas, dans les Rocheuses. Alors, ils quittèrent tout, abandonnant femmes et enfants, tout ce qu’ils avaient construit. Ils se massacrèrent, ils s’entre-tuèrent pour de misérables morceaux de métal jaune. Les fous !

    Quand la fièvre leur fût passée, ils revinrent et construisirent de nouvelles maisons, de nouveaux ponts, de nouvelles usines, de nouvelles routes. Ils racontèrent alors de longues et belles histoires à leurs enfants, des histoires de chercheurs d’or, de trappeurs. Eux aussi aimaient la poésie.

     

    Nous, les hérons, nous sommes toujours là. Malgré leurs guerres et leurs massacres. Nos voisins ne sont plus, hélas, les Miwoks, calmes et paisibles. Mais des gens pressés, agités.

    Et ce soir, alors que la nuit tombe lentement, je suis là, face à l’océan. Je guette, encore et toujours, immobile, impassible.

    Pas loin de moi, des gens me regardent sans me voir, trop occupés à manger, à boire, à parler. Mais un me voit, un seul, qui en oublie jusqu’à sa compagne. Parfois, son regard s’en va vers le large, puis revient vers moi. A quoi pense t’il ? Est il de ces poètes, de ces rêveurs ? Est il du sang des Miwoks, ou de Francis Drake ou des chercheurs d’or ?

    " Héron, me dit-il, emmène moi avec toi, emmène moi dans le vaste monde, là où il ne pleut pas, là où il ne fait ni froid ni faim, là où la vie ne meurt pas. "

    Mais je rêve bien sûr. Personne ne me parle et surtout pas cet inconnu qui se lève, qui me regarde une dernière fois, songeur, et qui s’en va.

    Je suis seul. Je reste seul.

    Car je suis le héron de Sausalito. Le guetteur immobile, the unmoving watcher.

     

    Pour en apprendre davantage sur Claude Bachelier :  http://panissieres.blog.lemonde.fr


  • Commentaires

    1
    Vendredi 17 Avril 2009 à 20:00
    Bravo pour ce texte. D'où vient l'illustration?
    2
    Samedi 18 Avril 2009 à 19:11
    C'est vrai ça Léonie, d'où peut donc bien venir cette illustration ?
    3
    Samedi 18 Avril 2009 à 19:27
    Sur quel mur l'as-tu trouvé, ce dessin ?
    4
    Samedi 18 Avril 2009 à 20:56
    Sur un mur, oui bien sûr, mais dans un petit passage donnant sur une rue fréquentée d'une grande ville...  
    5
    Dimanche 19 Avril 2009 à 09:02
    pour info: Sausalito est juste en face de la baie de San Francisco....
    6
    Dimanche 19 Avril 2009 à 10:09
    Que nenni Lastrega ! Tenez, un petit indice : un célèbre auteur américain a séjourné à quelques pas de là dans les années 1920...
    7
    Dimanche 19 Avril 2009 à 17:06
    Jack London (1876 - 1916) a vécu aussi dans cette région au nord de SF, un peu au dessus de Pétaluna, dans le parc de Glen Helen: il y avait fait  construire une immense batisse qui a brulé à peine terminée; il en a fait construire une autre qu'il a à peine habité puisqu'il est mort aussitôt. J'ai visité cette maison transformée en musée et déjeuné dans un restaurant-musée dans lequel il AURAIT séjourné régulièrement
    8
    Dimanche 19 Avril 2009 à 19:10
    L'image n'est bien sûr qu'une interprétation... et puisqu'il faut (presque) tout vous dire : elle a été prise à Paris.
    9
    Lundi 20 Avril 2009 à 13:28
    cher Lastegra: ce n'est pas une casquette mais un bonnet et dans le langage marine dite 'royale" un bachi...
    10
    Lundi 20 Avril 2009 à 19:06
    Oui Phil, il s'agit bien de l'auteur du Vieil homme et la mer... et cela nous mène donc dans le quartier de...
    11
    Lundi 20 Avril 2009 à 23:14
    Eh bien non Lastrega, mais bon on reste toutefois dans le quartier... Donc si l'on part de la place de la Contrescarpe chère à Hemingway et que l'on descend la rue Mouffetard on croise le Passage des Patriarches, lequel jouxte le Passage des Postes...
    12
    Mardi 21 Avril 2009 à 22:21
    Après et ailleurs commencera peut-être une autre histoire...
    13
    Mercredi 22 Avril 2009 à 08:10

    en réalité, le pompon rouge était un formidable aimant à filles. J'écris "étais" car on ne voit plus beaucoup de marins en uniforme, même à Toulon ou Brest...  Et une précision utile: à bord, en mer, on ne porte pas le bachi, donc, je persiste et signe: le pompon rouge n'avait qu'une fonction: séduire les gentes dames dans chaque port...

    14
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Quelle triste et belle histoire que celle du héron de Sausalito... BRAVO ! Claude Bachelier.
    Et je suis bien d'accord avec toi (vous), non, toi (entre marins, quand même, on ne va pas se faire de politesses, pas vrai), pour connaître un peuple et son pays, il faut prendre son temps. Pour moi, il me faut rester au moins une année dans un endroit pour pouvoir tout comprendre, tout découvrir...
    Et je touche "le pompon" du matelot... puisqu'il est prouvé que ça porte bonheur !
    15
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Mais bien sûr qu'il y a des oiseaux-poètes : l'albatros. Aussi triste que le héron de Sausalito, puisque "Ses ailes de géant l'empêchent de marcher".
    16
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    A San Francisco. C'est une image de l'UNICEF, pour une campagne sur la protection de l'enfance en danger (pauvreté, misère, maltraitance, abus de toutes sortes etc...).
    17
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Suis-je bête, qu'est-ce que je suis allée faire en Californie ? Puisque la grande ville, c'est Paris et le petit passage, c'est le "Passage Brady" qui jouxte le Faubourg St Denis. Parce que ça ne peut pas être le "Passage Choiseul"  à côté des Bouffes Parisiens, et pas davantage le "Passage Jouffray" près du Musée Grévin, ça, je ne pourrais pas le croire.
    18
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    "Le Passage JouffrOy", et pas JouffrAy... scusi.
    19
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    ......
    .
    Les enfants trébuchaient, s'accrochant aux parents sur les sentiers pierreux.
    Les mères épuisées masquaient de leurs pieds nus l'empreinte des époux.
    ......
    Allongeaient-ils le pas ? l'horizon reculait !
    Enfin, les survivants parvenaient à la place que leurs aïeux foulaient un siècle auparavant.
    Leur pays sans frontière était la Trre entière :
    le Monde des Errants !
    .
    ......
    .
    TRÈS BEAU TEXTE, Claude BACHELIER,  BRAVO !
    20
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Bon et la baie de San Francisco est juste en face de la prison d'Alcatraz. J'en reviens à ma toute première impression à la vue de cette image : ce n'est pas celle d'un enfant martyre mais celle d'un prisonnier qui me semble très jeune (il me semble lui voir porter le costume des prisonniers, genre pyjama plutôt, rayé, et il est derrière le mur de sa cellule). L'américain célèbre qui aurait séjourné à San Francisco serait bien Thomas E Gaddis, auteur du célèbre roman "Le prisonnier d'Alcatraz" et mis en scène par le réalisateur John Frankenheimer qui fit tourner l'inoubliable Burt Lancaster. Un chef-d'oeuvre... Mais pour le coup du petit passage, je ne vois point. Un petit renseignement supplémentaire ne serait pas pour me déplaire, maestro, please...
    21
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Et le "Birdman of Alcatraz" de la photo n'est autre que Robert Stroud qui a bien existé, of course... Bon, j'ai tout bon, là, parce que l'oiseau en question n'était pas un héron, je vous l'accorde, mais c'était un oiseau quand même...
    Quoi, je délire ? Aïe ! Aïe ! Aïe ! ma tête, ma pauvre tête.... 
    22
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30

    Incarcéré pendant 54 ans dont 42 en isolement complet, Robert Stroud éleva quelque chose comme 300 canaris et fit des études très pointues sur leur comportement en captivité. Ses études, du reste, contribuèrent à améliorer la recherche sur la grippe aviaire....
    Je m'enfonce de plus en plus, là ? Que disent l'auteur du "Héron de Sausalito" et le photographe Patrick ? Que je ferais bien mieux d'aller me coucher... Pas gentils !

    23
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Quoi qu'il en soit, en dehors du strict reportage, la scène photographique n'est qu'une interprétation artistique du lieu géographique...
    24
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    J'avais pensé aussi à Jacques London, mais comme il est mort avant 1920, j'ai laissé tomber. Pioufffff !
    25
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Il n'aura pas vécu longtemps le Grand Jack, marin chevronné et homme de toutes les libertés, mais au moins, il aura vécu.
    Bon, scusi pour "le prisonnier d'Alcatraz", je vais trop au ciné.
    26
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Petite question : tout le monde sait-il à quoi sert le pompon sur la casquette du marin ? Non, non, ce n'est pas pour faire joli... Chutt ! "l'auteur" et LamyJacques... attendez un peu !
    27
    Phil
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Ne serait-ce point Ernest Hémingway, voire Ezra Pound?
    Phil
    28
    Phil
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Peut-être Ernest Hémingway, voire Ezra Pound
    29
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Merci Monsieur l'Amiral... encore une chose apprise aujourd'hui, concernant le domaine de la Mer. Faut m'excuser, nous n'avons pas navigué sur les mêmes Vaisseaux... Bon, mais, ça ne se bouscule pas au portillon pour la réponse. J'ai parcouru ton (hein, on va pas chipoter pour le vous) site et pour ce qui est de la Thaïlande, je n'y ai séjourné qu'une petite quinzaine (de jours)... Mais as-tu remarqué que les habitants de Bangkok sont tous motorisés de neuf (vespas pour les jeunes) et ne dépassent pas le 40 à l'heure (en voiture). D'accord avec toi pour dire que les gens sont super sympas, souriants et travailleurs de 7 à 97 ans. Jamais vu de mendicité. Je n'ai pas aimé Bangkok le jour, par contre, la nuit, c'est mystérieux... et les massages, super !
    30
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    PS. L A S T R E G A (la sorcière en italien : la strega) et je suis donc chère... bien sûr. Mais je t'excuse, je t'excuse...
    31
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    ...de Saint-Germain-des Prés, 74 rue du Cardinal Lemoine, et non loin de la rue Mouffetard et de la toute petite Place de la Contrescarpe... et du côté du Quartier Latin 5e et 6e arrt.
    32
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Et le petit passage s'appelle : "le passage de l'Evêque d'Auxerre".
    33
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Non, je me suis plantée, ce n'est pas le passage de l'Evêque d'Auxerre, mais plutôt la rue Du Four. Bon, je ne sais pas, Monsieur, je ne sais plus....
    34
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Mais c'est bon Dieu, mais c'est bien sûr... c'est le passage Dauphine.
    35
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Et vous pouvez même pousser jusqu'au Passage de la Petite Boucherie si ça vous chante. En se débrouillant bien, on va bien se retrouver aux Catacombes...
    36
    Choubaka
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Le pompon du marin sert à le protéger des bosses qu'il pourrait avoir sur la tête en se cognant lorsqu'il franchit les couloirs étroits des bateaux, qui sont assez bas (coursives).
    37
    Choubaka
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Le pompon du marin sert à le protéger des bosses qu'il pourrait avoir sur la tête en se cognant lorsqu'il franchit les couloirs étroits des bateaux, qui sont assez bas (coursives).
    38
    Skywalcker
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Eh ben au moins comme ça on le saura. Tu pourrais pas l'écrire encore une fois Choubaka. Et qu'en dit Lastrega??
    39
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Je pense que tu as raison Choubaka. C'est l'explication que j'en avais aussi.... A moins que...
    40
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    Finalement Monsieur Patrickle Grand Armateur, notre périple s'arrêtait  rue des Postes... ou  
    41
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:30
    C'est du beau Claude ! Mais vive la Marine !
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