• Le cours du temps

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    C’est à Dominique Mitton que revient l’honneur d’inaugurer cette nouvelle année du blog Calipso avec un texte qu’elle résume par ces simples mots " Imaginons la France d’après… " Mouvement du 22 mars (7)

     

     2084

     

    - Vous connaissez la loi ! Vous n’avez pas le droit ! Un seul enfant par couple ! Le coup des jumeaux, on me l’a déjà fait, ça ne prend plus ! Vous êtes irresponsable, tous les citoyens de ce pays sont irresponsables ! Au poteau ! Tous !

    Milan Kassak hurle . Il est hors de lui. Il sort en claquant la porte.

    La jeune femme enceinte est en larmes.

    C’est pas de sa faute si elle attend des jumeaux.

    C’est pas de sa faute si la France a rétréci.

    La remontée des eaux. La Bretagne et une partie de la côte atlantique englouties.

    L’accident au Tricastin. Toute la vallée du Rhône contaminée. Zone interdite. Marseille et Lyon rayées de la carte.

    Plus de pétrole, les industries au ralenti.

    Les naissances limitées, les animaux domestiques exterminés, la vie réduite à l’essentiel.

    Régime dictatorial. L’armée au pouvoir.

    La peine de mort restaurée.

    Milan Kassak est le directeur de la cellule parisienne du ministère du contrôle social. Il est Hongrois, il a émigré en France en 2063 au moment de la grande guerre centrale. Il est tempétueux, exalté. Il a l’autorité qu’il faut pour exécuter des mesures dures, inhumaines. Personne ne sait mieux que lui pousser les gens au suicide. Et c’est ce qu’on lui demande. En haut lieu on est content de lui.

    Il sait faire pleurer les femmes.

    Garrel, son adjoint les console.

    Justement le voilà qui entre, l’adjoint Garrel. Toujours ébloui par le luxe du grand bureau de son directeur.

    Il soupire en voyant la jeune femme, il lui parle doucement, il essuie ses larmes… et elle le quitte avec en mains les formalités de demande d’avortement.

     

    Garrel ouvre le courrier. Surtout des lettres de dénonciation. Milan revient.

    - Tiens, Milan, un couple de vieux Hongrois. Ils auraient deux chiens chez eux. D’après une voisine…Enfin Hongrois ou pas, la loi c’est la loi, hein ?

    Milan parcourt la lettre distraitement quand un nom lui saute au visage. Ferenc Peterfi.

    Ferenc Peterfi.

    Janvier 2063, un train qui roule dans la nuit.

    La frontière avec l’Autriche. Le train qui s’arrête, les bruits, les grincements.

    Les miliciens qui entrent dans le wagon. Vos papiers.

    Pas en règle.

    Descendez.

    Il doit quitter le wagon, sa valise à la main, pas le temps de prendre son manteau, le train démarre. Il est sur le quai, en chemise, il a froid. Il a peur. Ils sont armés.

    Ils le font entrer dans une petite pièce, sans lumière.

    Il ne voit rien, il s’assoit dans le noir, il tremble.

    Il entend le bruit du train qui s’éloigne, le bruit diminue, le silence. Plus rien.

    Il a tout perdu. Son argent, des adresses à Paris, tout était dans son manteau. Il se sent nu, seul.

    On respire à côté de lui. On lui parle en Hongrois.

    Ce hongrois-là, il s’appelait Ferenc Peterfi. Il avait un peu d’argent sur lui. Il en a donné la moitié à Milan. Ils ont soudoyé les miliciens. Ils ont pu prendre le train suivant.

    Pour le remercier Milan lui avait donné son livre de poèmes. Parce que Milan, dans sa jeunesse en Hongrie, était poète.

    Milan soupire. Le responsable du contrôle social, bien noté de ses supérieurs, soupire. On est en 2084. Où est passé le poète Kassak ? Où est-il le poète dans ce beau bureau directorial ?

    Il plie la lettre et la met dans sa poche.

    Je m’en occupe.

    Garrel le regarde. Un peu étonné.

     

    Le lendemain soir, Milan est devant une tasse de thé brûlant. Dans une petite cuisine aux volets fermés. Ferenc Peterfi et sa femme sont en face de lui. Il a beaucoup vieilli. Les temps sont durs pour tout le monde, alors pour deux émigrés hongrois, c’est pire.

    Ils ont chacun leur petit chien sur les genoux. Deux tout petits chiens ridicules. Des chihuahuas.

    Comme des bébés avec des yeux de vieillards. Des yeux intelligents, trop grands pour leurs petites têtes. Des yeux inquiets.

    Le livre de Milan est sur la table. Ils l’ont lu, ils ont aimé sa poésie. Ils ont déclamé tous les trois, les larmes aux yeux, autour du thé fumant. Et puis la femme a sorti des petits verres et une bouteille de vodka. Et ils ont chanté de vieux airs du pays, en riant et en pleurant.

    Après ils ont brûlé la lettre de dénonciation.

    Milan est reparti ému.

    Il n’a pas remarqué une voiture noire derrière lui.

    La voiture noire de la cellule locale du contrôle social.

     

    Garrel est assis à son bureau, son tout petit bureau minable. Un vrai bureau d'adjoint.

    Il prend une feuille, un stylo. Il écrit.

    Monsieur le Ministre…

    Dominique Mitton

     


  • Commentaires

    1
    Dimanche 1er Avril 2007 à 08:51
    Froid dans le dos.
    2
    Magali
    Samedi 23 Août 2014 à 18:41
    Merci pour ce texte, fort, beau et émouvant, Dominique.
    Et cette photo! Merci Patrick...
    3
    desiree
    Samedi 23 Août 2014 à 18:41

    Un beau texte en touches impressionnistes qui vont droit à l'essentiel sur fond d'apocalypse orwellienne,

    merci Dominique.

    EBB. Ah non, j'en ai eu déjà deux.

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