• Corde sensible (1)

    Une nouvelle de Patrick ESSEL en plusieurs épisodes.

     

    Plutôt que de rêver du ciel,

    je préfère me promener dans les nuages.

     

     

    Au départ, les choses étaient différentes.

    Le bleu et le rouge me donnaient de la clarté et de la vigueur. Même avec la grisaille des jours de peine, le ciel restait dégagé. Je me disais que le beau temps durerait.

    Maintenant tout se mélange. Je ne suis pas sûre de connaître comme il faudrait les choses de la vie. C’est bizarre toutes ces choses qui surgissent. On ne sait pas trop d’où elles viennent ni ce qu’il convient d’en faire. Elles suivent leur cours comme on dit. Moi, mon cœur bat ici et là. Des fois je regarde le ciel et je ressens une grande fureur. Il suffit d’un rien pour que je sois prise dans une espèce de tourbillon.

    Voilà près d’un mois que je tourne sur les autoroutes. Aujourd’hui, je suis en poste sur l’aire de la Femme sans Tête. La nuit est déjà là et j’ai l’état des stocks à remettre dans la minute. L’éphéméride me rappelle que l’on est en octobre. Dimanche 30 pour être exact. Et c’est la fête à Bienvenue.

    Bienvenue ou pas, il est 23 heures. Reste rien comme temps. Bon moi, je m’appelle Vanessa. J’ai pris le poste à 13 heures et j’ai encore trois piles de jambon-beurre et deux rangées de tartes aux pommes. Les cafés, moins de cent cinquante. Pareil pour les bières et pire pour les sodas. Moins de cent cinquante ! Après dix heures de service ! J’ai rien comme chiffre. Rien ! Impossible de valider le rapport. Plus le temps non plus pour faire de la retape et avec le boss y pas d’excuses qui tiennent. Tout se paye qu’il dit. Et pour moi c’est la cata qui recommence. Remettre ça encore une fois, déclarer le branle-bas et consentir à me laisser prendre par un de ces messieurs pour me refaire. Comme hier sur l’aire de la Grange Rouge. Comme avant hier sur celle des Trois Pucelles. Comme presque tous les soirs.

    Hier, j’ai senti le coup venir dès vingt deux heures trente. Les sandwichs, les tartes, les cafés… complètement à côté. A moins le quart, je n’ai pas hésité et j’ai fait valser deux boutons de mon corsage sous le nez du dernier client. Un grand homme, un peu avancé en âge et qui avait l’air en me zieutant de ne pas trop savoir comment se dépêtrer de ses envies. Visage pris dans la fumée, regard fuyant, lèvres assoiffées. Il en avait oublié que ses mains étaient belles et certainement encore bonnes pour toutes sortes de consolations. Je m’efforce toujours de trouver un peu de beauté au dernier client, ça le rend pas forcément plus aimable mais en général ça lui donne des idées. Lentement, j’ai défait un bouton de plus à mon corsage. Et là, je dois dire qu’ils adorent ça. Tous. L’idée d’être pris dans la seule force du désir les ravit totalement. Je suis sûre que sur l’instant, celui-ci aurait aimé dire quelque chose, un mot gentil ou un mot d’excuse, je ne sais pas, mais seul un murmure un peu rauque est monté de sa gorge. Très vite ses yeux m’ont embrassé et son regard est devenu presque impudique. Quand la sueur s’est mise à l’envelopper, le gris de ses pupilles s’est dissipé. Il s’est mordu les lèvres à quatre ou cinq reprises avant de laisser la liqueur salée l’accaparer pleinement. Puis il a sorti son portefeuille sans plus de chichis. Je nous ai servi deux bières. Des Bud. Celles qui ouvrent bien la soif.

    à suivre …


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