• Bonnes étoiles (2)

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    Bruno Baudart, l'étoile du jour

    J'ai écrit cette nouvelle, Trois petites notes de musique, pour ma fille Karen. Je n'avais jamais abordé ce thème – l'amour d'un père pour sa fille – et comme d'habitude, mais puis-je faire autrement ? Je l'ai écrite dans un contexte noir.

    Cette chanson qui rythme le déroulement de la nouvelle, Trois petites notes de musique, peut prêter à confusion, une certaine ambiguïté quant à la destinataire de ces propos. Mais d'ambiguïté, dans mon coeur et mes sentiments, il n'y en a pas. Juste un père qui se demande jusqu'où peut-il aller pour sauver sa progéniture bien aimée...

    Cette année 2012 est pour moi une année étrange. En effet après n'avoir eu que deux ou trois nouvelles remarquées ou « étoilées » pour reprendre votre terme pendant toutes ces années, depuis le début de l'année 2012  il y a eu :

    Mission Bay, éditée dans le recueil Mauves en Noires

    Le Point Oatman, éditée dans le recueil Fnac de Liége

    Rio Grande, éditée dans le recueil Police de Liége

    Plus trois autres nouvelles, toujours le genre noir, classées dans divers concours. Et maintenant, vous.

    Bien sur un peu de regret de ne pas être dans votre recueil - très belle couverture au demeurant -  mais néanmoins ravi de faire partie de cette aventure.

    D'où je vis je contemple la Méditerranée et les vagues bleues, et vertes, se joignent à moi pour vous souhaiter à tous plein de bonnes et belles choses quant à votre avenir et qui sait... pourquoi pas à l'année prochaine.

     

     

     

    Trois petites notes de musique

         

     

    Je me souviens très bien de cet air-là, des paroles qui vont avec. Je ne l'ai jamais oublié. Je n'oublie jamais rien...

    Accoudé au bar, chez Henry, je bois un whisky. Le bar est désert, juste quelques jeunes derrière moi, garçons et fille mélangés, je trouve qu'ils ont bien changés.

    Dix ans que j'ai pas mis les pieds dehors, dix ans à voir le ciel au travers des barreaux, une pluie grise et froide m'a accueilli tandis que je sortais de la centrale avec ma valise, quelques billets en poche. Personne pour m'attendre, personne pour me serrer dans ses bras, personne pour me dire,  je suis si contente de te revoir.

    Personne et surtout pas elle... Catherine Tromal.

    Celle pour qui j'ai fait dix ans de prison.

    Je fais signe au barman. D'un geste expert, il me verse un double ; sans un mot, il repart derrière son comptoir.

    Il y a un jukebox dans un coin, un vieux, un authentique, un vrai de vrai. J'attends que les jeunes aient fini d'écouter leur morceau de rock, je m'approche. Je sais qu'il est là, ce vieux titre qui ne dit plus rien à personne à part moi.

    Catherine était si jeune quand nous venions là, un diabolo menthe pour elle... Et pour moi ? À l'époque, de la bière. Les temps ont bien changé, maintenant il me faut du lourd afin d'oublier.

    Je glisse une pièce. Un bras articulé saisit un disque par la tranche, va le poser sur la platine. Est-ce que le temps a tout effacé ?

    La petite musique s'élève, douce, naïve, toute une époque. Je revois Catherine assise sur une chaise en skaï, son verre rempli de bulles vertes, elle me regarde, me sourit. À ce moment-là, de la revoir comme ça, sourire de princesse et chevelure inondée de soleil, je l'aime si fort, je crois que je vais en mourir.

     

    « Trois petites notes de musique,

    Ont plié boutique,

    Au creux du souvenir... »

     

    À côté les gosses se mettent à râler, hé ! c'est quoi ça, c'est pas du rock, virez-moi cette merde !

    Je regarde le leader, celui qui se lève. Il vient en direction du jukebox, moi debout à ses côtés. Un sourire aux lèvres, il me regarde, me défie, veut changer de disque ; je le chope. Il s'arrête, me regarde encore.

    Autour de la table, ses potes se taisent. Parmi eux, une fille a un sourire ravi, ouais super ça va taper...

    Je regarde le merdeux, je le regarde en plein dedans. Il me sourit, crâne un peu, voit mon regard de poisson mort, là où il n'y a plus rien, plus de vie, alors il baisse les yeux. Je le lâche, il retourne vers sa bande et moi je suis ailleurs, là où Catherine Tromal m'a laissé, il y a dix ans. C'était hier, c'était il y a un siècle...

    Tout est parti du monde des people quand Catherine s'était mise en tête de devenir une star.

    Oh ! Elle avait de quoi : ce sourire qui vous faisait fondre, son visage et puis ses yeux... Belle c'est rien de le dire. Belle comme une gosse de quinze ans qui en faisait vingt. Et c'est là que ça a commencé à ne plus aller, quand elle a commencé à faire des castings. Pour des photos, des bouts de films, des pubs, ça n'arrêtait pas. Moi je ne disais rien, mais je trouvais qu'on avait plus beaucoup de temps pour nos moments, se balader au square, courir après les pigeons, manger une glace, tous nos projets, bref faire ce que font tous les gens comme nous.

    Mais, poussée par sa mère, Catherine en avait décidé autrement. Et moi j'avais laissé faire. Ouais, la plus grosse connerie de ma vie : laisser Catherine aux mains du show-biz, ce monde d'adultes où les adolescentes  n'ont rien à y faire.

    Un soir j'avais retrouvé Catherine en larmes, le maquillage ravagé, les yeux tout rouges à force de pleurer. Catherine... Prostrée dans son lit, elle m'avait avoué ce que le photographe, pour qui elle venait de poser, lui avait fait. Comment le dire, avec ses mots à elle ? Comment partager ce que j'avais ressenti à ce moment-là ? Personne. Personne ne pouvait comprendre ce coup en pleine gueule, mon cœur déchiré... Personne à part le photographe. Et c'est là où tout avait basculé.

    Surtout quand la police l'avait retrouvé après ma visite, si amoché qu'il avait passé l'arme à gauche. Pas sûr que j'ai voulu ça, mais je crois bien que je n'étais plus moi-même. Je l'avais tapé si fort, si longtemps. Oui, j'étais devenu quelqu'un d'autre et mes poings meurtris, mes phalanges écrasées, tout ça avait fortement impressionné le jury. Dix ans, voilà, c'était ma peine annoncée et je la voyais se dérouler devant moi comme un long, un très long désert qu'il me faudrait arpenter jusqu'au bout.

    J'avais fini mes dix ans hier.

    Personne, personne n'était venu me voir pendant tout ce temps.

    Catherine ? La jeune ingénue devenue top-modèle, je ne l'avais jamais revue. Juste dans la presse, d'abord en milieu de page puis au fil des années en couverture, en une des magazines là où son regard bleu-vert faisait sensation. Probable qu'on l'avait dissuadée de venir me voir en prison - mauvaise pub pour elle, ça. Trop de fric en jeu aussi.

    Fini le regard hésitant, le sourire fragile, les poses maladroites de starlette débutante. Non, Catherine Tromal était devenue une grande et belle jeune femme et il n'y avait que moi pour savoir ce qu'il y avait de cassé derrière ce beau visage à la beauté figée, derrière ce regard éteint. Une âme perdue à jamais.

     

    « Mais un jour sans crier gare,

    Elles vous reviennent en mémoire... »

     

    Comment l'oublier ? J'ai fini mon double, je suis sorti. La chanson m'a poursuivi jusque dans la rue. J'ai marché en direction du petit square. Même si je ne l'avais pas revu depuis dix ans, je savais qu'il serait toujours là, le joueur d'orgue de barbarie. J'ai longé la Seine. Oui j'avais revu Catherine ce matin même, dans l'immense appartement qu'elle partageait avec son agent, un vieux de soixante ans - eau de toilette intense, sourire rempli de fausses dents. J'avais sonné à l'interphone d'un immeuble, style Haussman. J'étais monté, la porte était déjà ouverte.

    Quand j'étais rentré dans l'appartement aux murs recouverts de posters, Catherine se tenait là, avachie dans un fauteuil, l'air ailleurs. Elle m'a regardé, elle a essuyé un peu de poudre blanche à la base de son nez.  « Ça va ?

    Je suis venu te voir Catherine.

    - Je sais, je t'attendais. » Elle avait vieilli. Non, plus exactement sa beauté s'était durcie. Je me suis demandé, tout en m'approchant d'elle, combien de parties, de drogue, d'alcool, où était la Catherine Tromal d'avant ? Morte certainement, ses illusions enfuies et moi aussi. Je lui ai tendu la main. En vacillant, elle s'est levée. « Où tu m'emmènes ?

    - Pas loin, tu vas voir. » Je lui parlais doucement tandis que l'on se dirigeait vers l'immense balcon surplombant la belle avenue. Il faisait doux, le vent a soulevé ses cheveux quand nous sommes sortis.

     

    « Vrai elle était si jolie,

    Si fraiche épanouie,

    Mais tu ne l'as pas cueillie. »

     

    « Où m'emmènes-tu ?

    - Pas loin Catherine, pas loin... Tu te souviens quand nous étions ensemble et qu'on voulait aller en Australie, tu te souviens ? » Elle a hoché la tête, un sourire de petite fille sur les lèvres, elle disait oui, rien qu'avec sa bouche. « Et bien on va y aller Catherine, c'est le moment. Regarde bien devant toi, je lui ai dit, regarde bien devant et surtout ne te retourne pas. »

    J'avais le cœur qui saignait. Dans son dos j'ai sorti le petit automatique que je m'étais procuré la veille. Doucement il est venu se nicher dans sa belle chevelure.

    « En Australie tu as dit ?

    - Oui Catherine. Non, non, ne te retourne pas, voilà, comme ça, regarde bien devant toi... Tu les vois ces paysages immenses, tous ces beaux  animaux ?

    Et les kangourous ? Oh oui ! Les kangourous... On ira voir s'ils ont la tête à l'envers.

    Oui Catherine, on ira voir ça et tellement d'autres choses. »

    J'ai senti ses cheveux quand le vent les a rabattus vers moi. J'ai fermé les yeux et j'ai tiré. Sa tête est tombée en avant, Catherine a eu un hoquet... Elle s'est agrippée à mes cheveux puis elle a glissé sur le balcon.

    Le joueur et son orgue sont bien là. Je lui demande le morceau, celui de Catherine, je lui donne le reste de mes billets. Il me sourit. La musique s'élève parmi les feuilles qui volent, les arbres noirs, les allées solitaires, perdues dans la nuit.

    Je suis assis face au plan d'eau, un bateau d'enfant abandonné face à moi, sa voile en berne. Je repense à Catherine, je suis près d'elle...

     

    « La la la tout rêve,

    Rime avec s'achève,

    Le tien rime à rien. »

     

    Il me semble entendre venant du fond du jardin une musique, des gens qui rient, une fête qui s'en va au loin... La police qui vient me chercher.

    Je souris, je glisse le canon du petit automatique entre mes lèvres. Notre musique, elle s'enroule autour de moi, puis elle s'enfuit.

    Et si Catherine était là, hein ? De nouveau là, à m'attendre, dix ans plus tard, cachée dans le jardin comme une surprise, on reprendrait enfin notre histoire là où nous l'avions laissée. Catherine... Je souris, je vais la revoir. Quand je presse la détente de l'automatique enfoncé dans ma bouche, une main surgit dans le noir ; elle m'invite à la rejoindre et c'est Catherine, et c'est sa main.

    La main de ma fille.


  • Commentaires

    1
    Annick D.
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    C'est vraiment noir et , à la fois, très tendre et poétique. J'ai beaucoup aimé. Dommage que tu nous révèles ta chutte en introduction. Tu en gagneras d'autres, des concours.

    2
    HamB
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    Bouleversant, tant d'amour de la part de ce père, tellement de douleur, de désillusion...captivée, émue... du premier au dernier mot...

    3
    BAUDART BRUNO
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    Merci pour vos commentaires, ça me touche, vraiment.

    4
    AlainB.
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    Trois petites notes de musique me rappelle "L'été meurtrier". Et cela collait bien au film comme cela colle bien à ce texte. "Tromal", me rappelle un livre, un best seller d'un grand auteur mondialement connu (ce n'est pas un hasard, n'est-ce pas ?) et qui écrit du "noir" également. Je connais Karen, dis-moi ce qu'elle pense de cette nouvelle ? A te lire, Alain

    5
    baudart
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    oui cette musique est toute en nostalgie, nostalgie de ne pas avoir osé, d'avoir fait ce qu'il fallait faire quand le moment était là. Bon. Karen aime cette nouvelle, je crois même que c'est sa préférée - normal non ? cet auteur que tu évoques n'écrit pas du noir, qui est la contraction de polar et noir. Pas du tout son genre. Quant au hasard, le hasard n'existe pas, il n'y a que des convergences d'idées. TROMAL : TROPMAL, vois tu ? Amitiés.

    6
    BAUDART
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    POLAR EST LA CONTRATCTION DE POLICIER ET NOIR, voulais je dire.

    7
    alainB.
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    L'auteur à qui je pensais est Stephen KING qui a touché aussi au roman noir sous le nom de Richard BACHMAN.

    Il a utilisé TROMAL dans "SHINING" (ou "l'enfant lumière") mot qui hante le petit jusqu'à ce qu'il découvre peu avant l'épilogue que c'est en fait "LA MORT" écrit "à l'envers" (trop fort le traducteurr français pour avoir trouvé cela !!!).

    A te lire. AlainB

    8
    jordy
    Samedi 23 Août 2014 à 18:06

    Oui, réel, trop réel. Histoire sans doute classique avec une écriture qui ne l'est pas et c'est ce qui rend cette histoire originale et prenante, qui passe de l'enfance à la cruelle maturité à chaque déclic qui rythme fort bien ce texte. Le rapport à la poupée est efficace. Puisqu'on parle photo, belle sensibilité, avec un beau piqué, un beau bokeh, sans trop de bruit. Beau cliché qui n'en est pas un.

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