• A bicyclette...

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     Personne ne vit hors du monde et chacun tente à sa manière de se débrouiller dans son rapport à autrui. Il n’existe pas de bonne façon d’être ou de faire qui nous libérerait du poids de la responsabilité individuelle. Nous sommes sans cesse confronté à cette question de la reconnaissance de soi par l’autre en oubliant la plupart du temps que nous ne voulons rien savoir de cet autre. Une chose est sûre cependant : plus nous fermons les portes, plus nous sommes prêts à tout pour être aimés.

     Claude Romashov nous propose une nouvelle admirable sur cet autre qui ne répond pas à l’attente et qui peu à peu devient le lieu de la seule colère et du châtiment…

     

     

    Il est trois heures moins dix. La radio beugle une rengaine qui l’énerve. Il tend l’oreille. C’est l’autre le grand benêt qui entreprend sa " Paulette à bicyclette ". Il se balade tout au long de la chanson avec une bande de copains aussi nigauds que lui. Comme s’il n’y avait que ça à faire avec un vélo. Le sien est appuyé contre un arbre à une cinquantaine de mètres et il aimerait bien profiter de ce calme après midi pour piquer un roupillon dans un sous-bois qu’il pense être le seul à connaître. Le soleil darde ses rayons assassins et l’air vibre de mouches. Des grosses bleues, celles qu’il déteste. Le transistor, un vieux modèle très costaud, lui vrille les tympans. Si on ne peut plus dormir tranquille à la campagne ! Déjà, il a fui le village. Trop de moqueries, trop de quolibets sur sa taille, son allure d’épouvantail, sa grosse tête et les postillons qui s’échappent d’entre ses dents. Le godillot qu’il envoie à la tête du rital chantant n’atteint pas sa cible et pour son malheur, le Bécaud et sa voix d’outre cave prend la relève. " La solitude, ça n’existe pas " Alors celui-là, quel faux cul ! Toujours entouré de femmes pour lui arracher sa cravate à pois et le reste !

    Il en pleurerait presque de désespoir. Il sait bien que c’est le temps des vacances et de l’arrivée des petites pépées de la ville qui viennent s’encanailler avec les garçons de ferme. Mais lui, il doit se contenter de saliver et fort car elles ne le regardent même pas et si elles lui adressent la parole, c’est pour se moquer de sa gaucherie et de sa tête trop lourde. Les femmes lui ont tellement fait de mal que son pauvre cœur ressemble à un champ en jachère. La première ce fut sa mère. Une paysanne frustre et grossière. Toute meurtrie (Jésus, Marie, Joseph) d’avoir pondu un idiot comme lui. Tout juste bon à ramasser les éteules après la moisson. Mais de moisson, il n’y en a plus avec ce ciel dur et le temps sec.

    Tant pis pour la sieste, ce n’est pas pour aujourd’hui encore ! Les mouches bourdonnent jusque dans sa tête et s’il a réussi à écrabouiller le transistor avec une grosse pierre, il n’est pas fier et regarde avec étonnement ses doigts rougis.

    Un énorme sentiment de perte lui serre le cœur. Ce cœur dont les gens ne reconnaissent pas la chaleur. Seul le travail de ses mains les intéresse. Des mains larges comme des battoirs. Des mains trop épaisses. Des mains qui ne sont pas faites pour la caresse.

    Des nuages approchent, s’agglutinent, s’accumulent. De blancs, ils sont devenus noirs. L’orage approche. Il va devoir " plier bagage ". C’est une expression nouvelle qu’il a noté de sa grosse écriture malhabile sur le carnet de moleskine rouge, aux pages parfumées qu’il a volé. Il a noté aussi l’heure du rendez-vous qui allait changer sa vie.

    Il se lève péniblement, laisse Montand et Bécaud à leurs voix écrabouillées et revient vers le champ désert pour reprendre son vélo. Le temps est devenu sombre. Des gouttes de pluie s’écrasent sur ses joues. Enfin l’orage pour laver la terre et y faire germer de tendres pousses. Ses pieds raclent la poussière. Il laisse des empreintes mais qu’importe personne ne le retrouvera. Il n’entend plus les mouches. Chacun sait qu’elles n’aiment pas les pluies violentes de l’orage. De toute façon, il va enfourcher son vélo et rentrer au village. On va encore rire de lui, le renvoyer chez sa mère s’il s’approche trop des jolies vacancières mais il est sûr que personne ne retrouvera la bicyclette de la jeune Paulette. Elle, qui a eu l’impudence de se moquer cruellement de lui quand ils se sont enfoncés dans le sous-bois pour y cueillir des mûres. Elle désirait tant goûter les mûres sauvages au sang noir qui barbouille à présent ses lèvres.


  • Commentaires

    1
    Cat
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Remarquable nouvelle en effet !

    2
    claude
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Merci Cat.

    3
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Belle démonstration : il faut se méfier des réputés doux et faibles et se garder de pousser le bouchon trop loin. Il arrive toujours bien que l'on soit un jour la goutte qui fait déborder le vase.

    Bravo, Claude!

    4
    chantal blanc
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Court, mair mortellement efficace!

    5
    claude
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    Merci à vous d'avoir eu de la compassion pour mon personnage.

    Amitiés

    Claude

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