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    La faim du monde 3/6

    Frédéric Gaillard

     

     

    L'armée finit par boucler la zone, le dernier matin, tant il arrivait encore de retardataires fortunés qui trouvaient légitime d'être de ceux qui escaladeraient le pic et seraient sauvés. Il ne manquerait plus que quelques terroristes tentent de faire un carton plein, ce qui, au sol, avec tous ces hippies, semblait réalisable, tant qu'on ne levait pas les yeux. Des hélicoptères battant pavillon de tous pays zébraient le ciel, leurs missiles dirigés sur on ne sait qui, tellement il y en avait. Cette nuit, pas besoin de djihadistes. La moindre crampe, le moindre faux mouvement déclencheraient assurément l'Apocalypse, dans un déluge de métal, de feu et de sang.

    Il restait encore une catégorie de gens pour qui la fin du monde n'était qu'un prétexte de plus pour faire la fête : les jeunes, venus des quatre coins du pays. En dehors de la zone interdite d'accès, à bonne distance du Pech et du village, de sorte qu'ils aient une vue imprenable sur les deux, le maire leur fit installer une rangée de sanitaires et monter une estrade. Il comptait tirer un feu d'artifice mémorable à l'heure supposée de l'événement. Dans les champs alentour fleurit un patchwork de tentes. Des camions ambulants vendant des kebabs, de la bière ou des statuettes d'aliens en raphia tressé s'installèrent bientôt. Des associations montèrent une sono et improvisèrent un festival de musique avec des groupes locaux. Les jeunes fêtards se virent confisquer les clés de leur voiture par les organisateurs le temps du Bugarach parallèle.

    Dès vingt heures, les chefs d’État se succédèrent sur les télés du monde entier pour une conférence de presse qui dura toute la soirée. Faute de lieu plus protocolaire et de matériel plus adapté, c'est moi qui les filmai l'un après l'autre avec ma webcam, dans la salle du bar. Sur un drap tendu derrière eux, je projetai les diapos du tour du monde de ma belle-sœur en 1985 censées représenter leurs pays respectifs. Elle n'était allée ni en Corée ni au Japon alors j'intercalai deux fois la diapo de la muraille de Chine, espérant que ça passerait inaperçu. Personne ne le remarqua, pas plus qu'on ne vit que les présidents parlaient dans le micro du karaoké, accroché au tabouret de bar qui faisait office de pupitre. Leurs messages, en substance, étaient tous identiques :

    Chers compatriotes, n'ayez pas peur. Retournez au travail. Aujourd'hui est un jour comme un autre. Malgré la propagande, ne succombez pas à la panique. Retournez au travail. Ne vous préoccupez pas de cette prétendue fin du monde. Votre gouvernement veille. Ne changez rien à vos habitudes, continuez de mener votre vie normalement. Retournez au travail. Euh... n'ayez pas peur. Bonnes fêtes de fin d'année. 

    On dut toutefois interrompre le président russe, lancé dans un véritable discours, au bout de douze minutes : près de lui, hors champ, le président samoan, en pagne cérémonial, commençait à s'impatienter. Il fait frais dans les Corbières, le soir, au mois de décembre.

    Le gotha avait envahi le village. Impossible de traverser la petite place, devenue dernière boîte à la mode débordante de célébrités, sans écraser les pieds d'un acteur belge, bousculer un styliste allemand ou un chanteur coréen. Un camion publicitaire distribuait du Champagne à volonté. Les vainqueurs des six dernières saisons des huit émissions de télé-crochet nationales s'agglutinaient devant comme des mouches sur de la confiture. La gagnante du dernier Star School ronflait déjà sur les marches de la fontaine, la mini-jupe relevée et du vomi dans les cheveux.

     

    à suivre...


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