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    Je vous laisse pour quelques jours en compagnie d'un auteur qui aime les histoires et ceux qui, en les écrivant, nous les livrent…

     

    L’Histoire d’une Histoire : les livres

    par Claude Bachelier

     

    C’est l’histoire d’une histoire, celle que le Papet veut écrire à sa Petite Lumière et à son Petit Bonheur. Le cérémonial est toujours le même : le Papet s’installe à son bureau, prend des feuilles blanches et un beau stylo, avec une plume en or. Quand le Papet écrit des mots sur une feuille, il s’amuse à regarder le mouvement de la plume. Ce n’est pas facile, facile, car la plume monte, descend, tourne, retourne. On dirait une danseuse se dit-il, mais une danseuse avec un tutu noir comme son stylo et des chaussons en or, comme sa plume.

    Voilà, le Papet est prêt. Prêt à écrire une histoire pour le Petit Bonheur et la Petite Lumière. Il ferme les yeux, se concentre, cherche les mots. Ces mots qui une fois encore lui échappent. Pourtant, des mots, il y en a des milliers, des millions même. Et s’il y en avait des milliards ? Des milliards de mots et le Papet n’est pas fichu d’en trouver quelques uns pour écrire une histoire pour le Petit Bonheur et la Petite Lumière !! C’est de la folie, ça ! Le Papet sent la colère monter en lui. Il regarde tous les livres de sa grande bibliothèque. Son œil est noir, menaçant. Mais les livres ne bougent pas. Aidez moi, leur demande t’il, aidez moi, vous me devez bien ça !

    Et c’est vrai qu’ils devraient lui donner un coup de main au Papet. Non seulement parce qu’il les aime, ses bouquins, mais aussi parce qu’il les connaît tous. Ou presque tous. Il faut dire que le Papet, en plus d’être amoureux de la mer et du ciel, il est amoureux des livres. De tous les livres, pour ce qu’ils sont comme objets ; pour ce qu’ils représentent comme symbole de vie et de liberté. Mais pas un amoureux transi qui les regarderait sans les toucher. Oh non , pas du tout. Lui, ses bouquins, il les touche, les caresse ; il les effleure, les frôle ; il les sent, les respire. Il connaît leur place sur les étagères. D’ailleurs, personne d’autre que lui n’a le droit de les toucher, même pour le ménage. Un livre, dit-il, c’est comme une bouteille de bon vin dans une cave, un peu de poussière ne peut pas lui faire de mal. Mais au plus profond de lui, le Papet espère qu’un jour, le Petit Soleil, le Petit Bonheur et la Petite Lumière viendront les découvrir et les aimer.

    Mais toujours aucun signe des livres, pas un signe, pas un geste, pas une page qui ne se tourne, un reliure qui ne brille plus que d’habitude. Rien, rien que le silence, rien que cette immobilité un peu lâche de ceux qu’il voulait ses amis.

    Il faut dire que le Papet, il en a passé du temps avec eux. Du temps à les rechercher dans les librairies, à les choisir parmi des milliers d’autres. Du temps, pour certains à séparer chaque feuillet, délicatement avec un coupe-papier, pour pouvoir lire chaque page. Les progrès de l’imprimerie étant ce qu’ils sont, de tels livres n’existent pratiquement plus aujourd’hui, sans compter qu’il faut aller toujours plus vite et que l’impatience a remplacé l’élégance d’un geste d’amour et de respect. Le Papet n’en a nul regret et encore moins nulle nostalgie, mais un jour, il en parlera au Petit Bonheur et à la Petite Lumière. Sans doute, aura t’il en face de lui quatre grands yeux étonnés. Mais il se fait fort de trouver les mots pour leur expliquer. Enfin, en espérant que ce sera plus facile que pour leur écrire cette histoire…

    Alors, le Papet revient à la recherche des mots. Il ne regarde plus ses livres qu’ils l’ont abandonné. Assis à son bureau, il voit le ciel, la montagne, la forêt. L’idéal, pense-t-il, serait en plus de voir la mer.

    - Eh, Papet, tu ne peux quand même pas tout avoir !

    Tiens, la petite voix intérieure. Il y avait longtemps qu’elle ne s’était manifestée.

    - Bien sûr que je ne peux pas tout avoir mais, il n’empêche, ce serait quand même super génial comme on dit !!

    Il savait bien, le Papet, qu’il n’aurait jamais le dernier mot avec la petite voix intérieure. Aussi, se remit il aussitôt à la recherche des mots pour l’histoire qu’il doit écrire à sa Petite Lumière et à son Petit Bonheur.

    Il regarde ses livres du coin de l’œil. Mais ceux-ci restent de papier, inébranlables dans leur indifférence.

    Aussi loin qu’il remonte dans le temps, le Papet a toujours aimé les livres, a toujours aimé les lire, s’en imprégner, s’en faire le narrateur ou le héros. A la bibliothèque de son école, seuls les premiers de la classe pouvaient lire avant les autres les livres que les enseignants désignaient comme étant les plus intéressants. Donc, tout le gratin de la classe s’empressait de s’instruire selon les recommandations officielles. Sans être un cancre patenté, le Papet ne figurait pas dans cette élite provisoire. Heureusement pour lui, il était totalement indifférent à cette répartition certifiée conforme. S’il lui arrivait de subir, durant la classe, des regards hautains ou des quolibets méprisants, la récréation et quelques baffes lui permettaient d’exercer un droit de poursuite légitime face aux petits génies du moment. Mais surtout, cela permit au Papet de lire des bouquins que personne ou presque n’ouvrait. C’est ainsi qu’il découvrit Jack London, Joseph Kessel, Jules Verne, Henri de Monfreid et bien d’autres encore. Ce sont ces auteurs là qui lui ont donné le goût de l’aventure, qui lui ont fait aimer la mer, les montagnes. Il a découvert avec eux ce qu’étaient les pistes poussiéreuses, les chercheurs d’or, les trafiquants d’armes de la Mer Rouge, les îles mystérieuses du Pacifique.

    Et le Papet de planter là son stylo, ses feuilles blanches et son bureau. Le voilà de nouveau parti sur les berges du Yukon à la recherche des pépites d’or qui feront sa fortune ; le voilà parti sur les pistes des déserts de la Corne d’Afrique avec une cargaison d’armes pour les seigneurs de la guerre ; le voilà parti, à bride abattue dans les steppes d’Asie centrale, à la rencontre des Mongols…

    - Eh, Papet, reviens sur terre, lui dit un peu sèchement la petite voix intérieure, tu as passé l’âge de faire le fou, et n’oublie pas l’histoire que tu dois écrire au…

    - Je sais, je sais l’interrompit le Papet. Fiche moi la paix.

    Pour un peu, il serait devenu grossier, le Papet. Non seulement, elle le stoppait dans une des plus belles évasions qui soit, mais en plus, elle lui rappelait son âge, à lui. Comme s’il ne le savait pas !!! Et alors, est ce parce que sa jeunesse était loin derrière lui qu’il n’avait plus le droit de s’évader ?

    - Ne m’en veux pas, Papet, lui dit elle, confuse. Je ne voulais pas te blesser.

    C’est bien joli les excuses, c’est bien pratique aussi, mais il faudrait mieux réfléchir avant de dire n’importe quoi ! Le Papet était plus agacé que blessé d’ailleurs. Il savait son âge mieux que personne. Mais l’idée qu’on puisse l’invoquer pour, en quelque sorte, lui interdire de rêver le révoltait au delà de tout. Et, cerise sur le gâteau, sa petite voix intérieure, sensée bien le connaître, semblait vouloir le ranger dans la catégorie des gens sérieux, ceux qui ne lisent que des chiffres ou des règlements et qui jamais ne rêvent ou ne s’évadent tant ils sont sérieux, eux ! Assurément, le Papet ne fait pas partie de cette catégorie là, même s’il est quelqu’un de très sérieux, mais lui, ne se prend jamais au sérieux…

    Le voilà donc de nouveau à son bureau, le stylo à la main, un stylo d’où aucun mot ne venait. Et tous ces bouquins, muets et inutiles !

    Il les regarda pourtant de nouveau, encore plus attentivement. Il s’amuse un instant à en lire les titres sur la tranche. Il lui faut à chaque fois pencher la tête à droite, puis à gauche, puis de nouveau à droite, parfois même ne pas là pencher du tout. Les livres sont ainsi faits que pour lire le titre ou le nom de l’auteur, il faut se livrer à une gymnastique de la tête qui nous fait ressembler à un pantin désarticulé.

    Malgré la petite voix intérieure qui doit faire le guet quelque part, le Papet se laisse de nouveau envahir par le souvenir des aventures qu’il vivait à travers les livres, par procuration en quelque sorte. Il ne sait plus très bien où il est, le Papet. Est il à son bureau, ou bien parcourt il le vaste monde avec tous ces gens qui, un jour, lui ont ouvert la porte d’un monde sans limites et sans frontières ? Est il dans ce monde qu’ils ont raconté ou inventé et que lui, le Papet, a tellement imaginé qu’il connaît la moindre parcelle des déserts de Somalie, du moindre caillou des rives du Yukon ou de la vitesse des vents qui balaient les côtes des îles lointaines du Pacifique.

    Qu’est ce que c’est beau un rêve, se dit-il, quand ce rêve est né de l’imagination ou de la mémoire d’un homme, et que cet homme, avec des mots, avec des phrases est capable de le transformer en une histoire où le rêve donnera à l’adolescent l’envie du grand large ou des grands espaces.

    La petite voix intérieure n’aura nul besoin de le rappeler à l’ordre. Le Papet sait maintenant l’histoire qu’il va écrire au Petit Bonheur et à la Petite Lumière. Ce sera une histoire où les personnages seront des livres et les livres des personnages. Ce sera une histoire où les rêves deviennent des livres par la magie des mots et les livres des rêves par la magie de l’imagination. Ce sera une histoire qui leur dira qu’il y a des livres plein de vie, plein de rêves et que cette vie, que ces rêves sont les clefs de la liberté sans lesquelles aucune porte ne peut s’ouvrir. Cette histoire leur dira d’aller chercher dans tous ses livres, mais aussi dans tous les autres, ce qui donne à la vie ce goût inimitable, la liberté.


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    beau sang giclé

     

    tête trophée membres lacérés

    dard assassin beau sang giclé

    ramages perdus rivages ravis

    enfances enfances conte trop remué

    l’aube sur sa chaîne mord féroce à naître

    ô assassin attardé

    l’oiseau aux plumes jadis plus belles que le passé

    exige le compte de ses plumes dispersées

    (Aimé Césaire, Ferrements)


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    Calipso 2011. Le temps du concours de nouvelles est venu. Un concours qui fera date dans l'histoire de l'association puisqu'il s'agit de la dixième édition. Une fois encore nous convions des auteurs, amateurs, artisans, artistes, sculpteurs d'histoires et interprètes de la vie à écrire, à concourir et peut-être à se faire élire. Qu'elles nous viennent d'un pays proche ou lointain, réel ou imaginaire, les nouvelles savent voyager, emprunter des chemins de traverse, passer d'une langue à une autre, nous porter ailleurs. Le genre est rompu à toutes les extravagances, capable de transmettre des quantités de choses en quelques pages. Ces courtes histoires naissent dans le tourbillon des conflits, des amours, des interrogations. Certaines trouvent leurs lecteurs, entrent en résonance, d'autres se perdent. C'est le risque du jeu, sa richesse aussi.

    Pour cette dixième édition, nous vous donnons rendez-vous autour du thème :

    " Fêtes et défaites "

     

    Le concours est ouvert à tous, sans distinction d'âge, de nationalité ou de résidence.

    Les textes soumis pourront avoir fait l’objet d’une publication préalable sous quelque forme que ce soit à charge pour les auteurs de vérifier s’ils sont libres de droits.

    Le format des nouvelles devra être compris entre 1500 et 2000 mots (plus ou moins 10%)

    Deux mois après la clôture du concours, un jury de cinq membres procédera à une première sélection de 12 nouvelles dont les titres seront annoncés sur le site Calipso en septembre 2011.

    Dans un second temps, cinq grands prix seront attribués pour un montant de 1000 € (dont 300 € pour le premier, 250 € pour le second et 200 € pour le troisième, 150 € pour le quatrième et 100 € pour le cinquième). Les douze nouvelles lauréates seront publiées en recueil au cours du dernier trimestre 2011. Elles seront également présentées au public et mises en voix et en musique par des comédiens et musiciens lors d’une journée " Nouvelles en fête " en octobre 2011. Théâtre, concert de jazz et cabaret seront également au menu de la journée. Les lauréats seront prévenus par téléphone ou mail au moins 15 jours avant la fête. La présence des auteurs primés est souhaitée à cette journée. Une contribution à leurs frais de déplacement d'un montant de 30 à 150€ en fonction de leur résidence leur sera allouée, l'hébergement sera assuré par les membres de l'association Calipso.

    Nous avons également le plaisir d'associer les Editions Quadrature à l'événement en offrant aux douze auteurs sélectionnés le livre de leur choix dans la collection de l'éditeur.

    Les auteurs primés s’engagent à ne pas réclamer de droits d’auteur autre que le prix reçu à l’occasion de ce concours. Les nouvelles, primées ou non, restent libres de droits.

    Le jury et l’association Calipso se réservent la possibilité d’annuler le concours si la participation était jugée trop faible. En ce cas, les droits de participation et les manuscrits seraient renvoyés à leurs auteurs aux frais de l’association Calipso.

     

    Pour participer

    Les nouvelles présentées au concours sont limitées à deux par auteur. Chaque texte présenté avec un titre original sera rédigé en français, dactylographié, agrafé et expédié en cinq exemplaires. Ni le nom, ni l'adresse de l'auteur ne devront être portés sur le ou les textes. Par contre, sur chaque feuille du texte, en haut à droite, l'auteur portera un code de deux lettres et deux chiffres au choix (exemple : AB/10). Ces deux lettres et ces deux chiffres seront reproduits sur une enveloppe fermée à l’intérieur de laquelle figureront le nom, l'adresse, le téléphone et l’adresse mail de l'auteur ainsi que le titre du texte (ou les titres, un code par titre).

    Les droits de participation sont fixés à 5 Euros par nouvelle. (le chèque sera libellé à l’ordre de Calipso et encaissé après la clôture du concours). Une ou deux enveloppes timbrées à l’adresse de l’auteur pourront également être jointes à l’envoi si celui-ci souhaite un accusé de réception de sa participation et/ou l’envoi du palmarès, à préciser sur l'enveloppe).

    La date limite d'envoi des œuvres est fixée au 30 juin 2011.

    Calipso - 35 rue du Rocher 38120 Fontanil Cornillon, France

    Une rubrique " Concours de nouvelles 2011 " est crée sur le site Calipso pour informer, commenter, questionner et suivre l’évolution du concours.

    Le barman et toute l’équipe de Calipso vous souhaitent une agréable participation.


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    Elle regarde droit devant. Son attention est fixée. La scène emplit son regard. Le cadre est simple, dégagé des enduits de lumières. L'ensemble est malgré tout trop impressif et la laisse perplexe. Elle cache en partie l'appareil qui doit surprendre la chose ou la personne vue. Elle s'interroge sur ce qu'elle voit comme s'il lui fallait en savoir plus avant d'opérer. Il y a probablement trop d'éléments parlants ou trop de détails qui lui font de l'effet. Peut-être se rend-elle compte qu'elle est elle-même observée, qu'elle est objet du regard de l'autre, si bien qu'elle finit par se demander pourquoi elle se trouve là postée dans l'encoignure d'un mur d'une rue passante.

    Il se peut aussi que dans le déferlement des passages, elle ne représente rien d'autre que ce que tout le monde voit, une sorte de cliché qui n'interroge rien, ne provoque aucun émoi et ne renvoie qu'une sorte de zébrure un peu amère de la misère du monde. Elle ne sait rien dire de ce qu'elle découvre ou de ce qu'elle espère, et, à force de n'avoir dans le regard que le contour des choses, ce qu'elle entrevoit devient illusion. Une découpure supplétive de la réalité.


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    On le sent bien à la fréquentation du café, les vacances sont là. Voilà six semaines que nos montagnes respiraient un grand air ensoleillé avec seulement deux ou trois nuages pour faire joli et hop, comme si tout cela était programmé, la météo nous annonce de la neige pour le premier jour des incontournables sports d'hiver. Ceux d'entre vous qui ont eu la chance de lire le dernier billet d'Ysiad sur le sujet savent à quoi s'en tenir et ont leur destin en main. Certains d'entre eux d'ailleurs en profiteront pour traverser la Méditerranée et vaquer du côté de l'avenue Bourguiba ou danser la Carmagnole sur la place Tahrir. Quant à ceux qui ne partent pas et qui voudraient en profiter pour refaire le salon ou la chambre du petit, Ysiad leur donne aujourd'hui quelques conseils pour bien foirer l'entreprise. On est quand même sympa au café, non ? Mais les autres, me direz-vous, tout ceux qui n'ont pas les moyens de partir ou qui n'ont pas de vacances du tout ? C'est pas compliqué, ils travailleront plus et apprécieront plus la neige à la télé surtout si elle vient à bloquer les routes des vacanciers. Mais attention, là, le petit qui aboie tout le temps, s'emparera alors de l'écran pour expliquer que c'est pas normal hein, qu'il y a des dysfonctionnements inadmissibles et que des sanctions exemplaires vont être prises…  

     

    Comment bien foirer la pose du papier peint

    par Ysiad

     

    Aujourd’hui, reprenant à part soi la comptine selon laquelle "foirer c’est bien, mais bien foirer, c’est mieux", nous nous lançons tout feu tout flamme dans le vaste univers des travaux manuels, en nous tournant plus particulièrement vers ceux qui présentent l’avantage de pouvoir être exécutés à quatre mains. En effet, il n’est pas nécessaire d’avoir fait l’ENA pour admettre qu’il vaut mieux poser du papier peint à deux que tout seul. Enfin, en principe. Tout dépend des poseurs, bien sûr, s’ils sont doués, ou non. Il ne suffit pas forcément d’avoir de bons outils. C’est toujours la même chose, n’est-ce-pas.

     

    Cela fait des semaines que vous avez l’intention de retaper un peu la chambre des loupiots. La peinture des murs est franchement moche. Sa teinte coquille d’œuf tire sur le jaune sale autour des plinthes, les posters de l’occupant précédent ont laissé des marques partout, la petiote a écrit " côt, côt " au marqueur bleu à côté du placard, sous les encouragements pressants de son grand frère, bref, il est urgent de faire quelque chose, et c’est ainsi que par une belle fin de journée du mois de juillet, les bouts de chou ayant pris leur quartier d’été chez leurs grands-parents, vous arpentez, main dans la main, les allées de papier peint du magasin Leroy Merlin, non loin de Réaumur.

    Le choix s’avère encore plus impressionnant qu’entre les pages du catalogue. Il y en a pour tous les goûts. Vous hésitez. Revenez sur vos pas. Retombez en enfance à la vue d’un motif représentant des petits éléphants trognons qui s’arrosent avec leur trompe. Au bout de l’allée, le conjoint s’est assis sur un pliant de courtoisie avec le journal. Il a trouvé son pot de colle, son éponge, sa brosse et son pinceau, sa mission s’arrête là. Il vous laisse carte blanche pour la suite. Après avoir fait la plouf entre différents imprimés, vous optez pour un papier bleu pâle décoré de moutons laineux à la bouille réjouie, gambadant par groupe de trois, tous les trente centimètres, au milieu de petits bouquets de pâquerettes. Motif qui, selon vous, présente le double avantage de permettre à l’enfant d’apprendre à compter tout en le prédisposant agréablement au sommeil, et c’est avec cette illusion à visée pédagogique que vous vous dirigez vers les caisses, en poussant le caddy contenant vos lés de papier et vos outils variés.

    Trois jours plus tard, après avoir gratté, dépoussiéré et lessivé les murs, le conjoint vous appelle à la rescousse, car enfin, comme nous l’avons mentionné plus haut, coller du papier peint est une opération que l’on peut envisager de mener en couple, tout au moins est-il permis de l’espérer. Vous voici donc juchée sur l’escabeau, avec le premier lé que vous tentez d’ajuster le long de la plinthe, tout en suivant les conseils du conjoint. Incline un peu à droite. Pas trop. Redresse un chouïa. Stooop. Bien. Il ne vous reste plus qu’à lisser la feuille avec la brosse. Allez-y, c’est à vous. Miracle, il n’y a pas de bulles. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître ! Déplaçons l’escabeau et continuons dans la joie et la bonne humeur, encouragés que nous sommes par cette première victoire. On encolle le deuxième lé, on l’applique contre le mur et on lisse avec la brosse. Comme les chers petits vont être contents, et comme elle est riante, la perspective d’une pièce entièrement rénovée par vos soins ! Cependant, tout doux. Ne vous emballez pas trop vite, et soyez un peu à ce que vous faites. Il reste une bulle, regarde, deuxième rangée de moutons, côté gauche en partant du haut, indique le conjoint en pointant avec l’index l’endroit qui boursoufle. Allons bon. C’est embêtant. Il vous faut décoller entièrement le lé, et recommencer l’opération en lissant à partir du centre. Pas évident mais enfin on va y arriver, un peu de patience, on a toute la journée devant nous. Deuxième essai, allons-y alonzo, on se concentre. Il y a une autre bulle sous le ventre du mouton central, à droite en partant du bas, là, celui qui a les pattes dans les pâquerettes, fait le conjoint.

    Effectivement. Le mouton est si déformé qu’il semble enceint. Ça ne va pas du tout. Pendant que vous essayez de chasser la bulle avec l’éponge, une autre bulle se forme cinq centimètres plus bas. Et une autre, plus grosse, encore un peu plus bas. Et une quatrième. Vous avez beau vous échiner, impossible de les éliminer. La barbe. Tout est à refaire. Ça cloque de partout. Veux-tu que je te relaie ? demande le conjoint avec une pointe d’impatience dans la voix. Pas la peine, rétorquez-vous en chassant une mèche de cheveux luisante de colle, tout baigne à mort! et comme si vous vouliez lui prouver que vous êtes parfaitement capable d’éliminer les bulles sournoises que fait ce putain de papier rien que pour vous contrarier, vous attrapez le lé suivant et le plaquez des deux mains contre le mur, paf !, dispersant d’un geste énergique la colle du centre vers le haut et rayonnant vers le bas avec la brosse, imitant en cela les poseurs d’affiche dans le métro, la dextérité en moins. Non seulement vous avez fait une estafilade de dix centimètres au centre de la feuille, mais vous l’avez trouée. Ah bravo. Tu as décapité le mouton, fait le conjoint. Effectivement. Le mouton a perdu sa tête. Quelle poisse ! Allez, on change, et vas-y mollo sur la colle, fait-il en vous confiant le pot.

    Il est quatre heures de l’après-midi quand vous déclarez forfait. Vous avez eu envie de décapiter douze fois le conjoint avec ses T’as encore mis trop d’ colle ! Flûte. Pour l’heure, il est parti en racheter au magasin et des rouleaux aussi, tant vous avez gâché. Vous l’attendez, assise sur l’escabeau au milieu des copeaux de papier dispersés sur le sol, en comptant les moutons. Tu veux coller ou poser ? vous demande-t-il en rentrant. Coller, poser : vous aimeriez surtout vous reposer, mais c’est reparti, dans la fatigue et la mauvaise humeur, c’est pour la bonne cause, vous posez.

    Les heures passent au milieu des moutons qui cloquent et des vapeurs de colle.

    On arrête le massacre, décrète le conjoint sur le coup des vingt heures. Je continue seul. Il est tout juste minuit lorsqu’il sort de la chambre, le cheveu en bataille et les mains collées au tee-shirt. L’odeur est si forte qu’elle vous saisit en entrant dans la pièce. Vous inspectez les murs. Bon, quelques bulles subsistent çà et là comme des îlots de résistance, la spatule a laissé des traces, certains raccords sont troublants, un mouton a cinq pattes mais dans l’ensemble, pour des amateurs de votre catégorie, c’est pas si mal. Y a pas mort d’homme en tout cas. Non, franchement, c’est correct, affirmez-vous. Le conjoint n’est pas du tout de cet avis. C’est foiré, tranche-t-il d’une voix sans concession. A cause de ces putains de murs qui sont même pas droits conclut-il, tournant les talons sèchement et claquant la porte avec tant de colère virile, qu’un pan de papier se décolle aussitôt.

    … Mais si par miracle, à peine rentrée de vacances, votre petiote dans sa robe à fleurs s’empare d’un marqueur noir et profite d’un instant d’inattention de votre part pour barbouiller les moutons de jolies arabesques sous la conduite de son grand frère, alors seulement, la petite entreprise de pose du papier peint un beau jour de juillet pourra être considérée comme bien foirée.

     


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    Une nouvelle de Corinne Jeanson

     

    Wen-K'i se leva sans bruit, ouvrit la porte de la véranda. Le lac, au petit matin, s'estompait sous les brumes blanches. Silence. Suspension. Les arbres frileux plongeaient leurs chevelures rousses dans les eaux arrêtées. Le châle de Wen-K'i ne suffisait pas à la réchauffer et elle goûtait au froid du matin comme elle avait jadis goûté aux blessures de l'amour. Une main serra son coude. Je l'avais vue, tremblante, se pencher au-dessus de la balustrade, sans bruit, je m'étais approché, vibrant à ses pensées. Nos yeux étaient sans mélancolie, sans regret, sans espoir non plus. Nous attendions le moment où les existences glissaient, où la vie apparaissait en ultime vainqueur. Il y a longtemps, nous aurions pu nous comporter en maîtres des jours et des nuits. Ce matin d'automne, nous nous dressions au-dessus des eaux endormies et nous réalisions, après tant d'années, que le vertige nous avait toujours habités. Sans que nous ayons besoin de parler, nous savions, l'un et l'autre, que notre route aboutissait à ce même plan, douloureusement insensé, et qu'au même instant nos pensées renonçaient. Nous nous tenions debout, surplombant le lac, ma main pressant le coude de Wen-K'i.

    Une servante nous aperçut. Je lâchais le bras de Wen-k'i. Elle porta une table basse sous le prunier et nous servit du thé. Elle s'éloigna aussi vite qu'elle avait fait tous ces gestes. Nous demeurions, seuls, sur la terrasse, les brumes se dissipaient et la lumière chassait le fond de la nuit. Nous nous taisions. Je pensais que demain je partirais. Je savais que derrière les monts de la Belle Endormie se nichait un ermitage où vivait un vieil homme. Une ferme entourée d'un jardin était abandonnée près de là. J'y resterais le temps qu'il conviendrait à lire et à écrire. C'était ce que je finis par expliquer à Wen-K'i, d'un air détaché et persuasif. Elle sourit et avoua que le pavillon du lac était en quelque sorte sa ferme. Bientôt, elle y resterait seule, elle aussi, avec ses servantes, renonçant à recevoir quiconque. Elle rectifia : ce n'était pas un renoncement. Ses désirs, qui l'avaient protégée jusque là, s'effaceraient et un apaisement nouveau s'installerait. Elle n'en était pas encore très sûre mais elle le sentait.
    Les jeunes filles se levèrent et l'une d'elles plongea nue dans le lac. Elle nagea calmement et bientôt se hissa de nouveau sur le ponton de la terrasse. Le jeune homme qui sortait de la chambre de Wen-K'i s'approcha et l'enveloppa pour la sécher dans un linge blanc. Ils riaient tous les deux, oublieux. Lorsque Wen-K'i porta à ses lèvres la tasse de thé, je remarquai une ride nouvelle au coin de sa bouche. Sur la Belle Endormie, les cyprès et les pins fixaient le monde dans une pause éternelle et contemplative. Demain, je serais là-bas. J'ai oublié ce que fut le reste de la journée : la peau douce comme le jade de Wen-K'i, le parfum de ses cheveux et la hardiesse de sa nuque. Rien d'autre n'avait d'importance.

    Le matin de mon départ, Wen-K'i m'avait tendu un rouleau calligraphié retenu par un lien de soie : "Tu le liras lorsque tu seras arrivé dans ton monastère." J'attendis trois soirs avant de me décider à dénouer le lien. Je tentai de calmer mes émotions en faisant brûler de l'encens. Je déroulai lentement le rouleau, retenant encore l'instant de la découverte. Je commençai ma lecture. "A mon aimé". Je me souvins d'une question qu'elle m'avait posée il y avait bien longtemps : "As-tu déjà livré toute ton âme à quelqu'un ?" Je n'avais pas su répondre. Avec ses textes, calligraphiés de sa main, Wen-K'i me livrait toute son âme.

    Depuis, je vis dans cette ferme au bord d'un plateau enlacé aux monts de la Belle Endormie. Je contemple le paysage, le vide empli de ce décor. Peut-être une vieille Chinoise fardée se penche-t-elle encore sur le miroir du lac, celui-là même qui a emporté son dernier amant. Le jeune homme aux cheveux courts, debout dans la barque, venait d'enlever la nièce adorée aux longs cheveux de soie. La vieille courtisane dormait dans sa chambre close quand les jeunes gens se sont éloignés, silencieux et criant dans leur tête des mots insensés, des aveux spontanés. N'était-ce pas d'ailleurs le battement strident de leur trahison qui l'avait éveillée ? Elle s‘était glissée sur la natte, avait tiré la baie opaque et là-bas, sur le miroir gris, la barque les emportait au loin. Wen-K'i n'avait pas gémi. Sa vieillesse, en rides arrondies, pareilles aux vagues frangées sur le lac, apprivoisait ce sentiment étrange : le renoncement que certains nomment sagesse. Aux portes de la vie, aux dernières bornes, elle allongeait le bras pour dessiner dans le vide de l'air -pas tout à fait le vide- le visage de son aimé.

    Retournerai-je un jour à la maison du lac ?

                                                                                   Fin


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    Une nouvelle de Corinne Jeanson

     

    Je me souvenais de l'entrée du restaurant Jen. Derrière, on se retrouvait dans un long corridor bordé de loggias. C'était là que se cachait la maison des courtisanes. Le soir, les lampes et les bougies scintillaient partout. Les filles maquillées, aux vêtements chamarrés, se penchaient à la balustrade près des avant-toits et attendaient d'être choisies par les clients. Dans ces nuits, l'alcool de riz épaississait nos propos, qui se voulaient logiques mais qui, dans ce lieu, étaient absurdes, indécents. Wen-K'i, que mon oncle tenait par la taille, balançait son corps au son de la musique. Elle se moquait de nous et nous rappelait que nous délirions bien plus dans le flot de nos paroles que dans les couches humides. J'oubliais un instant ce qui m'entraînait si souvent dans ce lieu, je reculais l'instant de la volupté partagée avec d'autres corps que le sien.

    Un jour d'hiver, mon oncle tomba malade. Rien de grave, mais il fut alité toute une semaine. Dans la journée, je faisais prendre de ses nouvelles. C'était un prétexte pour me rendre, le soir venu, à la maison de courtisanes et rencontrer Wen-K'i. Sur la loggia, elle tendit les mains et me parla sans que je l'entendisse tout à fait. Je lui parlais de la santé de mon oncle et je répondais au hasard à ses questions. Elle ne remarqua pas mon trouble ou feignit de l'ignorer. Nos rencontres avaient toujours revêtu cette réserve et bien que l'émotion fût présente, nous n'en parlions pas. Je repensais au poète : "Il n'y a là qu'une vérité mais en voulant la dire, j'en ai oublié les mots." Je regardais Wen-K'i se courber pour cueillir une orchidée dans le jardin d'hiver et le mouvement de sa main flottait à l'infini, depuis le ciel jusqu'à la terre. La fleur pourtant était déjà coupée et la main la tenait. Wen-K'i m'avait toujours beaucoup parlé et peu écouté. Ce n'était pas qu'elle ne prêtât pas attention à mes paroles, mais naturellement, en sa présence, je parlais peu. Par ses paroles, Wen-k'i tissait un voile entre nous et moi, en oubliant les mots, j'épaississais ce voile. Nous avions involontairement créé les conditions pour ne jamais écouter nos désirs. Ce soir-là, Wen-K'i était une déesse. Diaphane, incertaine. Cette transparence venait plus du velouté de sa peau, que de sa chair. Les plis de sa robe accentuaient les formes pleines de son corps. Elle avait déchaussé ses sandales et j'admirais la courbure de son pied parfait, l'ombre des doigts, de la plante, posée là sur le sol. Cette nuit-là, ce sont nos corps qui tombèrent les premiers sur sa couche, nos âmes au loin se perdirent. Nous avons jeté des cris de désir et de désespoir au cœur des ténèbres. Jamais l'amour n'atteignit sa profondeur ailleurs qu'en ce lieu et ce temps interdits.
    Mon oncle guérit vite et je m'empressais de quitter la ville, sur un de mes bateaux. Je décidais de naviguer dans les villes coloniales de la Mer de Chine, pour m'enrichir. Pour oublier. Lorsque je revins, Wen-K'i me reçut sans laisser paraître de trouble, sans me questionner. J'en conclus qu'elle avait oublié. Je disparus quelque temps de la maison des courtisanes. Lorsque j'y revins, j'étais marié, je me fréquentais par conséquent très rarement le lieu des plaisirs.
    A la mort de mon oncle, Wen-K'i reçut en legs le pavillon du lac et une petite concession de sel. Elle décida de quitter la maison des courtisanes et de se retirer dans ce paysage minéral et aquatique. Elle avait trente ans. Durant quinze ans, elle avait vécu dans la maison des prostituées. Jamais son teint ne s'était fané et ses gestes, son attitude avaient conservé toute leur spontanéité. C'en était inconvenant à force d'innocence. Lorsqu'elle rejoignit la maison du lac, une petite cour l'accompagna depuis la ville pour fêter sa nouvelle vie. Chaque été, certains faisaient le pèlerinage jusqu'à elle. Je n'y venais qu'un seul été. Je lui annonçais la naissance de mon premier fils. Elle me regarda et je soupçon-nais une immense tristesse planer dans son regard qu'elle détourna tout aussitôt pour goûter au thé vert posé dans la tasse en porcelaine blanche sur le guéridon de la véranda. Je scrutai tous ses gestes et je compris bien plus tard que je l'avais blessée. J'oubliais Wen-K'i. Mes années de marchand, mes années d'époux et de père de famille, m'éloignaient d'elle. Il m'arrivait de voir son regard lorsque je me tenais assis dans un train qui me conduisait à Shanghai, de m'endormir en entendant sa voix me souhaiter le bonsoir, de sentir son odeur dans un jardin de Hangzou, d'oublier qui j'étais.
    A mon arrivée impromptue, ce matin d'automne, Wen-K'i resta silencieuse. Tant d'années avaient passé sans que nous ayons pu, ou voulu, nous revoir. En me retrouvant, elle replongeait dans des temps, des lieux, des circonstances qui avaient construit sa mémoire. Elle intériorisait tous les moments anciens de sa vie, traversait sa jeunesse comme le passant franchit le fleuve en marchant sur l'arche d'un pont. Elle me voyait très loin sur l'autre rivage de sa vie. J'inventais, pour la vieille dame qu'elle devenait, des histoires sur le soleil, le fleuve bleu, l'ancienne maison des courtisanes pour tenter de déchirer son silence troublant. Le soir allait tomber quand un groupe de jeunes gens rejoignit le pavillon. Deux jeunes filles approchaient, habillées à la mode Song, en jupe longue et veste croisée courte. De loin, ces deux jeunes filles -l'une d'elle était la nièce de Wen-K'i- rappelaient les fées de jadis. Wen-K'i aurait été leur mère. Leur cou vierge brillait sous le soleil descendant. Un jeune homme les suivait, en pantalon retombant sur ses chausses. Il avançait sans bruit, n'écoutait pas leurs discours ponctués de rires. Il baissait les yeux mais près de Wen-K'i, ses paupières lourdes battirent et, noir, son regard frappa celui de Wen-k'i, immobile et pâle. La soirée passa sur la terrasse, face au lac aux couleurs changeantes, le grand miroir des plaisirs comme Wen-K'i l'avait surnommé. Wen-K'i et le jeune homme parlaient à peine. Je me joignis à l'insouciance des jeunes filles qui racontaient dans le détail leur journée de baignade. Je leur contais les histoires du fleuve et de la ville. La nuit et ses étoiles s'installèrent tout à fait au-dessus du lac. Les vagues restaient blanches sous l'éclairage des lampions mais frappées de noirceur dans les profondeurs. Le thé embaumait quand les servantes le servirent une dernière fois. Les jeunes filles se turent. Nous nous retirâmes tous. Wen-K'i prit la main du jeune homme qui la suivit dans leur chambre. Dans quelques instants, ils reposeraient sur la même couche. La nuit apaisante les entraînerait dans les mondes liquides du plaisir. Je me représentais le jeune homme dans le lit de Wen-K'i. Avait-il vingt ans ? Ses cheveux noirs étaient coupés courts. Sur le bord de mon lit, je balançais mon corps à jamais renonçant.
    Je me réveillais à l'aube. L'aube. Le lac était laiteux, liquoreux à m'écœurer. J'irais demain dans les montagnes, à l'abri des incertitudes des berges. Uniquement le ciel à portée de main. Dans sa chambre, Wen-K'i s'éveillait et elle tendait son bras vers la place du jeune homme. Ce geste la rassurait -elle était encore capable d'émotions- et l'inquiétait -jusqu'à quand s'endormirait-il près d'elle ? Longtemps avant cette nuit, ou peut-être était-ce hier, le jeune homme étendait son bras au petit jour pour la caresser. Elle blottissait alors son corps chaud contre le sien mais elle gardait la tête en creux dans les rêves. Ce matin, le jeune homme aux traits lisses s'étendait dans son sommeil insensible aux gestes de Wen-K'i. Sa main à elle effleurait son épaule, s'arrêta un instant sur sa chevelure, se retint et se referma sur le vide. La vie affirmait son pouvoir, les emprisonnait l'un dans sa jeunesse, l'autre dans la courbure de sa vieillesse. Wen-K'i tâtait son visage. Depuis quelques mois, elle répétait sa découverte : le visage amolli, tiraillé de rides fines, le ventre affaibli. Tout cela avait-il encore de l'importance ? Le jeune homme partirait et ce serait la dernière passion. Elle avait murmuré ce mot pour lui donner corps. Le jour, ils parlaient l'un près de l'autre, pressaient leurs lèvres, leurs promenades étaient des prétextes à des mouvements amoureux. Pourtant leurs regards ne s'arrêtaient jamais dans le regard de l'autre, leurs mains ne tremblaient pas tout à fait et leurs bouches cassaient leurs aveux. L'impossible planait sur leur rencontre et la passion de leurs corps ne parvenait pas à briser l'interdit. Depuis vingt ans, depuis son arrivée au lac, Wen-K'i répétait la même impossible rencontre. Elle ne savait pas qu'elle cherchait à travers ces jeunes hommes celui qu'elle avait connu une nuit dans la maison des courtisanes. Je ne le savais pas non plus.

                                                                                       à suivre…


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    Une nouvelle de Corinne Jeanson

     

    J'avançais dans le sous-bois. Je n'avais jamais su distinguer l'odeur des mousses et des herbes médicinales. J'avais passé ma vie dans les villes et je connaissais bien mieux les parfums artificiels des courtisanes et celui, âpre et tout aussi envoûtant, des eaux boueuses du fleuve. Le fleuve, je venais de le quitter, abandonnant la route empruntée par les voitures à bœufs et les paysans qui allaient charger dans les barques plates leurs sacs de grains. Je marchais dans les sentiers sous les feuillus, longeant le flanc des monts.
    Encore une heure de marche et je rejoindrais la maison du lac. J'avais demandé à mes gens d'attendre le lendemain pour monter mes bagages. Je voulais surprendre ma vieille amie. Personne ne l'avait prévenue de mon arrivée et je riais à demi, comme un jeune amoureux, si bien que je rougissais et tendais l'oreille de crainte qu'un voyeur ne surprît mes radotages. Car enfin mes cheveux étaient blancs, mes yeux plissaient en rides infernales, mes mains tremblaient et ce n'était pas de désir mais bien de vieillesse. J'avais pris la précaution de tailler un bâton dans la branche noueuse d'un noyer pour aider mes pas. Bien que le voyeur eût pu à coup sûr reconnaître les marques de l'implacable vieillesse, je n'étais pas très sûr moi-même qu'elle régnât désormais : l'air embaumait tout autant que dans ma prime jeunesse et mon cœur battait tout aussi fort, quoique ce ne fut pas seulement d'un tendre épanchement. Surtout, ma tête s'emplissait de sourires émerveillés pour peu que le ciel ait surgi entre les feuillages denses ou qu'un oiseau, dérangé à mon passage, s'envolât d'un coup, lançant son cri charmant. Il faisait chaud malgré septembre. J'épongeais mon front avec la large manche en soie de ma tunique. "Maître, vous ne devriez pas quitter votre fonction, que ferez-vous si vous renoncez à marchander sur le fleuve ?" J'avais ri en hochant la tête, sans répondre à la question naïve de mon assistant. Depuis plusieurs mois, j'avais cédé à d'autres marchands mes bateaux à voile, l'un après l'autre. J'avais goûté tous les délices de ce monde de marchands et il ne restait au bord de mes lèvres qu'une fadeur flétrie. Mes maîtres et les ancêtres avaient obtenu de moi ce qu'ils attendaient : raison, fortune et descendance. Je pouvais m'appartenir. A l'aube de ma vieillesse, j'avais enfin renoncé. La première étape était cette visite.

    Le sous-bois s'éclaircissait et le chemin descendait en pente douce, bientôt j'apercevrais le lac aux reflets de jade. Voilà qu'il apparaissait déjà, son silence m'avait toujours surpris : il miroitait, morne comme la sagesse -avais-je pensé dans ma jeunesse. Il inquiétait le passant que j'étais, en cet endroit surtout où la berge tombait tout en roches et en terre noires. Une brume rose s'élevait en cette fin d'après-midi et adoucissait les contours rugueux, brouillait les herbages de la prairie qui descendait jusqu'à l'autre rive, plus apaisante où la maison était posée. Le chemin d'ailleurs se perdait dans les herbes grasses et je craignais de glisser dans cette terre trop riche. Je m'arrêtais un instant, pour reprendre mon souffle et mon équilibre -prétextant que je voulais contempler ce paysage ombré. Au loin, deux traits bruns étaient en mouvement : un buffle d'eau tirait une herse, guidé par un enfant. J'avais l'esprit serein, le cœur heureux, je n'espérais rien, même la mort n'était plus une inquiétude et vieillir était devenu une habitude après avoir été une idée embarrassante.

    Je repris mon chemin. A l'ombre rouge des mûriers, j'entrevis la terrasse en bois qui avançait son promontoire laqué jusque dans les eaux du lac. Le clapotis se mêlait à des voix de femmes. Elles étaient cinq, à marcher, à s'asseoir, près de la maison du lac. Trois se tenaient debout auprès d'une balance à levier, à peser des boules de jade. Les deux autres étaient assises et je reconnus Wen k'i. Elle écoutait une jeune lectrice lui lire des poèmes anciens. On entendit les cloches du monastère dans le lointain. Wen k'i se leva à ce moment et me reconnut. A chaque rencontre, je tremblais en découvrant sa silhouette. Tout comme le lac aux eaux trop calmes, Wen k'i, visage serein et sourire doux, m'avait longtemps inquiété. Elle avançait jusqu'à moi, flottant dans ses vêtements amples, rouge brun, aux accents de sa bouche.

    Les émotions revenaient comme en ce temps où je la découvris, étendue dans les coussins en satin de soie de la maison des courtisanes. Ce jour-là, elle jouait avec un chat qui mordillait ses bras nus sans qu'elle n'osât le gronder bien que les larmes lui vinrent aux yeux. La patronne retira le maléfique animal, craignant pour la beauté de sa protégée. Les mains gracieuses de Wen k'i se refermèrent sur le vide, regrettant la boule douce et cruelle qui avait veiné de marques rouges ses bras graciles. Je pénétrais pour la première fois dans la maison des courtisanes, lieu réservé aux hommes fortunés, accompagné de mon oncle qui avait décidé de compléter l'éducation paternelle trop stricte à son avis, en me dévoyant à ses propres vices. De disciple docile, je devins vite aussi peu vertueux que lui et j'aurais bien passé toutes mes nuits dans ce lieu. L'odeur qui régnait là surtout m'entêtait. Tout le jour, les plis de mes vêtements la conservaient et me rappelaient à lui. Ma peau se chargeait des douceurs de la veille et se souvenait des corps lisses réservés aux caresses, préservés des tempêtes du dehors. Mon oncle fréquentait le lieu interdit le plus somptueux de la ville. Nous retrouvions dans le grand salon les marchands et les notables et parfois de riches étudiants qui n'en finissaient plus d'accumuler les années d'études et les nuits de débauche. Dans cette pièce soyeuse, embrumée par l'opium que quelques uns goûtaient sans excès, les conversations croisaient les parfums et les gestes tendres. De temps en temps un couple se dirigeait vers les chambres, séparées du grand salon par un jardin d'hiver. La patronne veillait à la réputation de sa maison et ne tolérait aucun geste déplacé en présence de ses invités, comme elle nous appelait. Elle semblait ignorer pour quoi nous étions là et le monde des chambres lui était étranger.

    Dans le salon d'apparat, dès notre arrivée, Wen k'i s'était blottie contre mon oncle. Ses yeux avaient croisé les miens. A peine. Ce n'était pas certain. Chaque jour, ou presque, je me mis à fréquenter la maison des courtisanes. Les conversations rappelaient celles des clubs britanniques que j'avais fréquentés lors d'un bref séjour à Hong Kong. Ici, la présence des femmes adoucissait l'âpreté des propos, nous en mesurions leur fugacité.

                                                                                         à suivre...


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    Je ne crois pas à la peur, je crois à la force et à la magie des mots…
    C. Picavet, Professeur des écoles à l'école des Livres Magiques, Saint-Grégoire du Vièvre 
    
    En hommage à toutes les Géraldine, Florence, Sabrina, Laurence,Elodie, 
    à tous les Philippe, Sébastien, et bien d'autres qui ont valorisé mon travail, 
    
    et participé à la guérison d'la Grande Dame... 
    

     

    Un p'tit bonheur sur une page,
    Une douceur... pour l'Education Nationale.
    Je le confie à la toile,
    La grande toile du progrès,
    Afin qu'il tisse les voiles...
    De la solidarité,
    Et qu'il rayonne aux ondes...
    De l'humanité.
    Je suis Professeur des Écoles
    Dans un petit village de l'Eure,
    Trois cents âmes y demeurent,
    Et vingt-six élèves à l'école...
    Une classe, dite " unique ",
    Mais cinq cours, dits multiples...
     
    Dans cette école une chance,
    Un p'tit morceau de bonheur,
    Qui s'écrit avec ces trois lettres :E.V.S
    Employée de la Vie Scolaire... .
     
    Pour l'Education Nationale,
    Un p'tit bonheur, c'est pas banal,
    Un léger baume sur le coeur
    De cette Grande Dame
    Un peu... bancale !
     
    Notre bonheur, c'est Géraldine,
    En silence elle  participe
    A la guérison d'la Grande Dame...
    Elle est... notre E.V.S....une Valeur Ajoutée,
    HUMAINE rentabilité,
    Et c'est du bonheur... assuré !
     
    Dès le matin, elle s'active,
    C'est sur le net qu'elle s'incline
    Les courriers, les notes de service,
    Toutes les infos de l'inspectrice,
    Et celles de l'Académie....
     
    Mes mots notés au brouillon,
    Les comptes-rendus de réunion,
    Tapés, imprimés, photocopiés,
    Enveloppés, adressés, timbrés,
    Prêts à être distribués...
     
    Encadrés, les derniers dessins des CP,
    Affichés, sinon... à quoi bon dessiner ?
    Un CM vient montrer son texte sur le musée,
    Elle l'aide à le recopier, à taper sur le clavier...
    Afin de ne pas gêner, le travail commencé,
    Un autre enfant vient finir avec elle l'exercice,
    Elle explique et décortique, redonne de l'énergie...
     
    Rangée la bibliothèque,
    Notés les livres prêtés,
    Elle prépare la maquette,
    La une du journal scolaire...
     
    Ah ! Notre petit journal
    " Magique ", ils l'ont appelé
    Quel travail de fourmi,
    J'y passerai......des nuits ?
     
    Sonne la récréation, une mi-temps pour souffler,
    Elle me rejoint, souriante, à la main nos deux cafés,
    Quelques chaudes gorgées,
    entre... deux conflits à régler,
    Des solutions à trouver, des mots à reformuler,
    Une écorchure à soigner, une blessure à consoler...
     
    Et puis... c'est reparti !
    Sur les chemins de la connaissance,
    Vaincre ainsi sans cesse l'ignorance,
    Avec labeur, effort, sérieux,
    S'ouvrir l'esprit, être curieux.
     
    Ne pas oublier l'insouciance,
    De tous ces êtres en enfance,
    La bonne blague !... On la mettra dans le journal,
    Les bons gags, et les rires, c'est vital !
     
    Dans les pots
    Les peintures sont bien préparées,
    Quatre enfants sur un chevalet,
    Deux à l'ordi pour recopier,
    Les autres en dessin sur papier,
     
    ...Sans elle, jamais...
    Ce ne serait si bien géré.
     
    Le soir, coup de fil...
    C'est  Géraldine,
    A sa voix, je perçois,
    Une blessure qui abîme...
    Ecoute, me dit-elle... c'est à pleurer !
    Du " Pôle Emploi " j'ai reçu... un imprimé,
    Dans quelques semaines, c'est marqué,
    Votre contrat est terminé....
    Ils me demandent ce que j'ai fait,
    Pour trouver un futur emploi..
     
    Sa voix se fêle... "J'ai... un emploi ! "
    Ils me demandent ce que j'ai fait,
    pour me former, pour m'insérer,
    Sa voix se gèle... puis accélère : " Je.... suis formée,
    depuis trois ans, j'me sens utile, insérée et c'est varié,
    pas bien payé, mais... j'veux rester ! "
    Sa voix s'étrangle... c'est à pleurer...
     
    Ils me demandent mes compétences
    C'que j'ai acquis, que vais-je répondre ?
    Il y a l'espace... d'UNE LIGNE
    UNE LIGNE... mais tu te rends compte !
     
    J'ai honte, honte... il aurait fallu UNE  PAGE
    Au moins UNE PAGE pour répondre,
    J'ai honte, honte... pour notre Grande Dame
    Pour ceux qui l'ont créée, l'ont faite évoluer,
    Qui a tant appris aux enfants,
    Qui a tant encore à leur apprendre...
     
    Et Géraldine ???
    On n' lui dira même pas MERCI.
    Bien sûr, pas de parachute doré,
    Et même pas d'indemnité
    Ils lui précisent... Oh !... comme ils disent
    D'étudier ses droits... pour... le R.M.I.
    Elle a raison... c'est à pleurer...
     
    Alors qu'on demande chaque jour,
    A nos élèves de dire " Bonjour "
    De dire " Au revoir " et.... " Merci "
    De s' respecter, d'être poli
    Comme vous dites, Monsieur Sarkozy...
    Que vais-je dire, à la p'tite fille,
    Qui l'aut're jour, près de moi, s'est assise,
    Et, tout fièrement, m'a dit :
    " Tu sais, Maîtresse, moi, quand j'serai grande,
    J'irai au collège, comme mon grand frère,
    J'irai au lycée, j'passerai mon bac,
    Et je ferai... comme Géraldine ! "
    
    Je sursaute... Mon cœur se serre... C'est à pleurer.  
    

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