• Transversales

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    Il habitait un des derniers petits immeubles de la ville, à la périphérie, là où exactement se termine la grande rue. Une pension bon marché appréciée par les gens de peu. Il en avait été le gérant jusqu’à ce que l’âge vienne. Rendu à la seule obligation d’occuper la conciergerie, il ne prenait plus la peine de s’intéresser aux petits soucis des pensionnaires. Perdu dans les pernicieuses rêveries de l’oisiveté, il en oubliait même de les saluer. Au demeurant, la solitude ne lui occasionnait que peu de peine.

    Les journées s'écoulaient sans mauvaises grâces, pareilles les unes aux autres. Il les passait allongé sur le canapé de la loge à revisiter des choses du passé. L’observation de la rue était certainement sa seule distraction. Quand ses jambes le lui permettaient, il descendait y faire quelques pas, à l’heure où rien n’est encore ouvert. Un matin, mû par une envie aussi subite que farfelue, il s’était hasardé jusqu’à son bout, jusqu’au coin comme on dit, et avait risqué un œil sur la transversale. Des deux côtés l’endroit était désert. Rien d’autre qu’une enfilade de béton brut et de verre fumé. L’affreuse banalité des villes livrées aux seules affaires l’avait conforté dans son idée que rien ne valait que l’on s’y attarde. Toute cette modernité ne le regardait en rien.

    Sauf, peut-être, une silhouette surprise à la dérobée. Il avait feint de ne pas y prêter attention mais il savait que même du côté des ombres rien n’était jamais fortuit. Il s'était surpris à laisser courir ses pensées bien au-delà de ce qu’il s’était fixé comme limite. Ce matin-là, l’atmosphère était lourde et, sur le retour, son cœur l’avait malmené bien plus fort qu’il n’aurait dû. Il était rentré éreinté et trempé de sueur. Malgré la fatigue, il avait délaissé le canapé pour la chaise près de la fenêtre. Un vieux monsieur en complet blanc s'était arrêté devant la loge et l'avait fixé un moment avant de le saluer et continuer son chemin. Il avait souri et s'était laissé aller à partir dans la lune.; la rue réveillait tellement de souvenirs pour le foutu rêveur qu'il était. A la fin du jour, il s'était endormi sur la vision d'un couple uni dans un même souffle clandestin.

    Le temps ne dévore pas tout. Les blessures fermentent dans l’oubli. Au matin, les yeux fiévreux, il avait été pris d’une pressante envie d’y retourner. L’idée de surprendre quelque chose qui l’aurait sorti du silence, quelque chose venu d'ailleurs, de très loin peut-être, l’incitait à défier la raison et à franchir le pas. Il se sentait ragaillardi, saisi d'un brin d'euphorie, comme si sa jeunesse lui revenait et qu’il entreprenait à rebours d’aller à la rencontre d’une femme secrètement aimée. Pour la première fois depuis longtemps, sa mémoire le taquinait joyeusement. Il avait tant aimé faire l’imbécile, avant.

    Et voilà qu'il riait, frappait du pied, saluait les pensionnaires matinaux en fredonnant un air en vogue.

    Il avait fini par se mettre en retard. Le soleil imposait déjà sa dureté. Le travail s'amorçait de toutes parts. Des milliers de pas claquaient sur le bitume. Les gens allaient de l'avant, pressées de gagner leur bout de rue. Aux aguets sous un porche, il sentait bien que c'était idiot. Des bouffées de chaleur lui emplissait la poitrine. Il murmurait quelque chose comme petitite femme, ma jolie petite femme, je suis là, je suis là...

    Elle était réapparue sous le coup d'une bienveillance du ciel. Grande et légère, détachée de la foule des inconnus. Noire d'ébène. Il n'avait pas pu résister à l'envie de s'engouffrer dans la foule, de jouer des coudes en criant : Lucienne ! Hé ! Lucienne ! Dans le tumulte environnant, aucune voix gracieuse ne lui avait répondu. Rien qu'un "Pauvre vieux fou" sorti d'une bouche compatissante. Il avait encore appelé, plus faiblement et puis, elle s'en était allée, doucement, dans l'abri de l'anonymat.

    Au retour, son pas était plus lent que la veille et il lui avait fallu plusieurs pauses avant d'arriver à la loge. La chaise l'attendait. Le ciel s'était assombri. Penché vers la nuit, il avait croisé le regard frissonnant d'une passante. Le sommeil tardait à venir. L'ivresse du matin était encore vive et son esprit en profitait pour hanter les couloirs de l'enfance et fouiller avidement quelques unes des chambres de la maturité. C'est dans sa propre pension qu'elle avait élu domicile. C'est là qu'un soir, après une mauvaise boisson, elle l'avait invité pour la première fois dans la chambre jaune. C'est dans cette chambre qu'il avait retrouvé un aspect décent. Presque trente ans avaient passé mais au fond de lui il avait encore l'âge de ce temps-là. Les images se bousculaient dans sa tête, les mots se mélangeaient et son coeur battait bien trop vite, mais de cela, il s'en fichait. Il savait comment son coeur flancherait si elle apparaissait brusquement, là, devant la fenêtre de sa loge. Et il en était heureux.

     


  • Commentaires

    1
    Samedi 28 Janvier 2012 à 03:12

    Mince... J'en ai oublié mon moulin à conneries. Très beau texte. J'ai mal pour cet homme.

    2
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:13

    Génial le texte et grandiose, la photo. Vraiment.

    Bravo !

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