• Le numéro des quais ne variait jamais. A l’aller, c’était le trois ; au retour, le sept. Au bout du trois se profilait une suite de maisons basses avec petits jardins et allées bordées de troènes. Les extrémités du sept étaient barrés d’immeubles gris couverts de bleus et de graffitis. Il n’avait jamais su dire s’il en préférait un plus que l’autre. Durant les trajets, il ne trouvait rien à faire. Pas plus ses devoirs que la lecture d’un illustré ou une partie sur sa console. Pour tromper l’attente et échapper à la sollicitude de son père ou de sa mère, il fermait les yeux et cherchait à se rappeler un souvenir heureux. Les images du passé étaient souvent invraisemblables et les voix entendues en général absurdes. Il ne cherchait pas d’explication, il se disait simplement que les personnes n’étaient pas vraiment vivantes ou bien qu’elles lui étaient totalement inconnues. Parfois, il lui arrivait de s’abandonner un peu trop à son rêve d’un autre monde et une sorte de peur le prenait. Surtout l’hiver, quand la nuit tombait, juste avant l’échange. Il laissait alors ses pensées s’engourdir dans le bruit cadencé des motrices. A l’entrée en gare, il ne savait plus comment accrocher un regard et il levait les yeux au ciel avec un inconsolable désespoir. Il pressentait qu’un jour ou l’autre, il serait aspiré dans l’au-delà. Il disparaîtrait au nez et à la barbe de son papa. Et sa maman sur le quai d’en face n’en saurait peut-être jamais rien.


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  • On lui avait parlé d’une association d’entraide dans un pays voisin. Des humanistes qui faisaient attention à la douleur. L’opportunité d’une ouverture lui avait donné quelques sueurs mais elle s’était très vite ressaisie. Pendant des jours elle avait écouté les recommandations, les avertissements, les convictions des uns et des autres, les amis comme les docteurs, sans rien leur objecter ni réprouver. Elle ne voulait pas partir sur un coup de tête ni s’engager à la légère. Mais quand sa mère avait acquiescé, s’en remettant aux seuls cris de son cœur, une intense bouffée de chaleur l’avait illuminée. Le voyage en train était tout indiqué avait-elle dit, pour soutenir sa résolution ou y renoncer.

    Elle raffolait du train. Elle aimait écouter le bruit du temps sur les rails, sentir filer la terre comme le ciel, se laisser aller d’espace en espace et revisiter au couchant les villes lumières. Elle aimait les regards songeurs ou distrait des autres voyageurs, le léger balancement des corps quand la rêverie les accaparait totalement. Elle aimait le passage du contrôleur et avec lui, les brusques retours au monde. Elle avait tant aimé son premier grand voyage, celui qui avait donné sens à sa vie.

    Quand les portes du wagon se refermèrent et que sur le quai résonna le coup de sifflet du chef de gare, elle sut qu’elle ne ferait plus marche arrière. Un groupe de jeunes gens rieurs et cajoleurs avait trouvé refuge dans son compartiment. Elle les avait bénis de son plus beau sourire. Quand la nuit prit corps, elle remercia sa bonne étoile de lui avoir offert le bon train. Au moment de fermer les yeux, l’image d’un homme en chemise blanche se joignit à ses pensées. Un homme bienveillant qui allait l’aider à effacer la frontière la séparant de son cher époux disparu.


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  • A 68 ans, il avait de plus en plus de mal à faire ses valises. Même pour quelques grammes, il fallait être d’une prudence extrême. Il en avait près de deux kilos dans ses bagages. Un exercice hautement minutieux. D’après ses calculs, c’était le poids minimal pour mettre les voiles et assurer ses arrières. Tracter davantage l’aurait contraint à payer de sa personne sans plus de garantie pour ses vieux jours. Il n’avait plus assez de sang-froid pour contrer les loups des grandes lignes. Plus assez de mordant aussi. La poudre lui donnait la nausée et détraquait sa vigilance. Depuis qu’il négociait hors du réseau, il conservait au fond de la gorge une sale odeur de sang, résultat des funestes règlements de compte perpétrés entre ex-associés. Le sang était très mauvais pour les affaires. Il attirait toujours les impatients et les exaltés. S’en débarrasser lui coûtait à présent trop d’énergie. Pour sa dernière transaction, il avait fait affaire avec un gars qui lui était redevable.

    L’homme l’attendait aux consignes de la gare centrale. A cette heure-là, la zone était déserte. Derrière sa carcasse affable, le passeur empestait la libération conditionnelle et la soif de revanche. Epiloguer sur les termes du contrat était parfaitement inutile. Il n’avait jamais su s’arranger avec le monde autrement qu’en faisant le vide. Le moment venu, il fallait payer. Dans sa poche, il caressa la crosse de son revolver. Juste une poignée de secondes. Le temps de chasser l’impression d’étouffement qui le prenait à la gorge. Une balle venait de la traverser.


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  • L’express venait de passer la dernière frontière. Les passagers le dernier contrôle. Il se fichait de savoir pourquoi il était seul dans son compartiment alors que le train affichait complet. C’était son dernier voyage. Après avoir divagué sur toutes les routes du monde, il revenait près des siens. Il n’avait plus rien à justifier. Plus personne à abuser. Longtemps, il avait joué à cache-cache avec le mal, avec l’usure, avec le temps. Pendant des années, il avait cherché à dissimuler sa peur. A fuir les mauvais signes. A s’abriter sous toutes sortes de paratonnerres.

    Il rentrait maintenant. Il avait fini par oublier le corps de cette fille fabuleusement émancipée et cesser de maudire son sang qui avait souillé le sien. Aujourd’hui, il n’avait plus besoin de crier, son propre corps attendait l’obscurité. Sa chair n’était plus que le reflet noir de la malédiction qui l’avait frappé. Il rentrait définitivement, l’esprit délivré et le cœur bon pour la casse.




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  • Par précaution, les enfants leur avaient demandé de prendre un train de nuit. Les voyages de jour étaient pénibles, semés d’embûches et d’incidents de toutes sortes, disaient-ils. Eux, les offenses comme les humiliations ne les faisaient plus pâlir d’effroi depuis longtemps. Ils avaient vécu jusqu’à l’épuisement toutes les douleurs de la vie. La vieillesse était venue sans qu’ils aient eu besoin d’être à leur tour impitoyables. Leurs enfants travaillaient au Nord, de l’autre côté de la frontière dans une ville industrieuse bordée de cités ouvrières et de camps d’émigrants. Ils avaient entrepris de les rejoindre et de s’installer dans une maison réservée aux anciens. Leurs passeports dataient de leur mariage et, pour s’acquitter des formalités propres aux gens du Sud, le vieux couple disposait d'une poignée de billets à deux chiffres, toutes leurs économies. A la douane, l’inspecteur était plein d’attention. Pour leurs intentions, leurs papiers et leurs liquidités. Son regard se partageait entre le doute et la tentation. S’il le fallait, une fois parvenus à destination, les enfants pourraient trouver à lui donner davantage. L’homme aurait voulu être sûr. Vous serez bientôt arrivés, avait-il dit finalement en glissant l’argent et les papiers dans sa vareuse. Peu avant l’aube, le train s’était arrêté dans une gare de banlieue. Les sans papiers avaient été rassemblés. Un fourgon cellulaire les attendait sur le quai.


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    Ils allaient dans le même sens. Ensemble, les sens en alerte. Ensemble et perdus. Anonymes dans la foule des voyageurs. Egarés au milieu d’âmes traînant de pays en pays leurs corps épuisés. Ensemble, ils avaient un but. Ensemble, ils se rendaient sur le lieu de l’exécution. Elle seule devait accomplir l'exécrable. Leur histoire avait déraillé. C’était une affaire entendue. Il ne leur restait plus qu’à se débarrasser des restes. Ensemble, une dernière fois. Elle en était certaine, elle n’avait rien dit ou rien fait de travers. Son généreux ami s’était éclipsé du train sans crier gare, au milieu de la nuit, quelque part entre Paris et Amsterdam. Seule au monde, elle ne croisait plus que des regards qui disaient l’étrangeté des hommes. Son ventre réprimait des remords. Sa gorge cherchait à expulser la rage. Laisser tomber, se disait-elle. Se délester. Abandonner la valise et tout le nécessaire. Inverser le cours des choses. Dépasser l’idée de devoir se rendre seule à la clinique.
    Retourner à la vie.

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  • Quand elle fut en âge, elle reçut de sa mère une valise et un billet. Un train l’emporta jusqu’à la ville. Peut-être y débarqua-t-elle trop tôt ou peut-être n’avait-elle pas pris le bon train, toujours est-il qu’à l’arrivée personne ne l’attendait. Longtemps, elle caressa l’espoir de refaire le chemin en sens inverse et de retrouver les mers de son enfance. Loin des siens, elle ne se sentit pas autorisée à braver les obstacles pas plus que de conjurer le mauvais sort. Ses années de jeunesse se liquéfièrent à l’intérieur des murs brûlants d’une cité blanche sans jamais pouvoir entrer dans l’existence d’autres personnes, sans jamais se laisser prendre par un regard, une odeur de peau ni même une parole douce. Perdue dans le souvenir d’une vie rêvée, elle laissa filer les années mûres sans un murmure, sans un seul tremblement pour le monde autour. Jusqu’à presque faire disparaître de sa vue la lumière des matins et des soirs.

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  • Elle était sur le point de lui dire que c’était vrai, qu’elle se réjouissait de ne plus être une enfant, qu’elle gardait un souvenir lumineux de la nuit passée avec son amie, qu’elle se délectait de cette soif d’absolu qui les avait unies et qu’elle n’existait plus que par ce désir pressant d’être grande comme le ciel et fraîche comme la pluie d’été.

    Et puis le train démarra. Brutalement. Collée à la fenêtre du compartiment, elle se sentait aspirée dans un monde énigmatique, avec d’un côté sa fantastique expansion et de l’autre son inexorable rétrécissement. En coupant les ponts, elle s’éclipsait pour une échappée lointaine et incertaine mais elle voulait croire que sa révolte resterait insaisissable et que, malgré sa puissance, son père ne la rattraperait jamais.


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