• Transit (29)

    Transit-29-image.jpg

    La bonne mine du guide s'abîmait à l'entrée du site ferroviaire. Il ôtait sa casquette à visière et se passait longuement la langue sur les lèvres avant de laisser aller sa mémoire.

    Autrefois, il y avait une gare de triage ici. Une station d'épuration diraient quelques bonnes âmes. Les quais grouillaient de monde. Les trains de marchandises s'y gonflaient de personnes mal en point et repartaient vers l'est sifflets en bataille. Chaque jour qui passait voyait les convois s'intensifier et les wagons rougeoyer de fureur sous les coups de griffes des passagers. Avant que les portes ne se referment, on pouvait entendre les toux déchirer les poitrines et des gorges gémissantes réclamer de l'eau. Bon nombre d'employés passaient leur chemin en haussant les épaules, ou les rentraient, quand les chiens montraient les crocs. On reconnaissait les cheminots à leur visage cousu de cicatrices et on devinait les missions inavouables au fait que la plupart montaient à bord des locomotives avec la gueule de bois. Chez beaucoup d'entre eux, la peur et la culpabilité finissaient par s'infiltrer dans le ventre de la machine pour ressortir en un gigantesque crachat noir visible au plus profond des campagnes...

    Quand la visite touchait à sa fin et qu'il sentait les cœurs battre sourdement, le guide sortait une photo de son père, alors lampiste, et racontait...

    C’était un jour de bruine orageuse. Une de ces pluies qui poissait les cheveux et barbouillait le sang. Alors qu’il remontait la voie principale jusqu’au premier aiguillage, il avait surpris sur un quai auxiliaire une femme seule, grelottante, incapable d’arracher son regard d'une horloge sur laquelle sommeillait un pigeon. Aucun train de voyageurs ne s'y arrêtait plus depuis longtemps et l'horloge, privée de sa trotteuse, n'affichait qu'un triste épuisement. Il avait sifflé, agité son chiffon rouge, fait clignoter sa torche et brandi sa casquette à visière avant de se mettre à crier davaï ! davaï ! A ces mots elle avait tourné la tête vers lui, ses lèvres tremblaient : s'il vous plaît, il ne va plus tarder, s'il vous plaît... Elle semblait fiévreuse et des filets de larmes lui assombrissaient le visage. Alors qu'il traversait les voies pour la presser de quitter la zone, des soldats étaient entrés au pas de course dans la gare et avaient pris possession des lieux. Tandis que les officiers paradaient au poste de contrôle, un train manœuvrait pour gagner le réseau secondaire. La femme s'était précipitée au bout du quai les bras hauts levés en direction du mécano. Elle semblait engloutie par l'espoir, tout peut encore arriver, c'est la vie qui veut ça, il n'y a pas d'explications... Il avait hurlé vous ne savez pas ce que c'est, nom d'une pipe, vous ne savez pas ce que c'est. Un coup de feu avait claqué. Surpris dans sa quiétude, l'oiseau avait pris maladroitement son envol, tournoyant sur lui-même, ne sachant trop où se poser pour se faire oublier. Un soldat s'était esclaffé, celle-là n'aura plus besoin d'écrire à son mari pour qu'il vienne la chercher...


    Lastrega aimerait bien que Jean Ferrat accompagne ce Transit avec Nuit et brouillard. Alors voilà :

     

  • Commentaires

    1
    Mercredi 1er Décembre 2010 à 17:58

    Merci Martine et merci Jean-Pierre, c'est un vrai plaisir d'avoir des lecteurs aux petits soins.Comme les "transits" n'ont pas de vraies fins, c'est un régal de se laisser surprendre à chaque fois parles suites aussi astucieuses que déroutantes proposées par Lastrega. Et chapeau Yvonne pour ce moment de tendresse...

    2
    Mercredi 1er Décembre 2010 à 21:31

    Devoir de mémoire ? C'est très bien, Patrick, de remettre les pendules à l'heure (sans trotteuse), avec ce texte très beau et très fort, sur la "responsabilité" des cheminots à propos de l'abomination absolue (on en est là, malheureusement). Les tenants du sionisme ratissent fort pour faire oublier Sabra et Chatila , Gaza et le massacre des humanitaires. Ils vont jusqu'à essayer de faire mettre en prison Stéphan Essel, pour propagande xénophobique !!!

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    3
    Mercredi 1er Décembre 2010 à 21:38

    Stéphane Hessel, évidemment et je maintiens xénophobique.

    4
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    On ne faire la fine bouche devant ce texte un peu noir, comme d'habitude, mais écrit dans une belle langue.Il y a de la graine à prendre pour les plumes hâtives...Félicitations!

     

    5
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Il lui faut toujours prendre une grande respiration avant de se lancer dans cet exercice si étrange qui consiste à raconter, à dire, encore, par peur de l'oubli, les mots de l'horreur tout droit surgis d'un monde qui s'était emballé et échappait à la raison ; et surtout, la terreur d'attendre la mort au hasard. Certains de ceux qui l'écoutent, les plus jeunes, le regardent comme le vestige d'un temps évanoui. D'autres, beaucoup plus vieux, rongés par le doute et la culpabilité, se demandent s'il est bien raisonnable de risquer sa vie pour le bénéfice d'une seule.

    *

     

    Dans le miroir de ses yeux se reflète une blessure indélébile au moment où il sort de sa poche la photo jaunie d'un bel homme aux cheveux blonds. Avec toujours le même craquement dans le coeur, il récite, les yeux perdus au loin, et comme pour lui-même :

    "Il renversa la tête en arrière et regarda au-dessus de lui avant de mourir : le ciel. Mais celui-ci ne lui répondit pas. Seul le souffle du vent de la destinée, agitant les feuilles mortes autour de son cadavre lui murmurait : Davaï ! Davaï !"

     

    Le deuxième coup de feu qui avait suivi la mort de la femme sur le quai de la gare avait été pour lui.

     

    *

     

    La visite s'achevait. Le groupe s'éloignait en silence. Le guide qui avait mené tambour battant sa farce sur les racines, la mémoire et la tyrannie de l'arbitraire, se retrouvait seul à présent. L'escroc sans vergogne avait fait de son père, un ancien bourreau parmi tant d'autres, coupable de lâcheté et de crimes, le héros de cette farandole cocasse. Un père qui hantait ses nuits depus plus de quarante ans et dont il avait réussi pendant toutes ces années à sublimer la sordide vérité.

     

    Il marchait tête baissée entre les ruines du passé et un avenir en sursis, face à sa honte, mais se nourrissant encore de nouvelles illusions, de nouvelles espérances, parce que les continents, les gens, les sentiments, ne cessent de dériver.

    6
    Martine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    C'est toujours un régal de lire la série '' Transit'' de Patrick le Barman et les suites de " Lastrega" Bravo à tous les deux.

    7
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Vous êtes redoutables, Patrick et Suzanne ! J'ai commencé avec le texte du premier (très bien écrit comme d'habitude), j'ai prolongé avec la suite de la deuxième (quelle chute alors !), et je me suis retrouvée petite fille allant prendre le train aux petites heures, alors que le jour n'était pas encore levé. Les voyages en train ne m'intéressaient guère car trop monotones, mais "aller prendre le train", dans une vraie gare, avec une vraie salle d'attente aux bancs de bois latté serré, éclairée chichement par une ampoule unique à la lumière jaunâtre, côtoyer des inconnus aux yeux gonflés du sommeil trop tôt interrompu, attendre avec un peu d'angoisse le signal du personnage central de la pièce, le chef de gare, pour avoir l'autorisation d'accéder au quai par la porte vitrée qu'il déverrouillait théâtralement à l'aide d'une clef dorée, monter dans le train "à l'arrêt complet", trouver une place près de la fenêtre, et au coup de sifflet martial du chef de train, sentir s'ébranler le convoi grinçant et ... m'endormir infailliblement après quelques minutes. C'était une aventure, en ce temps-là, de prendre le train.

    8
    ANNA
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Toujours aussi bon le duo de ces passionnés du rail. Félicitation donc au barman et sa suite...

    9
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Et bien, Suzanne, on prend goût aux "suites". C'est beau d'avoir les moyens! Mais pour être plus sérieux, cette dernière se marie fort avec celle de Patrick.L'on est en droit d'attendre de nouvelles partitions en duo, pour nous faire goûter encore une musique des mots originale et de qualité.Je profite de l'occasion pour faire un petit coucou à Yvonne que je devine en train de conduire un chasse-neige dans le Lot...et aussi à Martine, dont j'ai aimé les tableaux qui ont été présentés sur Calipso il y a de nombreux mois. Je ne peux me déranger à cause des intempéries, mais je vous envoie quelques bises à toutes les deux. 

    10
    Jacky
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Lastrega, Patrick, vous nous avez servi un menu de Réveillon diabolique que mêmes les difficiles y pourraient pas criticailler. Lastrega, toi, tu sors des lignes continues et tu dézingues le landernau avec l'horrible et çà ....j'adore. Que même Céline, qu'il en a fait passer des trains vers "Nord", des trains pleins de pov'types ahuris, tirés du lit de la guerre et aussi abjects les uns que les autres, il en serait fier !

    11
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Merci Patrick pour "Nuit et Brouillard" et pour ton gentil commentaire. Comme d'habitude, je n'ai pu résister à donner une suite aux magnifiques "transits" de notre barman préféré, en me laissant aller à mes délires habituels. Bien contente aussi que mes petits écrits arrivent encore à en régaler plus d'un. Alors merci aussi à Martine l'artiste, Jean-Pierre l'incontournable et délicieux poète, ma tendre Yvonne, le clown (est-il triste ?), la douce ANNA, Jacky (Céline fier de moi : flatteur, va ! mais c'est gentil quand même)... 

    A une prochaine suite... j'espère...

    12
    LE CLOWN
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    Et oui passe le temps !  Votre  train roule des temps noirs et ce temps déjà loin vous «est train»* encore !

    Et Saint Ex . n’avait pas prévu les facéties diaboliques du temps à venir, lui qui faisait dialoguer joyeusement le Petit Prince :

    « - Bonjour, dit le petit prince.

    - Bonjour, dit l'aiguilleur.

    - Que fais-tu ici? dit le petit prince.

    - Je trie les voyageurs, par paquet de mille, dit l'aiguilleur. J'expédie les trains qui les emportent ………. »

     Patrick et Lastréga, merci de rallumer la mèche du temps, de la mémoire, de celle qui est ruine, honte, mystère. Vous le faites avec « respiration » et talent, avec une mise en bouche lucide de pros. pour ce décor toujours planté : celui de l’Humanité. Régalez-nous ainsi longtemps.

    13
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21
    Album : Jean ferrat
    oct. 2008
    <table> <tbody> <tr> <td> </td> <td style="padding-left: 2px; vertical-align: middle;"> 3:13 </td> </tr> </tbody> </table>
    14
    Martine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21

    A Jean-Pierre le poète. Je viens de lire votre petit commentaire qui vous donnait l'occasion de nous remémorer ce fastueux bal des 500 orchestré par Patrick le barman de cet illustre café qui avait eu la gentillesse de présenter quelques-unes de mes toiles avec la complicité de la maîtresse de cérémonie Suzanne ALVAREZ alias Lastrega. Mais c'était également pour vous remercier pour vos bises (pas trop givrées j'espère). Si j'osais, je vous les retournerais bien volontiers.
    Yvonne aux commandes d'un chasse-neige dites-vous ? Quel tempérament ! popote, écriture, couture et déblayage de neige : cette femme sait vraiment tout faire et je ne sais pas si je vais pouvoir rivaliser longtemps avec elle.

    15
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21
    Vivement le prochain Transit. On y prend goût
    16
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:21
    C'est bien loin, Martine ce Bal des 500, mais j'en garde un bon souvenir. Cela a permis de faire connaître des poètes et des peintres aux personnes ayant la fibre artistique. Ils ont été nombreux à apprécier entre deux coups de plume.Continue à peindre au souffle de ton inspiration.
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