• Transit (26)

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    Il était monté au dernier moment.

    Le train était bondé. Des gens du soir qui rentraient chez eux. Le choc s’était propagé en deux ou trois secondes sur toute la rame. Un bruit sourd. Sinistre. Menaçant. Et puis le saisissement. Des regards apeurés qui se perdaient par les fenêtres. Des lèvres qui cherchaient à réprimer un cri, un spasme, un rictus. L’alarme s’était mise à hurler au moment où les nœuds commençaient à manger les ventres. Aussitôt ou presque, il avait vu les corps glisser vers les sorties d’urgence. Des jambes qui n’écoutaient plus que le danger. Le train stoppé, on avait annoncé un incident voyageur en tête de train. On s’excusait. On informait sur les procédures, les exigences, les responsabilités. Les nécessités techniques. Il y aurait du retard. La foule soupirait. Le poids s’allégeait. Les langues se déliaient. Les téléphones s’activaient. Jusqu’au dernier wagon on pensait au film qui passerait en boucle sur les écrans, peut-être jusqu’à la reprise du travail, au petit jour.

    Il s’était recroquevillé sur son siège, silencieux face à une femme en robe rouge, légère et frémissante. Elle pressait un crucifix sur sa poitrine et lui rendait son silence avec un petit sourire béat. Ses yeux fourmillaient d’étoiles et toutes les joies de la vie semblaient courir dans ses pupilles. La collision n’avait pas eu de prise sur elle. Il la regardait et tremblait d’horreur et de dégoût. Depuis la veille, le ciel avait perdu toutes ses couleurs et l’air s’était brutalement froissé. Comme chaque jour, à l’heure exacte, sa fiancée était en tête de train à l’attendre. C’était toujours une attente heureuse qui la portait jusqu’aux larmes.

    Au dernier moment il y avait eu cette étreinte dans la cabine avec une fille des rails.

    Il était descendu de la motrice à reculons. Sur le quai ils s’étaient dévisagés avec beaucoup de douleur et d’inquiétude sans pouvoir se prendre dans les bras. Puis les mots étaient venus. Des mots souillés par l’effroi. Elle avait dit qu’elle se jetterait. Elle avait dit que ça ferait mal. Du haut de sa cabine, il la prendrait en pleine figure. Elle avait dit que la plaie mûrirait dans son cœur aussi longtemps que dureraient les jours et les nuits. Elle avait dit qu’elle mettrait sa robe rouge pour la circonstance. La rouge qu’il aimait tant.

    Au dernier moment, il avait demandé à être relevé de son service.


  • Commentaires

    1
    Jeudi 4 Mars 2010 à 08:03
    Ah les amours ferroviaires...toujours sous tension!!!
    2
    Jeudi 4 Mars 2010 à 11:04
    Allumés bien sûr ! quand on sort du train-train on prend le risque de se brûler les ailes...
    Merci à tous les voyageurs qui compostent régulièrement leurs billets pour la série Transit.
    3
    Vendredi 5 Mars 2010 à 16:10
    Merci pour le Gainbourg Lastrega. Quant à la Bardot, dommage qu'elle ait si mal tourné...
    4
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Toujours la belle écriture de Patrick qui revient. Mais ce qui me gêne, c'est que vue comme ça, l'histoire me paraissait un peu trop simple. Aussi, comme j'aime la complication, voici une modeste suite, qui vaut ce qu'elle vaut. Et puisque personne ne se décide à mettre un commentaire... je suis à vous dans un instant. 
    5
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24

    Elle bâtissait des rêves pour l’avenir, des projets merveilleux. Elle n’aimait que lui, passionnément. Elle l’avait surpris à tourner autour d’une hôtesse en charge de la voiture-bar du Corail Théos, le Montpellier/Barcelone. Elle aurait pu accepter qu’il la trompât. Elle refusait qu’il l’abandonnât. Prenant plaisir à l’inquiéter, subodorant que c’était la meilleure manière de se l’attacher, la première idée qui perça en elle fut le désir de se venger avec le chantage qu’elle lui fit : elle se jetterait du pont quand le train passerait un peu avant Narbonne.


    Il l’aimait ! Oui, il l’aimait ! Il ne pouvait plus se passer d’elle, ni rester une heure sans la revoir. Plusieurs fois déjà, ils s’étaient croisés sur la même ligne. Le hasard faisait qu’ils avaient parfois le même roulement
    *. Et chacun avait pu lire dans les yeux de l’autre un éclat de désir. Aujourd’hui, ils restent ainsi à se regarder, beaucoup trop longtemps pour qu’il soit possible encore de feindre l’innocence. De toute façon ils ne le souhaitent pas, ils ne souhaitent qu’une chose : chacun l’autre, la fusion. Il a bien conscience de se jeter à corps perdu dans une histoire hautement anormale. Mais les scènes à répétition que Léa lui faisait ces derniers temps avait fini par le laisser indifférent. Après tout, ils n’étaient pas mariés. Il ne lui devait rien…
    Il n’avait eu aucune difficulté à se faire remplacer. Il avait échangé son roulement à la dernière minute avec un collègue, comme ça leur arrivait parfois. Elle, elle avait pris le train « haut-le-pied »* avant son tour de service qui interviendrait seulement en gare de Perpignan. Ils avaient pas mal de temps devant eux. Puis Il avait ouvert à l’aide d’un passe le compartiment réservé au personnel roulant, et ils s’étaient engouffrés comme deux voleurs, verrouillant la porte à double tour. Enfin seuls, libres de s’aimer...

    Il se figea terrifié. Il ne pouvait croire à ce que ses yeux lui disaient. A la vue
    de la robe rouge, il mesura le chemin sinistre qu’il avait parcouru depuis le choc qui s’était fait ressentir jusqu’en queue de la rame Corail. Mais il n’avait pas pris la peine d’aller voir ce qui s’était passé. A quoi bon, puisqu’il savait. Puisqu’ils se trouvaient arrêtés juste au niveau du pont.
    Tout en regardant la fille avec qui il venait de faire l’amour, il s’aperçut qu’il ne connaissait rien d’elle, et il se mit à penser aux derniers moments passés avec Léa. Il essayait de ne pas s’en souvenir mais son esprit le ramenait vers elle avec force. Ses dernières paroles surtout sur le quai de la gare. Elle l’avait pourtant prévenu. Il avait senti l’accablement monter en lui et c’était à ce moment-là, précisément, qu’il avait commis l’irréparable…

    Il frémit, sentant une dernière fois sous ses mains le tissu caressant et léger ; le cœur battant de dégoût et d’envie, comme devant la tentation de cette chose infâme et mystérieuse, de ce désir fou de détruire qui l’avait pris, et de ce besoin de se nuire à lui-même. Après ça, Il avait joint les mains aux ongles carminés couleur sang, sur la petite croix qu’elle portait autour du cou, le beau col de cygne qu’il avait embrassé encore une dernière fois avant de serrer… serrer de toutes ses forces.

    Il a des yeux bleus qui ne semblent regarder personne ; mais toujours quelque chose au loin. Il n’est plus qu’une mémoire qui mange, se goinfre, vieillit, drainée de tout désir. Il reste là, assis tout le jour, derrière les barreaux de la fenêtre de sa chambre, immobile dans son peignoir en éponge usée. Toute sa vie à l’air de tenir dans ces quelques mots qu’il murmure comme pour lui-même :

    -Rouge… Léa… rouge… robe… venir… rouge… rouge…

    Et l’on ne parvenait pas à deviner qui était cette Léa, qu’il persistait à confondre avec la jeune infirmière affectée à l’unité sécurisée des aliénés dangereux ; sans doute une jeune fille en robe rouge, à qui il avait brisé le cœur vingt ans plus tôt pour une simple passade, et dont il espérait, chaque jour, la visite.


    Léa avait attendu longtemps sur le quai, au-milieu de la foule. On avait annoncé deux heures de retard, puis de deux, c’était passé à quatre. La première fois, le train avait stoppé en pleine campagne, juste en dessous du Pont des Demoiselles, pas loin de Narbonne, après une collision avec une harde de sangliers qui traversait la voie, endommageant l’avant de la motrice. L’arrêt s’était prolongé. Il avait fallu détordre le chasse-pierre
    *. Le choc avait été violent mais Il n’y avait eu aucun blessé. Le deuxième arrêt était intervenu bien plus tard, avec la femme en robe rouge, une hôtesse du Corail, soi-disant, qu’on avait retrouvée morte dans le compartiment réservé au personnel. Le bruit avait couru que c’était même son assassin qui avait actionné le système d’alarme.

    *Roulement : terme employé à la SNCF pour signifier l’emploi du temps du personnel, son planning.

    * Voyager « haut-le-pied » : se dit du personnel ferroviaire qui après son temps de repos, reprend le train sans travailler (tou

    6
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24

    *Chasse-pierre : dispositif en acier placé devant une locomotive pour repousser les pierres hors de la voie ferrée.

    PS. Bizarre, vous avez dit bizarre... j'avais pourtant bien mis la définition du mot "chasse-pierre", mais celle-ci est passée à la trappe. Tout comme la taille de l'écriture qui a grossi d'un coup. Bon, mais je me dis que pour les myopes (comme moi), vous n'aurez pas besoin, cette fois, de prendre une loupe pour lire...
    Scusi Monsieur le barman...

    7
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24

    * Voyager « haut-le-pied » : se dit du personnel ferroviaire qui après son temps de repos, reprend le train sans travailler (tout en étant rémunéré), en attendant la reprise de son service qui interviendra plus tard à partir d’une autre gare.

    Bon, ben c'est pas de chance pour moi ce soir... avec l'informatique. Je viens de m'apercevoir que la définition "Voyager haut-le-pied".... avait perdu quelque chose en route.  Holà ! Qué pasa ?

    8
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    J'ai une robe d'été rouge. Un vrai rouge, bien visible, tout flamboyant. Je la mets souvent aux beaux jours parce que je m'y sens bien.
    Mais aujourd'hui, je le jure, je ne la porterai jamais pour faire un voyage en train!
    Les deux "allumés" qui ont écrit avant moi m'ont bien fait trop peur...
    9
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Hola ! tendre Yvonne, tù eres supersticiosa ?
    Désolée de t'avoir fait peur mabichette.
    Personnellement je déteste le rouge car ça me met dans des états pas possible. Forcément je suis du signe du taureau. Dommage parce qu'on me dit que c'est une couleur qui me va à ravir. Mais c'est plus fort que moi : je vois rouge dès que j'en porte... ou que j'en vois sur quelqu'un. J'ai comme qui dirait, des envies de strangulation.
    Aïe ! Aïe ! deux "allumés" Patrick et moi... je ne sais pas si ça va être au goût de notre délicieux barman.
    Fais gaffe Patrick, je crois bien qu'on vient de se faire repérer : tu sais, c'est au sujet du couple maudit, les deux tueurs en série activement recherchés, qui opèrent dans les trains uniquement, et s'attaquent aux jeunes femmes vêtues en robe rouge...
    Si tu pouvais rassurer notre petite Belge qu'on ne lui fera rien (exceptionnellement).
    Surtout Yvonne, ne mets pas ta robe rouge pour m'accueillir à mon arrivée prochaine en gare de Cahors. C'est pas la peine de chercher à me provoquer, non plus.... 
    10
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Joli texte avec de riches images qui laissent à penser que Patrick doit titiller la plume dans le jardin des poètes à ses heures perdues.
    Et voici, surgissant de nulle part, que Lastrega, subodorant quelque drame, se charge d'une façon endiablée, à l'aide de la robe rouge comme ancrage, de nous concocter un drame, dont, elle seule a le secret. Comme Yvonne, je vais hésiter à prendre le train, ou alors il me faudra choisir une place, où les passagers seront habillés de couleurs plus neutres... Félicitations à tous les deux. Vous vous complétez admirablement!
    11
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Joli ! le jeu de mot, Fabelire... Et je dirais même plus "sous très haute tension".
    Ah ! Jean-Pierre, toujours aussi charmant le poète. Mais ôte-moi d'un doute : on a dit les jeunes filles portant une robe rouge. Pas les jeunes hommes. A moins que... mais non... Donc, normalement, tu peux circuler normalement en train, avec le beau pull rouge que tu portais lors de la dernière remise de prix....
    12
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24

    Bon ben on va éviter le rouge en prenant le prochain train...

    13
    Florent
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    "allumés" ...le feu, aurait dit Johnny. C'est torride au possible dans ce  train d'enfer!
    14
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Rien que pour maVovonne dAmurrrrrrrrrrrrrrrr

    http://www.youtube.com/watch?v=H7FqOqX6uzU
    15
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24

    Et ça, c'est pour notre délicieux barman. Franchement, il l'a bien méritée... Non ? Avec tout ce qu'il se décarcasse pour nous.

    http://video.google.fr/videoplay?docid=-1402465056426224995#

    16
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Bon, ben, cachez votre joie tous les deux ! Ah ! je vous jure... on veut faire plaisir et voilà le résultat !
    17
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Y dit, Johny "Je veux la foule en délire". A nous deux, ça ne fait qu'une petite foule, mais quel délire...!
    18
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24
    Ah ! quand même !
    Faut écouter et... fermer les yeux et... imaginer.
    Du rêve ! Rien que du rêve !
    19
    chantal blanc
    Samedi 23 Août 2014 à 18:24

    Très fort ce texte, haut en couleurs et en sons!

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