• Transit (23)



    Ils avaient rendez-vous tous les dimanches. Le train arrivait en gare avec le soir. Ce train était la seule chose qui existait vraiment. Quand elle en descendait et qu’elle le voyait sur le quai, elle ressentait un brusque pincement au cœur qui la laissait pantoise. Il avait toujours un drôle d’air comme s’il n’était pas sûr de vouloir être là et de devoir la prendre dans ses bras. Bien sûr, c’était rassurant de le voir mais elle s’inquiétait des deux marques rouges qui de semaine en semaine lui creusaient affreusement le visage. Au fond, elle aurait préféré garder ses yeux clos et prolonger une de ses étourdissantes rêveries entamée durant le voyage.

    Une berline aux vitres fumées les attendait sur le terre-plein. Le chauffeur ne disait mot. Il inclinait discrètement la tête à l’arrivée de ses passagers et n’essayait pas de s’approprier les bouts de phrases qui passaient entre eux. Sitôt réfugiés dans l’habitacle, des petites voix se croisaient et couraient tout autour des corps. Dans un même souffle les lèvres brûlaient ce qui n’était pas encore dit ou trop dit. Les bouches engloutissaient les soupirs et les sanglots tandis que les mains se pressaient pour contenir les images du passé.

    La ville était grande et il était facile de s’y égarer. A chaque visite, il demandait au chauffeur de rouler dans des rues qu’ils ne connaissaient pas. Il écartait d’un revers de la main l’idée qu’ils circuleraient aux heures dangereuses. Pour lui, la vie n’était qu’une succession de zigzags qui échappaient à l’entendement. La voiture pouvait s’élancer au hasard tous feux éteints sans que la peur le saisisse. Tout juste esquissait-il un sourire à l’idée qu’un jour il pourrait ainsi se retrouver pris dans le tourbillon où son ange avait disparu.

    Tard dans la nuit, il la déposait à l’hôtel de la gare et s’en allait faire les cent pas le long des voies ferrées. De sa chambre elle ne discernait que des néons qui dispensaient leurs ombres grises. Elle laissait la fenêtre ouverte et parfois il lui arrivait d’entendre une toute petite voix venue des rails Dodo… dodo…l’enfant do... Jamais, depuis l’accident de sa mère, elle ne s’était déshabillée ni même couchée sous les draps. Elle attendait le lever du jour en songeant aux cendres que son père avait dispersées un dimanche par la fenêtre de l’autorail qui faisait le tour de la ville.


  • Commentaires

    1
    Vendredi 4 Décembre 2009 à 11:04
    Merci Lastrega pour cette belle reprise du fil de l'histoire...
    2
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:27
    A la nuit tombante, ils s'étaient séparés comme d'habitude. Sans un mot. Chacun noyé dans le sang de ses souvenirs, échoué dans l'immuable solitude du malheur, revivant en pensées les images immondes du corps disloqué, prisonnier de l'amas de ferraille du X 73500, le Grenoble-Briançon. Aux propos incohérents qu'il lui avait tenus pendant ces dernières heures, tout était devenu clair pour elle : son père avait perdu la raison, coincé dans une boucle intemporelle qui le condamnait à revivre la scène horrible de l'accident à l'infini. La mort de sa mère avait sournoisement dévasté son esprit. Elle avait eut alors comme un affreux pressentiment. Aussi, ce jour-là, elle ne lui avait pas posé de questions, elle l'avait simplement écouté parler. Pour rien au monde elle n'aurait voulu gâcher ces instants si fragiles et si précieux de lucidité qu'il lui restait encore, par une simple fausse note.
    Un été encore avait passé, puis deux. Depuis le dernier soir où il l'avait déposée à l'Hôtel de la Gare, c'était à l'asile, à présent, qu'ils se donnaient rendez-vous. L'interne de garde, ce dimanche-là, l'avait prévenue : c'était la fin.

    Il était parti loin, très loin, pour échapper à sa douleur, à son ombre, à sa vie, bien au-delà des lointains bleuâtres qui s'étendaient derrière les collines. Il était parti rejoindre son ange. Et il y avait, dans l'immense douceur de ses yeux mourants, une seule voix qui montait : Dodo... dodo... l'enfant do...
    3
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:27

    http://www.youtube.com/watch?v=MkW4A5orkuM

    Sur un trapèze

    On dirait qu'on sait lire sur les lèvres
    Et que l'on tient tous les deux sur un trapèze
    On dirait que, sans les poings, on est toujours aussi balèzes
    Et que les fenêtres nous apaisent

    On dirait que l'on soufflerait sur les braises
    On dirait que les pirates nous assiègent
    Et que notre amour, c'est le trésor
    On dirait qu'on serait toujours d'accord

    J'ai traqué les toujours, désossé les déesses
    Goûté aux alentours, souvent changé d'adresse
    Ce qui nous entoure, l'extension de nos corps
    Quand nous sommes à l'écart, mineurs, chercheurs d'or

    Quand faut-il être pour ? Que faut-il être encore ?

    On dirait qu'on sait lire sur les lèvres
    Et que l'on tient tous les deux sur un trapèze
    On dirait que, sans les poings, on est toujours aussi balèzes
    Et que les fenêtres nous apaisent

    Peut-être que la nuit le monde fait la trêve
    Et qu'aujourd'hui ton sourire fait grêve
    On dirait qu'on sait lire sur les lèvres
    Et que l'on tient tous les deux sur un trapèze

    Alain Bashung

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    4
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:27
    Bravo, Lastrega pour avoir fait suivre au texte de Patrick, un souffle de la même ampleur. Ce texte à deux mains est celui de pros. On aimerait en lire un peu plus souvent, comme "Le jardin à Léo", plein de fraîcheur.
    Beau poème d'Alain. Les meilleurs partent souvent trop tôt!
    5
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:27
    Ah ! Toujours aussi galant le poète !
    Il te faut, mon cher Jean-Pierre, replonger dans les merveilleux "transit" de notre délicieux barman et tu y trouveras de modestes petites suites écrites de ma petite main.... Et rien ne t'empêche de les continuer...
    6
    Jean-Pierre
    Samedi 23 Août 2014 à 18:27
    Hélas, Lastrega, je n'ai pas votre talent à tous les deux dans ce domaine.Chacun à sa place.
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