• Transit 16



    Au début c’était toujours la même image qui lui revenait. Juste avant de refermer la porte du compartiment, elle avait jeté un coup d’œil sur son mari. Il s’était assoupi. La tête plaquée sur le rideau de la fenêtre. Un papillon doré badinait dans ses cheveux. Le train entrait alors dans son rythme de nuit. Dehors la terre jouissait de l’étirement infini de la lumière. Dans le couloir elle n’avait fait que quelques pas avant de s’effondrer. La collision s’était produite au passage d’une gare. La plupart des voyageurs étaient à terre. La peur avait déclenché les cris. Engendré des plaintes et des sanglots. Haché les pensées. Elle n’avait pas senti la douleur de ses deux jambes brisées. La détresse l’avait rapidement happée et autour d’elle l’obscurité s’était brusquement alourdie. A son réveil, il était toujours là, dans l’encoignure. Un grand sourire cassé barrait son visage. Ses yeux fixaient un point lumineux dans le lointain. Tout de suite elle s’en était voulue. Jamais elle n’aurait dû le presser de partir. Qu’avait-elle besoin de cette excursion alors qu’elle avait le ventre en joie, qu’ils formaient une si belle totalité ? Et pourquoi l’avait-elle invité à échanger leurs places ? A l’exposer lui, au péril ? L’instant d’avant, dans le couloir, quelqu’un de grand et fort avait attiré son attention. Son visage était masqué par la pénombre mais il lui avait semblé reconnaître un bon ami qu’elle chérissait autrefois. A présent qu’elle était si triste, elle s’en souvenait comme d’un être sorti d’elle-même, une sorte de reflet de son homme portant l’envers de son âme. Quand la fin du jour venait, elle ne pouvait s’empêcher de trembler à l’idée de sentir cette présence venue des ténèbres, ses lèvres se mouillaient de chagrin et elle aurait voulu mourir à ce moment-là. Elle passait alors la nuit à guetter un signe des étoiles. Au petit matin, les mains agrippées au fauteuil roulant elle se laissait emporter à l’hôpital sans dire un seul mot. Jamais personne ne se souciait de lui demander des nouvelles de son mari.


  • Commentaires

    1
    Mercredi 25 Février 2009 à 17:00
    Merci Patrick pour ce texte.
    2
    Jeudi 26 Février 2009 à 17:49
    Merci à tous pour vos suggestions d'interprétation... Je retiendrai la dernière phrase d'Yvonne "Il me semble que le trouble provoqué par la lecture de ce texte tient au fait que chaque lecteur s'interroge  et est amené à interpréter la situation selon sa sensibilité et sa propre expérience." J'ajouterai pour ma part que plutôt que d'évoquer la question de la culpabilité, je me suis occupé à poser quelques signes qui seraient plutôt à entendre du côté de la mélancolie... Qu'en pensez-vous ?
    3
    Jeudi 26 Février 2009 à 23:50

    Maladie ? Une chose est sûre : il y a une souffrance extrême, une sorte de souffrance blanche qui tend à abraser toute émotion, toute envie d’être pris par les choses de la vie.
    Le mélancolique est-il toujours de ce monde ? Il est prisonnier d’un récit intérieur qui ne peut se dire au présent. Comment penser le temps vécu quand il est entièrement pris par l’absence ? Quelque chose du passé est pris pour le présent. Ce passé s’enfonce en lui-même, il n’est pas soutenu par un présent actif. Dès lors où le présent n’a plus d’épaisseur, l’avenir disparaît ou plutôt le futur n’est pas à venir, l’instant est entièrement occupé par un passé figé, un arrêt sur image. Un temps arrêté est un temps qui veut échapper au devenir. Le mélancolique reste à l’état où il était comblé, où il ne manquait de rien. Il évite le surgissement du désir en ne parlant pas ou en ne livrant à l’écoute de l’autre que cette faute qui aurait tout suspendu. En se privant d’une parole, le mélancolique empêche la séparation, la perte, il ne veut pas prendre le risque d’éliminer le passé, de le tuer…

    4
    yvonne lmr
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Bonsoir Patrick,  
    Bien contente que vous soyez de retour au café.    Ce texte me touche particulièrement.
    5
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Terrible histoire ! Et tellement bien décrite, comme d'habitude.
    6
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    La séparation brutale incite le partenaire de Vie à nier le fatum pour trouver à tout prix, en culpabilisant inutilement, une raison logique et prévisible à cette disparition.
    .
    Or la mort peut frapper, et à chaque instant, le compagnon chéri, sans qu'un quelconque programme préétabli en soit la cause...
    .
    S'il suffisait de prévoir...
    .
    Celant l'heure maudite où l'un de nous deux tremble
    D'un abandon soudain laissant un vide affreux...
    7
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Les multiples facteurs qui interfèrent provoquant l'évènement sont imprévisibles.
    Il suffit de songer aux nombreusx aléas qui auraient suffi pour éviter cette coliision, pour s'en convaincre. Effectivement, il suffisait de trente secondes à peine pour que l'accident fut évité...
    .
    Le texte réaliste de Patrick touche au coeur de la désespérance.
    BRAVO, Patrick !
    8
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    très beau texte qui laisse entendre que la femme attend un enfant
    9
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    J'ai eu le même sentiment, moi aussi, à propos d'un enfant à venir.
    10
    yvonne lmr
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Depuis que j'ai découvert ce texte qui suscite en moi une grande émotion, je l'ai  relu plusieurs fois, sans réussir à en déchiffrer complètement le sens. Espérance d'un enfant? cela peut être suggéré en effet par "le ventre en joie" ainsi que le soulignent Ysiad et Lastrega. Mais cela peut-être compris aussi comme la proclamation d'une satisfaction, d'une harmonie physique dans le couple.   Pour moi ce qui domine, c'est le désespoir d'une femme aux jambes brisées qui va tous les jours rendre visite à son mari inconscient à l'hôpital. A moins que son mari ne soit mort et qu'elle soit en train de sombrer dans la folie? Qui peut le dire, sinon l'auteur? Il me semble que le trouble provoqué par la lecture de ce texte tient au fait que chaque lecteur s'interroge  et est amené à interpréter la situation selon sa sensibilité et sa propre expérience. 
    11
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    J'ai perçu le texte de Patrick de la façon suivante : L'essentiel de la réflexion porte sur les facteurs circonstanciels de l'évènement. SI la femme n'avait pas insisté pour aller en excursion, SI elle n'avait pas demandé à changer de place, SI..., etc. les choses aurait été différentes.

    Peut-être, mais une situation différente n'est pas certaine, ni nécessairement meilleure.

    Supposer qu'il est possible d'influer sur les évènements à venir, implique obligatoirement avoir la connaissance de TOUS les facteurs déclenchants. Ce qui est, bien évidemment, totalement imposible.

    Que la jeune femme attende ou non un enfant, que le mari soit dans le coma ou mort paraît anecdotique et ne peut modifier en rien la grande peine de cette épouse, ni ses spéculations intellectuelles quant à sa culpabilité, spéculations à mon avis inutiles et inexactes.

    Toutefois, il est patent que l'Être humain a la maîtrise de certains paramètres grandement perturbateurs : si vous décidez de sauter dans le vide depuis la falaise, ne vous étonnez pas de vous casser quelque chose (HUM !) Il ne faut pas confondre probabilité et quasi-certitude.
    12
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    il y a aussi le type qu'elle croise dans le couloir avant la collision, qu'elle pense avoir connu, reconnu, une sorte de double de son mari, "une sorte de reflet de son homme portant l'envers de son âme", qui renforce la culpabilité que sa femme ressent, tout en brouillant les pistes car enfin qui est cet homme qu'elle croise dans le couloir ? Ce texte joue sur la confusion.
    13
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Il suffit de peu de choses, Lastrega un buffet qui s'écroule, un chien qui a du mordant, que sais-je moi ?
    14
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Mais la mélancolie n'est-elle pas, tout comme le sentiment perpétuel de culpabilité, une maladie elle aussi ?
    15
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Est-ce à dire alors qu'il se complaît dans cet état de mélancolie et qu'il y trouve même du bonheur à vivre ainsi, dans le passé ?
    16
    Dominique Mitton
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    L'histoire et l'image sont belles, ça ne suffit pas ??
    17
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Il s'agit d'un "Café littéraire, philosophique et sociologique", Dominique.

    Qu'entendez-vous par : "L'hustoire est belle" ?
    18
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Finalement, oui, je pense que c'est sur le thème de "la culpabilité" si cher aux psychiatres, qu'il nous faut plancher, plutôt que chercher à savoir si cette femme attendait ou non un enfant, si son mari était dans le coma ou si.... Et justement, à ce propos, nous débattions, dernièrement, ma fille et moi à propos d'un événement grave qui était survenu sur le terrain, l'année dernière, dans le milieu sportif où elle évolue et dont elle sentait avoir une grande part de responsabilité. Et comme elle s'en remettait à son Directeur Sportif, pensant même donner sa démission, celui-ci lui aurait répondu : "Tu te crois donc si importante pour te sentir coupable à ce point ?". Bon, c'était pas sympa comme réflexion, mais ça a eu (pas terrible l'expression) au moins le mérite de la soulager un peu et de la faire réfléchir... C'est dur la vie ! car tout peut arriver et nous ne sommes à l'abri de rien... il faudrait pouvoir tout calculer, tout quantifier. tout... mais comment vivre ainsi ? 
    19
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31

    Et vous oubliez l'égoût dans lequel je suis tombée, le fleuve Kourou dans lequel je me suis noyée (et étranglée) en pleine nuit, les deux serpents vénimeux sur le Pythagore, le Christ en bronze qui s'est détaché d'un mur et qui m'a assommée, la claque monumentale que ma filée un grand Black à l'entrée de la Marina Port la Royale à St Martin en Guadeloupe, parce qu'il s'était trompé de "wife", la meute de chiens qui m'a coursée et dont un a réussi à imprimer sa gueule sur mon mollet pendant la saison des pluies à Kourou aussi (eh ! oui), deux jours après que le Christ m'eût assommée (toujours à Kourou), le type (un Antillais) très BCBG qui a voulu m'étrangler, toujours à St Martin en Guadeloupe devant une pharmacie de l'Avenue de la Poste et qui, alors que les gendarmes le pressait de questions n'a pas su expliquer son geste, les trois types qui ont voulu me faire la peau parce que j'avais été témoin d'un meurtre commis par leur pote, un Rasta sorti de prison une semaine avant, sur l'un de mes amis, et pour m'empêcher de témoigner etc... mais chuttt ! vous lirez peut-être tout ça dans mes "histoires d'eau" un de ces quatre... Mais quand on aime l'aventure.... on ne compte pas ! Et tant qu'on est debout....
    FFG. Faut Faire Gaffe !

    20
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Mélancolie. Définition du dico. Du grec, melas : noire, kholê : bile. Bile noire. Qui a rapport à l'humeur noire. Bilieux, mélancolique. De mauvaise humeur. Molière avait sous-titré son Misanthrope : l'atrabilaire amoureux. Or Alceste en a contre tout le monde, la société, les flatteurs, les versificateurs, les types qui font la cour à Célimène qu'il aime, son époque en général, ses amours vont mal. Il n'est pas malade mais en colère contre le monde qui l'entoure et il l'exprime.

    C'est un exemple.

    Il y a des degrés dans la mélancolie, je ne sais pas si elle peut être apparentée à une maladie au sens propre.
    21
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:31
    Je crois que l'état de mélancolie n'est pas le sujet.

    L'héroïne de l'histoire cherche une raison utopiquement logique à ce coup du sort : la perte d'une être cher.
    Si l'homme avait été victime d'un bombardement ou d'un tremblement de terre, la réaction de la femme aurait été tout autre, sa peine ne pouvant pas être entachée de culpabilité.

    Deux facteurs exclusifs la culpabilisent :
    1/ Le caractère non inéluctable, apparemment, de la survenance de l'évènment.
    2/ Et, surtout, le fait qu'il n'y avait qu'une faible marge de temps pour que la catastrophe se déclenche.

    Si la femme n'avait pas voulu faire cette excursion, s'ils avaient pris un autre train, si elle n'avait pas voulu changer de place, etc., les choses aurait été, d'après l'épouse, différentes. Mais en fait, elle ne choisit que les seuls arguments qui la mettent en cause, pour mieux culpabiliser... Au fond elle a honte d'être en vie alors que l'être cher a disparu.

    C
    ar elle aurait pu opter pour d'autres facteurs tout aussi probant : S'il n'y avait plus eu de places dans ce train, si l'erreur d'aiguillage ne s'était pas produite, si le mécanicien de la motrice avait mieux réagi au signal d'arrêt, etc., éléments qui ne la mettaient pas en scène.

    C'est dans le présent qu'elle puise sa tristesse et non dans un passé lointain.
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