• Toutes dents dehors

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    Vous avez tourné sept fois votre langue dans la bouche avant de l'ouvrir mais vous sentez bien qu'aucune protestation n'en sortira. D'ailleurs, vous n'avez plus tout à fait votre tête. Vous avez baissé les bras et êtes pieds et poings liés. L'autre a fini par vous piquer et le voilà en train de fourrer son nez dans vos affaires...

     

    Le citron

    par Yvonne Oter

     

    J’aime les couleurs du drapeau belge car elles représentent les différents états d’esprit que l’on peut connaître au cours de toute vie humaine. Le rouge, d’abord, signe de passion brûlante, devant laquelle rien ne compte plus, n’existe plus, que son appel dévorant. Puis le jaune, or de joie délirante, de vie trépidante, que l’on saisit à pleines poignées quand la chance la place à notre portée et nous donne envie de danser, de chanter, de hurler notre bonheur à tous les échos. Le noir, enfin, teinte de mauvais augure, de morne déprime, de mal-être, de deuil et de chagrin, de vague à l’âme ou d’âme en mal d’aimer.

    Pour le moment, je vis une période couleur de drapeau belge délavé par les intempéries. Pas de grandes passions, pas d’immenses joies, pas de gros chagrins. Un petit boulot pépère, sans ennui mais sans conviction ; une vie amoureuse aussi plate qu’une ligne d’horizon à la Mer du Nord ; même pas de petite contrariété stimulante pour pimenter mon existence quotidienne : le contrôleur des impôts paraît m’avoir oubliée, le chat n’a plus de puces, mes géraniums ont bien fleuri, le prix du steak reste stable et le propriétaire a fait repeindre l’appartement sans augmenter le loyer. Ce n’est pas que je m’ennuie, ni que je pleure après les embêtements ; c’est plutôt comme si tous mes repas étaient cuisinés sans sel ni poivre. C’est fade.

    Mon seul vrai plaisir, dans mes journées insipides, c’est le soir. Après ma douche, je coupe un citron en fines tranches et je m’installe dans mon vieux fauteuil de cuir éculé où je déguste lentement, religieusement, les juteuses rondelles. Je fais glisser amoureusement le citron dans ma bouche, le déplace voluptueusement le long de chacune de mes dents, histoire que toutes profitent bien de la saveur acidulée de la pulpe, puis je la mordille délicatement pour sentir le jus imprégner avec délice chacune des papilles gustatives de mon palais. Quand le liquide parfumé me descend enfin dans la gorge, je ressens une profonde jouissance sensuelle, tellement physique que les poils de mes bras se hérissent et que mes orteils se mettraient presque au garde-à-vous. C’est le meilleur moment de la journée, quand le silence s’étend sur la ville et que la paix descend sur moi avec la nuit. Le chat peut bien faire le dégoûté et me tourner le dos pour ne pas voir " ça ", le rite du citron, c’est ma messe du soir à moi.

    Aïe ! Le zeste s’est traîtreusement calé le long d’une molaire et une douleur fulgurante autant qu’insupportable brise brusquement ma félicité béate. Ce n’est pas possible ! Je n’ai jamais eu mal aux dents de toute ma vie ! Pour vérifier l’improbable attentat à mon intégrité physique, je prends une autre tranche de citron et la lance à l’assaut de la rebelle : re-aïe ! Ah, la méchante, la traîtresse ! Je dois alors me rendre à l’évidence : ma molaire inférieure droite est en train de me lâcher !

    Oh rage (de dent !), oh désespoir ! Une sueur d’angoisse m’inonde. Bobo aux dents = visite chez le dentiste. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas ça du tout. D’abord, je n’en connais pas, de dentiste, ce ne sont pas des gens fréquentables en société et je méprise une corporation qui ne vise qu’à faire souffrir des gens qui ne leur ont pourtant causé aucun tort. Ce sont des malades, des sadiques, des fous furieux. Je hais les dentistes. Et je devrais confier le sort de ma petite molaire innocente - mais douloureuse - aux mains d’un bourreau de pareille espèce ?

    D’accord, je devrai y passer ! D’accord, je m’y résigne ! D’accord, mais lequel choisir ? En consultant l’annuaire téléphonique, je m’aperçois qu’il y en a de pleines pages. Il faut croire que le métier de tortureur professionnel est bien lucratif ! Et ils ont des noms qui me paraissent plus rébarbatifs les uns que les autres. Je trouve même un Docteur G. Tenaille ! Ca te donne envie, tiens ça… Pas de panique, je demanderai demain à ma collègue Pascale, elle en connaît peut-être un.

    Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, ou alors pour me réveiller en sursaut à la suite d’un cauchemar épouvantable où des paires de tenailles me pourchassaient en cliquetant férocement. Ce matin, j’ai la mine grise d’une déterrée du jour.

    -Ben alors, ma poule, t’en fais une tête ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

    -J’ai une vilaine molaire qui me fait mal et j’angoisse à l’idée de la confier à un méchant dentiste.

    -Ils ne sont pas tous méchants, les dentistes ! Tiens, le mari de ma copine Monique, il est dentiste. Et je peux t’assurer qu’il est tout plein mignon. Si ce n’était pas le mari d’une amie…

    -Je ne demande pas à ce qu’il soit mignon, l’arracheur de dents, je voudrais juste qu’il soit doux, tendre, attentionné, pour ma pauvre molaire ; qu’il me rassure, me réconforte, et surtout, qu’il m’explique bien ce qu’il va me faire subir. T’en connais un pareil, toi ?

    - J’ai ce qu’il te faut, ma vieille ! Un pas croyable, ce mec-là, que le plus dur est de garder la bouche ouverte tellement il te fait rigoler.

    - Ça m’étonnerait quand même qu’un dentiste me fasse rire ! Donne-moi quand même son numéro de téléphone. Je vais prendre rendez-vous chez ton phénomène, ça ne m’engage à rien. S’il ne me plaît pas, je fuirai courageusement, tu me connais…

    Déjà, la salle d’attente est moche. C’est pas bon signe. La bibliothèque regorge de gros volumes de littérature spécialisée dans l’art de la dentisterie. C’est pas bon signe non plus. Un praticien qui a dû étudier autant de bouquins rébarbatifs doit avoir un cerveau tellement survolté qu’il a sûrement pété un plomb ou deux en cours de route. Et puis le papier au mur est débile, les fauteuils inconfortables et les revues " gracieusement mises à la disposition " des malchanceux qui doivent poireauter datent pour le mieux de l’année dernière.

    J’essaye de faire le vide dans ma tête pour, tout le monde le sait, "décompresser à une période cruciale de votre vie". Je ne décompresse pas ! Je laisse alors mon esprit errer vers les confins ténébreux de mon subconscient. Mauvaise idée, car il me ramène vers un moment scabreux de mon enfance que mon conscient avait définitivement occulté pendant de longues années.

    J’avais cinq, six ans, et Maman m’avait emmenée chez le dentiste pour soigner une dent de lait qui prenait mauvais aspect.

    - Tu verras, c’est un monsieur très gentil : il ne te fera pas de mal.

    Maman n’avait pas pour habitude de me mentir, donc je la crus. P’tit bout d’chou perdue au fond d’un vaste fauteuil, j’eus cependant un doute en regardant la mine peu amène du médicastre.

    - Elle est gentille, au moins ? Elle se tiendra calme ?

    - Ben oui… Je suppose…

    Alors l’infâme me fit ouvrir la bouche et d’un coup, sans prévenir, y introduisit une roulette bourdonnante et fora sèchement la dent incriminée jusqu’à atteindre le nerf malade. Une horrible douleur me vrilla le cerveau jusqu’aux plus lointains neurones. Mais je ne criai pas, j’avais promis à Maman. Deux grosses larmes me coulèrent simplement le long des joues.

    - Voilà ! J’y ai mis un pansement. Je la reverrai la semaine prochaine pour terminer le travail.

    Maman n’était pas plus fière que moi en sortant. On aurait dit que c’était elle qui avait eu mal.

    - Je ne veux plus jamais aller chez le méchant monsieur !

    - Il faut pourtant bien finir de soigner ta dent.

    - Non, c’est fini, je ne veux plus ! Il est vilain tout plein, il me fera encore mal !

    - Ecoute, mon bébé, nous allons faire un marché. Je sais que tu as très envie d’un joli lapin en peluche, avec la tête qui dodeline au-dessus d’un ressort. Si tu te laisses bien soigner la semaine prochaine, je te l’offrirai en sortant de chez le dentiste. On fait comme ça ?

    - Chic, alors !

    Chaque jour, en partant à l’école, je m’arrêtais devant l’étalage de Pâques du pâtissier et contemplais le lapin, objet de ma convoitise. Chaque jour, il me semblait plus beau, plus désirable. " Plus que quatre fois dormir ! ". " Plus que deux fois… Plus qu’une fois… ". Mon cerveau, obnubilé par la promesse du lapin-récompense, avait soigneusement occulté la condition liée au cadeau.

    Le matin où Maman me conduisit chez le dentiste, tout reprit sa réalité. L’horreur s’abattit derechef sur moi.

    Je me fondis dans les profondeurs de l’immense fauteuil, pendant que l’homme de l’art me disait d’un ton faux et mielleux :

    - Ouvre grand la bouche, ma petite.

    J’ouvris largement les lèvres en prenant bien soin de garder les dents serrées l’une contre l’autre.

    - Ah, on fait sa capricieuse ! Allons, je n’ai pas de temps à perdre, moi ! Ouvre la bouche !

    - Non !

    Les choses se sont gâtées lorsque le sale type a voulu me desserrer les dents de force, avec son index. Finalement, je l’ai ouverte, la bouche, mais pour la refermer aussitôt sur le doigt inquisiteur. Il a hurlé, le sinistre praticien ! Et il s’en est souvenu longtemps de la gamine, parce que l’infection s’est mise dans la plaie, et il a dû cesser ses activités pendant un mois, qu’on a même cru qu’on allait devoir l’amputer.

    Maman ne m’a pas payé le lapin de mes rêves…

    On a essayé d’autres dentistes. Mais comme la salle d’attente avait tendance à se vider quand je poussais des cris d’égorgée pendant les séances, on demandait à Maman de m’emmener chez un collègue la prochaine fois. Parfois même sans nous faire payer…

    - Tiens, une nouvelle ! C’est à vous, belle enfant.

    Comment ? C’est déjà mon tour ? Au secours ! Je ne veux plus, moi, d’ailleurs je n’ai plus mal ! Je veux m’en aller !

    - Alors, on vient se faire torturer chez Tonton Jean-Pierre ? Racontez-moi, elle est où cette vilaine dent qui fait du mal à la madame ?

    Avant de me rendre compte de quoi que ce soit, je me retrouve à moitié couchée dans un confortable fauteuil, une lampe discrète braquée sur ma petite mâchoire, un tuyau coudé pompant avidement le peu de salive subsistant dans ma bouche desséchée par l’angoisse.

    - Alors, c’est où ?

    - Mmmgrrrblll…

    - Pour les leçons de diction, c’est chez la logopède en face ! Montrez-moi ça avec le doigt, ce sera plus simple.

    Il fait une grimace tellement comique que j’éclate de rire.

    - Non, non, non ! Quand on rigole ici, c’est la bouche ouverte ! C’est qu’elle me mordrait, celle-là…

    S’il savait, le brave homme ! Je rigole de nouveau en essayant de garder la bouche ouverte.

    - Vous m’avez l’air d’une joyeuse, vous ! Bon, passons aux choses sérieuses. Elle n’a rien de bien grave, votre molaire. A peine un soupçon de carie. On va régler ça en deux temps trois mouvements.

    Oh non ! Pas une piqûre !

    - Si je n’endors pas, vous allez avoir un mal de chien ! Alors, vous allez laisser faire Tonton Jean-Pierre et vous ne sentirez rien.

    Je laisse faire Tonton Jean-Pierre. Bien obligée puisque je suis à sa merci… Et c’est vrai que je ne sens pratiquement rien.

    Pendant que le produit agit, il prépare ses instruments qui cling-clignent à mes oreilles apeurées, puis il enclenche le mécanisme de la roulette fatidique qui se met à vibrer de manière menaçante. Ce serait épouvantable si Tonton Jean-Pierre ne se mettait pas en même temps à parodier les paroles de la chanson qui passe en sourdine à la radio.

    "A chacun sa rousse,

    A chacun son câlin,

    Rase la moustache à ton méd’cin."

    Je me bidonne dans mon fauteuil.

    Je commence à moins me marrer lorsqu’il approche la roulette de ma petite molaire adorée.

    - Mmmgrrrblll…

    - Dodo ! La dent, elle fait dodo, la dent ne va pas faire bobo ! Alors, on laisse travailler l’artiste sans râler. Non, mais !

    Mes deux mains se serrent convulsivement en un geste de prière bien inutile. Mes yeux affolés cherchent parmi les moulures du plafond un signe divin qui ajournerait le supplice.

    Bzzzzz… La fraise résonne comme un moulin à café dans mon cerveau enfiévré. Mais je n’ai pas mal ! Petit à petit, je me calme, je me détends.

    - Et voilà l’travail ! Je vais juste y poser un petit pansement que j’enlèverai la semaine prochaine pour parachever l’ouvrage d’art. On se redresse, on se rince la bouche et on dit " Merci Tonton Jean-Pierre ".

    - Merci Tonton Jean-Pierre !

    - Ne rien manger avant une heure, le temps de laisser sécher le produit.

    - Ce soir, je pourrai manger mon citron ?

    - Bien sûr, et la peau et les pépins aussi si ça vous tente. Tout est bon dans l’citron, comme disait l’autre.

    Il ne faudra pas que j’oublie de remercier Pascale de son bon conseil. Ce dentiste-là, je ne pense pas que je le mordrai. Il m’a trop fait rigoler !

     


  • Commentaires

    1
    Lundi 6 Juin 2011 à 22:26

    le principal dans la vie c'est d'avoir des émotions vraies comme maintenant où je sens que le pardon viendra de la droite

    2
    Mardi 7 Juin 2011 à 17:01

    Ce qui s'appelle avoir une dent contre les dentistes ! J'en connais qui s'appellent Machetout, Molette, Sourire, faut l'faire!

    3
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:17

    Ne fais point ripaille de nougat pour ton anniversaire ma Melusine... Souviens-toi du supplice de la rou... lette. Et si ta vie amoureuse ressemble au Plat Pays des Belges (qu'est-ce que je suis contente, j'ai réussi à la caser celle-là)... embarque-toi plutôt pour Cythère (Ah ! Cythère)...

    Et encore Vive le 6 juin ! Quelle date...

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