• Tête à claques

      

    Tête à claques

    Tête à claques

    Benoit Camus

     

       Je les regarde. Je ressens que dalle. J’ai plus la haine.

       Avant, rien que traverser ces quartiers boursouflés me gonflait d’adrénaline. Une décharge qui me convulsait le cerveau reptilien. Des relents de fureur tels que ça me tordait le bide. Spasmes. L’écume aux lèvres. Des envies de tout péter, de dégobiller sur leurs trottoirs boudinés ma hargne, de cracher sur leurs murs bedonnants ma rage. Je me voyais barbare. J’arpentais leurs rues, des rêves de bombes et de cocktails Molotov plein la tête. Je semais la désolation. Les résidences ventrues explosaient les unes après les autres dans mon sillage. Déflagration en chaîne. Pas à pas, le champ de ruines. Rasé, le ghetto de riches. Massacrés, les nantis bunkerisés. Baisées les bourgeoises matelassées. Labourées, lacérées par ma lame de justice. Oui, dès que je frayais dans ces zones grasses, je me sentais galvanisé, animé d’une énergie pure et destructrice, qui me rendait plus vivant que mon quotidien de rase-mottes ne me prédisposait à l’être. Je sortais de là avec les crocs. Un appétit d’affamé. Prêt à bouffer le monde. Rien ne s’était passé, pourtant. Ni éraflures sur les rutilants immeubles blindés aux digicodes et leurs façades arrogantes, ni cris, ni larmes. Personne m’avait remarqué. Silhouette grise et floue sur l’asphalte qui brillait davantage que moi. Rien n’avait changé, sauf que j’étais remonté à bloc et que ça durerait jusqu’au soir. Et que j’avais dix-sept ans. Et que j’y croyais…

      Et maintenant, je suis là. Assis sur ce banc, dans ce square adipeux d’un secteur huppé. Et zéro… Même pas envie de hurler. Même pas voulu fracasser les vitres sur le chemin, dévaster les halls cadenassés à la vidéosurveillance… Le vide… Pas le moindre élancement dans les tripes. Aucune vibration. Où s’est terrée ma haine ? J’ai perdu ma haine. Au fil de ma petite vie à vau-l’eau, dont je colmate les brèches à coups de compromissions. Juste survivre et s’échiner pour rester sur le radeau. S’accrocher et suivre le courant. J’ai plus ma haine. Pffuittt, envolée la haine. Remplacée par un poids de misère à ras du ventre. Le corps lesté par la résignation. L’indifférence. À quoi bon ! Je suis venu ici. Voir si ça palpitait encore. Sous sédatif, j’ai la cervelle engluée. Les espoirs enlisés dans la fange d’une routine carcérale. M’ont anesthésié. À force de. La même litanie depuis des lustres. Encaisser pleine poire. Pas moufter. Digérer. Et le pas empesé, traîner sa médiocrité à travers des jours et des nuits sans relief. Et rien y trouver à redire. J’ai plus la haine. Devenu vieux con comme le mien, du temps où je le méprisais. Parce qu’il bronchait pas. Parce qu’il rampait. Du moment que nul ne l’emmerdait, n’entravait sa route entre la télé et son bureau… « À quoi bon ? Le monde est tordu ; tu le redresseras pas ! » me disait-il. J’ai rejoint la multitude. La colonie des morts-vivants. Claquemuré, recroquevillé. Chacun sa graisse et d’abord sa pomme.

       Je les regarde. Leurs mouflets qui braillent et cavalent, avec leurs vêtements plus chers que mon loyer. À celui qui s’imposera, poussé par l’exhortation parentale, l’empreinte génétique, qui grattera ses congénères et s’appropriera la balançoire. Déjà conditionné : piétine mon enfant, piétine. Dès le berceau au taquet pour rafler la mise devant les yeux éblouis des mères. C’est bien, mon enfant, c’est bien ! Je les regarde, les mères. Clones de top model. Simili des gravures de mode. Sûr, elles sont armées ! Les wonder women affûtées et surbookées, entretenues par des heures de ravalement particulier. Pas de souci pour conserver la ligne. Suffit d’y mettre le prix. La chasse aux bourrelets et aux rides. Pimpantes et sucrées. Des filles papier glacé, sur lesquelles j’avais l’éjaculation précoce, du temps où elles me titillaient le zob. Parce qu’aujourd’hui, malgré leur petit cul et leurs gambettes aussi longues que la tour Eiffel, plus envie de me répandre. Non, plus envie… Je les regarde. À peine si je bande. Bite en berne. Y’a rien qui se trame. Et c’est pas leurs mères, les grands-mères, tirées à quatre épingle et de partout, avec leurs cheveux violets et leur peau ravaudée, qui y changeront quoi que ce soit. Z’ont beau afficher leur taille mannequin, je vois que les échafaudages. Je les passe en revue. Je cherche. Rien susceptible de ranimer ma haine. Même pas du côté des pères, des maris, des amants. Tenue dernier cri et mèche impeccable. Technologie de pointe au creux de la paume. Tout ce que je déteste. Oui, tout… Et pourtant, leurs gueules sanctuarisées de thunés, il me vient pas l’humeur de les ravager. Je suis là, je les mate et je me sens mort.

       Où s’est planquée ma haine ? Comateux, engoncé dans mon quotidien étroit, je bouge pas. Me contente de les regarder, de remarquer cet adolescent, que fait-il ici ? qui me scrute. Un grand frère, sans doute. Bien sage et propret, chargé de la surveillance rapprochée de sa fratrie. Il me reluque, façon j’t’ai dans le collimateur. Que me veut-il ? Il a reconnu l’intrus. La tâche dans le décor. L’anomalie dans le paysage. Il se dirige vers moi. Presse le pas.

       Clac, j’en reviens pas. La main sur ma joue tannée, j’encaisse le choc. M’a pas raté, le con ! Le gamin m’a matraqué d’une claque et à toutes jambes, devant les yeux indignés des passants, s’enfuit. Il s’enfuit. Il est pas des leurs. Et je comprends qu’il m’a confondu avec eux. À un bobo habillé clodo, il m’a assimilé. Gonflé de ressentiment, m’a aligné direct. Et tandis qu’il disparaît derrière les grilles du square, les mamans outrées se précipitent vers moi, à mon chevet me collent leurs nichons vitaminés sous le nez, compatissantes s’enquièrent de mon état. J’en profite pour les renifler mais si, au fond du bide, ça se réchauffe, je sais que ce n’est pas à elles que je le dois. Putain, il y a encore des mômes qui ont la hargne ! Tout n’est pas perdu !

    Brève : 25 février 2014

    Climat social : 61% des jeunes prêts à se révolter


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  • Commentaires

    1
    Samedi 13 Septembre 2014 à 11:01

    Waouh! Impressionnnant, Benoît, du grand art... et si vrai...

    2
    ludsaf
    Dimanche 14 Septembre 2014 à 20:16

    Oui, ça claque ! Bien vu Benoit !!!

    3
    Lza
    Mardi 16 Septembre 2014 à 09:25

    Se tromper d'adversaire, quel dommage!

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