• Terre brûlée (2/4)

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    second épisode de la nouvelle de Patrick Denys 

     

    Seul avec ma plaie, ils m’ont débarqué dans ce désert "( Sophocle - Philoctète)

     

     

    Témoignage de Michel Verdier (négociateur " grands comptes " dans l’équipe de Pierre Lévêque) communiqué à la Commission d’Enquête

     

     

    Après les derniers évènements survenus dans notre Entreprise, Olivier DEBORD, représentant de la Commission d’Enquête m’a demandé de témoigner. J’ai refusé la proposition interview enregistrée, m’estimant trop impliqué et trop proche de Pierre Lévêque pour pouvoir garder la distance nécessaire à un exposé objectif des faits. J’ai donc pris le temps de la réflexion avant de relater par écrit les évènements, tels qu’ils se sont déroulés, sous réserve des écarts possibles, dus à mon interprétation

    J’ai connu Pierre Lévêque peu de temps après mon entrée chez PEPLOS. Dès notre première rencontre, nous avons sympathisé. C’était à Lyon, à l’occasion d’une réunion de secteur. Je venais d’intégrer la Direction Régionale. Pierre Lévêque, qui avait plus d’ancienneté, exerçait déjà ses fonctions de Directeur des Opérations " grands comptes ". Ses allures de montagnard et son charisme m’ont tout de suite impressionné. Avant tout, beaucoup de gentillesse ; je vois encore son sourire quand il a interrompu, en fin de matinée, et assez brusquement je dois dire, un exposé du Directeur régional, lançant à la cantonade qu’il était temps de penser aux choses sérieuses, de passer à l’apéro pour accueillir le " nouveau ". Le " nouveau ", c’était moi.

    Je crois pouvoir dire que Pierre faisait l’unanimité dans l’équipe. Il aurait pourtant pu susciter bien des jalousies et réveiller des ambitions cachées (j’ai appris qu’on ne se fait pas de cadeaux dans ce milieu). Il était le meilleur de nous tous, les clients eux-mêmes, pourtant durs en affaires, ayant fait sa réputation dans la région ; il n’y eut jamais la moindre ombre au tableau.

    J’ajouterai que Pierre Lévêque avait un franc-parler hors du commun. Refusant toute compromission, il restait toujours égal à lui-même. Je garde le souvenir d’empoignades épiques au cours de nos réunions, mais personne ne semblait s’en offusquer ; je crois utile de rappeler qu’à cette époque, le droit de débattre était une des valeurs de l’Entreprise, que nos managers ne manquaient pas d’afficher à l’occasion de séminaires aux énoncés provocateurs, comme " Alternatives ", " Feux croisés " ou " Controverses " qui n’avaient d’autre prétexte que d’offrir un espace à la libre expression et à la créativité des salariés.

     

    Jusqu’au jour de  notre rachat par le groupe américain " Serenity ". Le changement fut brutal et sans transition. Un avatar climatique. Suivi d’un processus violent de dégénérescence. Comme une corruption soudaine de l’air qu’on respirait. On vit disparaître nos anciens dirigeants pendant que d’autres investissaient les couloirs d’une autorité clinquante, un vent mauvais d’arrogance gagnait insidieusement les étages, comme une contagion Chacun de se réfugier derrière son écran informatique, on se mit à forwarder, benchmarquer, lowcoster, dispatcher, thinktanker. Avec ce langage venu d’ailleurs, avaient débarqué le nouveau Directeur Général, flanqué de son coast killer*. Ils firent leur apparition lors d’une convention de l’ensemble du personnel dans un Ibis de la banlieue parisienne. Une semaine de kick off* dans un Hilton de Palm Spring avait laissé sur leur peau les stigmates du soleil de Californie. L’incorrigible Pierre Levêque lança à la cantonade quelques allusions narquoises, mais personne n’osa broncher.

    "  Nos partenaires sont très déçus de vos résultats ". Je crois me rappeler ces premiers mots de l’intervention d’Hervé Girard. Sa façon à lui d’établir le contact avec son personnel. S’ensuivirent de fastidieuses présentations de chiffres et des considérations sur le ressaisissement nécessaire de nos énergies. Le " coast killer ", un personnage inquiétant au teint jaune, que nous avions pris l’habitude de croiser dans les couloirs, qui ne reconnaissait jamais personne, annonça un train de mesures nouvelles, toutes ayant rapport au confort de travail de nos vies quotidiennes.

    Calmement, comme à son habitude, Pierre Lévêque s’était levé : " J’ai entendu dire que notre activité Licra Nouvelles Déclinaisons pesait 80% du chiffre d’affaire réalisé par le groupe. Pourriez-vous nous donner quelques informations sur la répartition de la masse salariale ? "

    Un moment de silence. Ce fut Hervé Girard qui s’approcha du micro.

    " Dans les réunions, dit-il, il y a toujours quelqu’un pour poser les questions stupides. Je vous remercie, Monsieur Lévêque, de nous avoir rendu ce service ".

    Pierre Lévêque s’est rassis. Je ne lui avais encore jamais connu ce visage. Celui d’un homme blessé par la morsure d’un serpent venimeux ; et je crois que la plaie ne s’est jamais refermée. Ce fut comme un empoisonnement, comme une enflure de tous les instants. Cela se sentait. Trop, sans doute. Ces gens avaient l’obsession du chiffre et du résultat immédiat, le temps n’existant pour eux que dans la fébrilité de l’instant. L’intelligence  vive, l’art du questionnement, la légèreté et le pétillement de l’esprit, l’impertinence et surtout la générosité, tout cela n’était que purulence et nécrose, celle de la vieille Europe, sans doute. Cela sentait mauvais et il allait falloir éloigner ce membre gangrené.

    Harcèlement, disgrâce, l’embrouille sous toutes ses formes, Pierre Lévêque se vit contester ses notes de frais et ses déplacements en province. La nouvelle organisation le privant de toute autonomie dans la gestion de son agenda, son assistante avait reçu pour consigne de ne lui laisser aucun espace libre, ce qui eut pour conséquence immédiate une surcharge de travail, sans compter les rappels à l’ordre incessants de sa Direction, exigeant la remise à jour des tableaux de bord, car c’était bien cela l’essentiel, qu’importait la qualité du travail accompli et la satisfaction des clients, la ponctualité dans vos reportings*, c’est cela qu’on vous demande, Monsieur Lévêque. Pour les rendez-vous importants et soi-disant pour rassurer le client, on prit l’habitude de le faire accompagner d’un cadre dirigeant, n’ayant la plupart du temps aucune expérience des subtilités de la

    négociation dans ce contexte spécifique, se permettant l’arrogance au prétexte de quelques réussites passées dans la vente d’ascenseurs ou de produits alimentaires, ces incompétents allant jusqu’à brouiller les cartes de la transaction par leurs propositions absurdes. Pierre Lévêque, consterné, était contraint de réparer comme il le pouvait, les dégâts occasionnés.

     

    Ai-je noirci l’exposé des faits ? Ce qui reste incontestable, c’est le changement important que nous avons tous constaté dans les attitudes de Pierre Lévêque. Il avait perdu de son entrain et de sa bonne humeur, de toute évidence il était surmené et commençait à perdre pied.

     

    C’est alors qu’on lui a confié le projet " CASTEMA " ". Un chantier énorme, un dossier complexe, avec beaucoup de concurrents sur le coup. Six mois de travail acharné et au bout, la réussite. Nous avions organisé un pot avec l’équipe pour fêter l’évènement. Pierre est arrivé en retard, agité et très anxieux ; il s’est excusé de ne pas rester.  Hervé Girard, sans le consulter, venait de confier le suivi de l’affaire à Jocelyne Bordier.

     

    De ce jour, on ne l’a plus revu. On a dit qu’il était en arrêt maladie, qu’il aurait été hospitalisé. Un soir, je l’ai appelé chez lui pour prendre de ses nouvelles ; il était distant et évasif. Et le temps a passé ; jusqu’à l’annonce de son retour. Le DRH m’a convoqué. Une démarche exceptionnelle, m’a t- il dit. Votre collègue Pierre Lévêque devait reprendre son travail mais il semble qu’il ait décidé de jouer les prolongations. Nous comptions sur lui pour la reprise des négociations avec CASTEMA et j’ai essayé de le retenir, mais rien à faire. Malheureusement, sans lui, il sera difficile de décrocher le contrat. Hervé Girard m’a demandé de tout faire pour le convaincre et il a pensé à vous. Vous êtes son ami, je crois ? Allez le voir, trouvez les bons arguments, dites lui qu’il est le meilleur, que l’Entreprise a besoin de lui et que nous savons tous qu’il est le seul à pouvoir emporter ce contrat. Dites lui encore que nous pensons à lui pour un poste à responsabilité en région Paca.

     

    *coast killer : cadre financier chargé de réduite les coûts

    * kick off : Sorte de congrès réservé aux cadres de haute direction

    *reporting : Elaboration de tableaux de chiffres à usage de compte-rendu d’activité.

                                                                                                                             à suivre…


  • Commentaires

    1
    Mardi 4 Mai 2010 à 18:08

    Même avec une bonne dose de positive thinking il est difficile d'espérer que le serial coast killer se fasse choper et je sens que tout ça va tourner à l'horror movie bientôt.

    2
    Mardi 4 Mai 2010 à 21:25

    Demain, chère Yvonne, demain !

    En attendant voilà à nouveau le Working Class Hero proposé par Magali

    3
    Yvonne Oter
    Samedi 23 Août 2014 à 18:23

    La suite, la suite, la suite, ...!!!!!

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