• Spécial 400 (02)



    Marielle Taillandier aime les cafés et la chaleur humaine que l’on peut y trouver. Elle aime le bois verni des tables et les chaises de bistro, les petits gâteaux de boulanger que l’on s’échange dès que le garçon a le dos tourné, les confidences au-dessus d’une tasse de chocolat (elle ne boit aucun alcool, même pas en rêve), les rires retenus, les projets de se revoir dès que possible. Elle aime les autres au point de les rassembler, dans un lieu choisi par elle, lorsque l’automne se met au gris. Elle aime tout cela, sans distinction. Elle sait bien qu’en Novembre, à Paris, les cafés sont des soleils où venir se chauffer.

    Marielle Taillandier fait partie de ces auteurs généreux qui n’ont pas recours aux effets de manche pour nous parler des choses de la vie. En quelques phrases authentiques, ils nous émeuvent, et nous bouleversent.

    De nos jours, ces auteurs-là ne sont pas si nombreux.

    C’est avec elle que nous entrons ce soir au café.

     

     

    Verveine Menthe

     

    Elle m’a suivie quelques minutes plus tard et s’est assise en face de moi, portant un cabas à provisions rempli et bien trop lourd pour elle. Petite, frêle, la tête enroulée d’un foulard représentant les monuments de Paris, elle a pris son temps pour s’installer en poussant des petits " pfff ! " de soulagement en posant enfin son sac. Son imper élimé plié soigneusement sur la chaise, elle a dénoué son foulard qu’elle a enfoui dans son sac à main. Puis elle m’a souri, toute heureuse d’avoir capté mon attention, et son visage ridé s’est illuminé comme une vitrine de Noël. Je venais de commander un thé à la russe bien chaud avec des cookies lorsqu’elle appela le garçon pour demander une verveine menthe. Visiblement, nous avions besoin toutes deux de nous réchauffer.

    Nous nous sommes regardées, elle tout sourire, moi un peu timide. Je ne sais que trop ce que signifient ces sourires d’approche de la part des vieilles dames : ce sont des appels au secours, des harpons plantés dans les cœurs. Son sourire à elle traquait le mien qu’elle semblait supplier de rester accroché et de ne pas l’abandonner. Les vieilles dames tentent leur chance auprès d’inconnues comme moi qu’elles savent disponibles et peut-être aussi seules qu’elles. Je parie même qu’elle m’avait repérée avant d’entrer, proie facile que j’étais avec mon regard vide et, entre deux doigts, un cookie grignoté du bout des dents.

    Une main posée sur la tasse brûlante de sa verveine, remuant de l’autre le sucre qui s’y noyait, elle eut vite fait d’engager une conversation qui ne laissait aucun doute sur sa situation. Les Parisiennes sont souvent des montagnes de souffrances accumulées entre leurs quatre murs, qu’elles viennent déverser en flots douloureux aux inconnues des cafés. On les affuble souvent d’un caniche hargneux et d’un maquillage outrancier mais leur vérité est bien plus cruelle. Les verveines menthe ne sont que des prétextes pour parler, d’ailleurs elle n’a presque pas touché à la sienne, affirmant qu’elle était amère et que ça lui remuait l’estomac. La moitié de sa pension devait passer dans les infusions dont il devait peu lui importer en vérité qu’elles fussent amères puisqu’elle ne les buvait pas. Non, elle m’a regardée longuement avec son sourire d’un rose criard et nous avons parlé, doucement, tâtant le terrain sensible des épanchements puis, oubliant Paris autour de nous et l’ambiance du café aidant, nous nous sommes progressivement confiées, saoulées de souvenirs et de petits secrets qui nous arrachaient des rires pudiques ou des oh ! d’incrédulité. Elle s’appelait Marthe et avait été artiste de music hall de strass et de lumières qui avaient laissé des éclats dans son regard noisette. Amoureuse d’un homme beau comme un dieu, qui était aussi son partenaire, tous les deux avaient usé les scènes des cabarets de France et vécu de leur passion. J’imaginais les photos de cette époque tapissant les murs de son appartement, soigneusement conservées dans des cadres dorés entre les souvenirs de tournées et les programmes des premières dédicacés. Son compagnon avait disparu et les photos devaient avoir jauni tandis qu’elle devait se repasser en boucle le film de leur gloire où les projecteurs les éblouissaient face à un public enthousiaste.

    Les heures ont passé, entraînant avec elles le déclin de la faible lumière de novembre. Nous n’avons pas vu la pluie tomber abondamment sur la ville, pas senti la fraîcheur qui s’installait, ni vu la nuit qui recouvrait les trottoirs et allumait les réverbères. Paris se préparait pour une longue soirée d’automne humide et froide et enfilait son pyjama.

    Marthe n’a pas bougé de son siège de tout l’après-midi et n’est pas allée aux toilettes ; parfois elle contrôlait son visage dans son miroir de poche, le lissait des deux mains pour retrouver une jeunesse fanée et tenter de me montrer à quoi elle devait ressembler, avant. Une coquetterie datant de l’époque où il fallait entrer en scène avec un maquillage irréprochable. Et la peur au ventre. Le numéro de lancer de couteaux ou celui de la femme tronc, dont elle connaissait les trucs qui font rêver les gens et trembler leurs acteurs.

    Vers 19 heures, alors que je regardai ma montre pour tenter d’amorcer un départ, deux types sont entrés dans le café. Ils ont lancé un coup d’œil circulaire dans la salle et, en apercevant mon interlocutrice, se sont approchés tranquillement de nous comme pour ne pas l’effrayer :

    " Alors, Madame Laroche, vous nous avez encore fait des niches, aujourd’hui ? On vous cherche depuis des heures…c’est pas bien, vous savez… "

    Marthe lui répondit d’un regard brillant de larmes. L’un des infirmiers l’avait prise par le bras pour l’entraîner doucement vers la sortie. Elle n’a manifesté aucune résistance et les a suivis, résignée. Alors que je regardai la scène sans comprendre, elle s’est retournée vers moi en me lançant :

    " A demain, ici, à la même heure, revenez demain, je m’échapperai encore et je vous raconterai la suite ! Je vous en prie ! "…


  • Commentaires

    1
    Vendredi 5 Décembre 2008 à 07:24
    Merci pour cette échappée belle, moi je suis sûre qu'elle reviendra demain s'asseoir à une autre table. On a envie d'y être , bravo !
    2
    annie
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    Merci Marielle, un café qui vous prend par le coeur.
    3
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    C'est triste et c'est beau... Je ne sais que dire d'autre, à part BRAVO ! Marielle.
    J'aime bien aussi la photo "en noir et blanc". 
    4
    fanbouh
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    Superbe!
    On aimerait revenir demain à la même heure pour connaitre la suite, nous aussi...
    5
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    Votre texte réaliste est touchant Marielle Taillandier, BRAVO !  mais il ne peut y avoir de suite, car... c'est une fin.
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    6
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    J'ai laissé quelques fautes de frappe et fait des erreurs de prosodie.
    Jevous prie de m'en excuser.
    Je recommence : plouf - plouf !
    .
    .
    ÉCOUTEZ-MOI, S'IL VOUS PLAIT...
    .
    .
    Je m'enfuis du refuge aux longs cris de ma peine,
    Des hiers lumineux pour en conter l'espoir
    À la raison du coeur de l'inconnue, un soir,
    Et trouver à revivre en mémoire souveraine.
    .
    Je m'attarde un moment en table riveraine
    En clamant mes "Adieux" sous forme "d'Au-revoir".
    J'échappe au quotidien, manquant à mon devoir :
    Je radote ma Vie aux tasses de verveine.
    .
    De l'instant privilège en jaillit ma fierté,
    Évasion sublime au chant de liberté,
    Que je goûte en cachette auprès de Marielle.
    .
    Je retourne à l'asile où je tais mes secrets,
    Mais reviendrai, peut-être, émettre en kyrielle
    Mes exploits d'autrefois aux publics indiscrets...


    Jacques LAMY
    7
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    Jacques Lamy... où l'homme qui écrit des poèmes plus vite que son ombre. Bravo ! C'est beau.
    8
    Marielle TAILLANDIER
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    Bonjour à tous,

    Très touchée (et étonnée) par vos aimables commentaires sur Verveine Menthe, qui a longtemps infusé dans ma tête avant de verser sur une table de café parisien...merci à vous tous, Calipsophiles de passage ou réguliers.

    Marielle.
    9
    Jeannine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    Ma chère Marielle,

    Moi aussi, je trouve les journées d'automne courtes, humides et froides et une petite pause menthe verveine donnerait un peu de chaleur à mes vieux os en attendant les jours ensoleillés. Je ne sais pas si j'aurai le temps de parler de mes amours mortes à Marthe, j'aurai suggeré une bonne recette de potage aux légumes. Mais au fait,  pourquoi Marthe a-t-elle acheté des légumes?
    Je cours trop vite, je ne vois rien...
    Bises Marielle, je descends car j'ai une brioche à préparer pour demain matin.  (Continue Marielle....c'est beau!) A très bientôt. Jeannine
    10
    Couturier Fanette
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    Très beau texte emprunt de nostalgie parisienne et de tristesse aussi.
    Bravo à l'auteur
    11
    Sandrine
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    Très beau texte et c'est vraiment touchant. J'aime bien l'atmosphère décrite, le style, les personnages et quelle fin! On en redemande!!!
    12
    LAMY Jacques
    Samedi 23 Août 2014 à 18:32
    Marthe..  est-elle revenue ?
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