• Sonate en sous bois

     

    Sonate en sous bois, de Patrick ESSEL est une nouvelle écrite pendant un festival de films sur la psychiatrie, il y a douze ans de cela au lieu-dit " La Dame Blanche ", un centre hospitalier forcément imaginaire.

     

    œ

     

    Hermann n’hésita qu'un bref instant avant de s'asseoir sur le banc de pierre en face de l’austère pavillon Charcot. Le ciel se gonflait de gros nuages noirs, prêts à se rompre et la lumière s’entachait d’une infinie tristesse. L'endroit était à l'écart, morne et terreux, loin des bâtiments illuminés qui donnaient sur la salle des fêtes. Comme chaque année, aux premiers jours de l’été, la Dame Blanche ouvrait ses jardins et salons à d’invraisemblables spectacles de théâtre et de cinéma. Une semaine durant, on y entendait parler toutes les langues de l’univers et un peu partout on pouvait croiser seul ou en troupe, quelques hurluberlus remarquablement inspirés. C’est à Charcot qu’on reléguait les impotents, les imbéciles, les forcenés, la plupart des vieillards et pour en prendre soin, les employés d’une certaine précarité existentielle. On demandait au reste du personnel de s’incliner devant les nécessités de service et aux patients moins infirmes d’arborer un sourire de circonstance. Mais il arrivait, dans le bonheur de se retrouver au beau milieu d’une fiction, que des sentiments longtemps enfouis s’expriment soudainement et que, au détour d’une scène lumineuse, on se laisse aller à de douces folies ou à quelques visions extravagantes. Naturellement on redoutait en haut lieu cette vérité des émotions et on multipliait mises en garde et coups de semonce à l’encontre des indisciplinés. Les récalcitrants passaient systématiquement à la chausse-trappe, c’est à dire à Charcot. Là-bas, on avait entrepris de substantiels travaux de replâtrage et d’isolation avec une infinité de poutres, de piliers, de grilles et de cloisons. De ce fait, il y régnait la plupart du temps un silence claustral, à peine troublé par les pirouettes du vent et les manœuvres occultes de quelques hirondelles volages. Passé une certaine heure, plus personne n’y mettait les pieds. Après le dîner, Hermann était venu y attendre la nuit ; l’atmosphère était propice à l'écriture et il trouvait dans ce dénuement un certain contentement. Il sortit de son veston un vieux cahier de devoirs et parcourut en toussotant quelques lignes de ses " Méditations sur un passé très ancien "  :

     

    Comme un ver sans terre

    L'homme tortille son petit corps amer

    Dispersant à la diable ses anneaux d’amour.

    Et tandis que le temps épuise la lumière,

    Qu’un vent d’oubli exaspère la chair

    Et la ternit de poussière,

    La peur gorgée d’odeurs infâmes

    Ecartèle ses entrailles

    Et ouvre la voie de l’innommable.

     

    Dieu, quelle humeur de chien ! ronchonna-t-il. Il relut une seconde fois le texte en se triturant le nez. Il n’appréciait qu’à moitié cette façon de ruminer le manque et la douleur. Comme d’habitude, il allait probablement réécrire presque tout. Il resta un long moment suspendu entre tristesse et ironie, allant de mot en mot vers quelque profondeur inconnue. Du pavillon se dégageait une forte odeur d'oublis et d'interdits, une odeur sénile. De temps en temps, il lui semblait voir quelques petits diables à l’air maussade descendre du mur par grappes de trois ou quatre et venir à sa rencontre en frappant le sol de leur queue. Il mettait cette bizarrerie sur la mauvaise qualité des amphétamines qu’un docteur peu regardant lui prescrivait et qui régulièrement lui faisait perdre la tête. Le ciel commençait à se défaire et de tous côtés des ombres dévissaient. Embarrassé, il ferma les yeux, pour les rouvrir presque immédiatement, alerté par un bruissement de lumière. Le bâtiment, engoncé dans le silence, se réveillait mollement sous les grésillements de vieux néons et la façade transpira peu à peu d'une clarté froide et blanche. De drôles de bruits commencèrent à courir un peu partout, mélange cinglant d’exclamations, de ricanements et de braillements. Des images macabres lui traversèrent l’esprit à toute vitesse, transformant les plaintes en d’horribles vociférations. L’idée l’effleura d’écrire quelques lignes sur cette détestable ambiance mais son attention se perdit dans l’examen de l’enceinte. Les fenêtres avaient été très adroitement grillagées de façon à rendre abstraites toutes tentatives de relations parallèles. La plupart des vitres étaient si maculées de glaires, de sang ou d’excréments qu'il était impossible de distinguer parmi la multitude d'ombres tordues et entrelacées les unes aux autres, une forme à l’allure humaine. Il resta un long moment perplexe, se frottant les paupières du revers de la main, puis recommença à inspecter une à une toutes les fenêtres, étage après étage, cherchant à surprendre un signe, une expression, un appel peut-être. La cloche de vingt heures ramena un semblant de silence dans la place. Mais pour Hermann, ce silence-là était de la pire espèce : une longue plainte, entrecoupée de sanglots continuait d’errer aux alentours, s’approchant subrepticement de lui. Il sentait crépiter les rancœurs et en recevait de tous les côtés quelques éclats, très durs.

    Des corps brisés, des yeux boursouflés, des bouches cousues apparaissaient un peu partout sur les murs et se fondaient en une entité divagante. Au cœur de l’hôpital, on entendait les premiers fracas des artistes, des troubadours, des illusionnistes, de tous ces bateleurs venus des quatre horizons exhiber leurs œuvres intestines. Là haut, dans les étages, ils ignoraient certainement tout de ces œuvres-là et il jugea que certainement les œuvres, elles aussi, les ignoraient.

    Au-dessus de lui, les nuages chargés de poussières blanchâtres, montaient et descendaient en tourbillon, grisés par des vents de plus en plus mordants. Ses mains se serrèrent. Il eut envie de ne plus écouter que les éléments, scruter le ciel et suivre les tournoiements effarés des volatiles. Ses mains se serrèrent à nouveau, plus fort. Il comptait beaucoup sur ses mains pour soutenir sa raison abusée. Quand la lassitude s’installait et qu’il se figurait le monde dans un noir total, il suffisait qu’il les passe sur ses lèvres pour se rappeler les mille vies qu’elles avaient caressées. Et s’il assoupissait, épuisé par toutes ces belles échappées, c’est elles qui l’aidaient à supporter les douleurs de la nuit. Il les regarda : elles étaient moites, nouées par le froid et le doute. Curieusement au même instant, il sentit des bouffées de chaleur jaillir de ses pommettes, s'élancer dans son cou, s’emparer de sa poitrine pour finir par se propager à tout son corps. En face, les lamentations et les braillements reprirent brutalement, répondant à quelque subite exigence.

    Comme ses mains, ses yeux en savaient toujours un peu plus que son esprit. Et ceux-ci venaient de s’ouvrir démesurément sur l'aile gauche du bâtiment, du côté de l’ancienne buanderie, là où la nature avait entrepris de reprendre ses droits. Et comment croire à ce qu'il voyait : la grande porte à double battant que l’on apercevait d’ordinaire avec la plus grande difficulté était là, presque éclatante au travers d’une espèce de galerie un peu incurvée. La veille encore, il en avait la certitude, l’accès était totalement condamné, obstrué par un formidable amoncellement de déchets de toutes sortes. Un instant, il songea à se lever pour aller jeter un œil vers cette invraisemblable trouée. C'est alors que le tumulte cessa et que les unes après les autres, les vitres du deuxième étage volèrent en éclats. Presque aussitôt, des dizaines de voix furieuses l'apostrophèrent :

    "C’est une honte ! Une honte !", " Ouais, salaud, va-t-en ! Déguerpis !", " Fout l’camp, pourriture !"

    Une autre vitre explosa au troisième :

    " Non, attendez monsieur, attendez, s'il vous plaît..."

    " C’est l’démon ! C’est l’démon ! S’pèce de vermine !", s'entêtèrent les premiers.

    " Non, il a l'droit, il a l'droit ".

    Ficher le camp sans demander son reste ne lui ressemblait pas. Il n’avait pas l’humeur vagabonde et ses jambes en pleine confusion, ne l’auraient au demeurant, pas mené bien loin. Les grands aliénés, extrêmement nombreux, s’étaient agglutinés aux grillages. Certains gesticulaient comme des pantins et se balançaient vivement d'avant en arrière, leurs têtes heurtant régulièrement le chambranle ; d'autres restaient figés, la face écrasée contre les mailles métalliques. Partout des doigts longs et jaunes, des doigts étiques et marbrés, des mains calleuses, sanguines, ulcérées, tentaient de déchiqueter les dernières entraves. Ses propres mains furent prises de tremblements ; il pensa que quelque chose d’horrible était en train de se passer. Un coup de froid lui traversa la poitrine et il eut un haut-le-cœur ; la honte débordait de tout son être, enveloppant ses poumons d'une écume fétide.

    - Ecartez-vous ! Ecartez-vous des fenêtres ! hurlèrent soudain des hommes en blouses blanches.

    - Tas de cochons de bâtards ! On est encore bon pour des heures, et un samedi, ah c'est pas vrai !

    Une rumeur d'épouvante traversa le second étage lorsque l'un d'eux aboya :

    - Tous dans vos box et à poil, le cul bien en l’air !

    Puis s'adressant à lui sur un ton venimeux:

    - Eh, toi sur le banc, t'as rien à faire ici, r'tourne à ton pavillon !

    - Moi ? Mais je…, je…, je fais que passer, j’attends seulement de….

    - C'est ça, t’es de passage hein ! Eh, Alban, appelle du renfort d'Esquirol, y'a un mariol en transit dans la cour.

    - Tu parles, y'a plus personne à ct'heure, maugréa l'homme.

    Du troisième une voix perçante insista : " S'il vous plaît monsieur, attendez, s'il vous plaît, j'vous r'joins..."

    Comprenant que personne ne viendrait le chasser avant longtemps, Hermann fixa à nouveau le portail avec l'intention de rester sourd aux invectives des uns et sollicitations des autres. Ses mains tremblaient encore un peu et il les fourra dans ses poches après s’être aperçu qu’elles viraient au bleu. Peu à peu le bourdonnement reprit : aux protestations et récriminations se mêlaient des bruits de scies et de marteau, de claques qu’on administraient, de portes qu'on verrouillaient. Un oiseau d’un certain âge se posa près de lui et resta à le regarder sans bouger comme subjugué par les larmes qui lui barbouillaient les yeux. D’habitude, il parlait aux oiseaux, il leur parlait de la grande inquiétude des humains, de leurs sentiments d’être livrés à des forces incontrôlables ou d’être étouffés par le vide, mais pour l’heure il n’en éprouvait pas le besoin, il attendait simplement que le jour s'épuise, que les réverbères s’égayent et le baignent d'une lumière souveraine ; il aurait aimé que tous les hommes et toutes les femmes s’en aillent chercher la paix du côté de la salle des fêtes et se taisent enfin.

    Il ne fut pas surpris lorsque la porte oscilla ; un balancement timide tout d'abord, un brin suspicieux, contrarié par le crissement des ferrures rouillées ; puis alors que le chambardement s'estompait dans les étages et que le bâtiment tout entier s'enfermait dans l'obscurité, un des battants claqua violemment contre le mur et se fracassa en plusieurs morceaux. Immédiatement après commença un martèlement méthodique rythmé par des petits cris perçants et un hoquet intempestif. Deux mains mouchetées venaient d’apparaître dans l’entrebâillement et s'acharnaient sur l’autre battant, l’utilisant comme bélier contre un amas d'objets au rebut : brancard, paravent, bassins, tubulures, haricots, pompes, débulleurs et même un poupinel d’assez bonne facture, piètres instruments d’une science devenue obsolète.

    Ce n’est qu’à l'heure des premières relèves de la nuit que les manœuvres perdirent de leur intensité. La vivacité, la détermination avaient eu raison des plus gros obstacles et la plupart des accessoires médicaux avaient été évacués dieu sait où. Hermann se tenait prêt à surprendre l'inconnu. Convaincu du tragique de la situation, il n'avait pas imaginé un seul instant que la créature qui s'extrayait de cette ornière pût être si fantasque et il dut réprimer une forte envie de jurer en l’apercevant.

    Deux pieds chaussés d’affreuses bottines roses et trépignant d’agacement apparurent dans un creux du monticule. Puis, comme aspiré par une force mystérieuse, ils glissèrent jusqu'au sol sans rencontrer de véritable résistance. Les jambes étaient sales et variqueuses, des jambes de vieille femme auréolées d’un falbala de jupons maintes fois rapiécés. Le bassin, ceint d’une kyrielle de cordelettes en vinyle était bien engagé dans l’orifice mais celui-ci s’avéra trop étroit : " Ah, je le savais, je le savais " entendit vaguement Hermann. Il se pencha pour examiner la situation : une potence et une paire de béquille solidement nouées entre elles par de grosses ronces réduisaient à néant les efforts de la vieille. Une longue période d'immobilité à peine troublé par quelques piaffements, s'ensuivit.

    Lui-même restait figé, cassé en deux, les yeux rivés sur la béance. Il sursauta comme un diable lorsqu'une voix souffla dans son dos :

    - Incongrue cette potence, vous n'trouvez pas ?

    Faire face, jauger l'intrus, rapporter ce qui se tramait dans la buanderie, l'associer à cette stupéfiante diablerie, voilà ce qui lui semblait incongru, bien plus que ne l'étaient cette potence ou ces béquilles. L’homme empestait l’éther et le phénol et Hermann ne voyait pas la nécessité de se redresser pour saluer un fort en camisole.

    - Jm'excuse pour t'à l'heure, reprit-il, j'vous ai pris pour un autre... vous êtes au festival ? Moi, j'suis le surveillant de garde, j'sais pas c’qu'ils ont tous ce soir, on n'arrive pas à les tenir... mais bon, cette fois on leur a mis la dose… Euh, vous avez vu, à la salle des fêtes y passe un film sur eux : c’est marrant, ils appellent ça les gens normaux sont extraordinaires...

    - Ah bon… souffla Hermann.

    - Non, attendez, c'est pas ça ! C’est même l’inverse, c’est ils ont rien d'exceptionnels... ouais, c’est quelque chose comme ça… drôle de titre, vous trouvez pas ? Ça dure qu'une heure... vous croyez que ça vaut l'coup ?

    Il répondit par un haussement d'épaules. Et fort heureusement le type n'insista pas. Dans sa retraite la vieille semblait reprendre du poil de la bête ; les membres inférieurs s'activaient de nouveau avec une ardeur presque juvénile. Elle écartait les jambes à la façon d’un gymnaste, les utilisant comme étais tandis que ses mains s’activaient en tous sens. Elle avait entrepris de contourner la potence et malmenait le conglomérat comme une forcenée sans craindre de se briser les membres, ébranlant la masse de détritus, charriant les débris, entamant l’édifice de toutes parts. Quand celui-ci fut suffisamment éventré, elle pivota d'un demi-tour sur elle-même, ramena ses jambes sous ses flancs et d'une bourrade rageuse présenta son postérieur à la nuit sans lune. Malgré cette position plutôt saugrenue et pour le moins inconfortable, elle resta planté un bon moment dans l'encoignure en se trémoussant d'aise. Il l'entendait glousser et piailler mais pas un mot intelligible, pas un appel à l’aide ne sortait du trou. Il aurait fallu qu'il s'approche, qu'il se hisse peut-être sur le monticule, qu'il lui donne un coup de main ou bien qu’il l’encourage d’un bon mot mais il se disait que quoi qu'il fasse ou dise, il ne pourrait s'empêcher de montrer sa stupéfaction et il craignait qu’elle s’en offusque et s'en retourne croupir dans les tréfonds de ce maudit pavillon.

    Près d'une heure s'était écoulée depuis l'intrusion du surveillant, la séance allait se terminer et celui-ci ne manquerait pas à son retour de s’étonner de sa présence et de l’apostropher. La vieille pressentit sans doute son arrivée car elle se replia brusquement à l'intérieur et cessa encore une fois toute activité. L'homme, visiblement éméché, s’était déboutonné et n'avait aucune raison de s'attarder dans l'allée froide et brumeuse : il pressait avidement la taille d'une femme aux rondeurs bien prononcées, une espèce de folle maquillée comme une poule et secouée de petits rires d’impatiences.

    A peine avaient-ils gravi les marches qui menaient à l'office que la vieille reprenait son remue-ménage. Le passage était cette fois suffisamment ouvert pour qu'elle se laisse aller tout à fait ; la tête se profilait dans l'embrasure, une tête presque sans chair, recouverte d’une épaisse chevelure luisante. Et voilà qu’elle prenait son temps et qu’elle se mettait à gigoter comme un ver, comme s'il fallait absolument qu'elle se revigore avant la délivrance. Mais non, ce n’était qu’une de ces fichues cordelettes qui s’était pelotée à une béquille et qui la contraignait à ces laborieuses contorsions : ses mains virevoltaient sur les hanches, la poitrine, les épaules ; son cou s'étirait à l'infini pendant que la tête dodelinait comme une oie soupçonneuse à chaque tour de corde.

    L’affaire lui prit quelques minutes. La voie fut enfin libre, plus rien ne l'empêchait de s'extirper totalement, de se redresser et de laisser faire la vie. Et pourtant une fois encore, elle hésitait, se recroquevillait, serrant dans ses mains un ridicule trousseau de clés, regardant éperdument en arrière vers quelque profondeur insondable. Hermann crût déceler chez elle de sombres pensées mais une subite douleur dans la poitrine lui fit comprendre que ce n'était que son cœur qui s'affolait à l'idée qu'elle puisse rebrousser chemin.

    Elle se retourna brusquement et flanqua un coup de pied rageur dans un bidon de térébenthine, puis elle enjamba prestement potence, tubulures et béquilles. Comme une éclopée et sans un mot, elle marcha vers lui, se massant le ventre d'une main et se grattant la tête de l'autre. Le visage était tuméfié, les yeux exorbités, la peau cuite. Elle s'arrêta à trois pas du banc, cessa de se gratter et tendit la main. Il était bouleversé et se demandait, si elle s'approchait encore, s'il aurait le courage de la regarder vraiment en face. Elle dégageait une odeur de moisi, de tabac et d'urine et il eut à nouveau envie de vomir.

    - Trois sous, dit-elle en frottant son index contre son pouce.

    - Quoi ? s’étonna-t-il.

    Il avait forcément mal entendu. Trois sous. Elle avait dit trois sous, point. Cela ne voulait rien dire. Pourtant, elle attendait pliée en deux, la main tendue et les sourcils froncés. Mais pourquoi, se disait-il, pourquoi après tant d’efforts et de souffrances, demander de l’argent ? Si peu d’argent ?

    - Deux sous alors, deux petits sous, reprit-elle en avançant d'un pas.

    Et voilà qu'elle marchandait. Elle l’avait accroché à son regard et clignait des yeux en répétant : " Deux sous, deux petits sous ". Il fouilla dans la poche de son pantalon à la recherche de quelques pièces tout en songeant à la futilité de cette dérobade. Bien sûr, la vieille voulait autre chose que deux ou trois sous ; elle n’avait rien d’une gâteuse cherchant de quoi siroter une chicorée ou sucer une réglisse. Pauvre imbécile ! se dit-il, c'était elle qui l'appelait du troisième, elle qui l’avait prié d'attendre : "J'vous r'joins monsieur, attendez ! S'il vous plait ! J’vous r’joins…" Elle avait dit monsieur. Il y avait bien longtemps que plus personne ne l’appelait monsieur ; on disait le pépé ou le papy et même le pépère… Elle, avait dit monsieur et lui, le pépé l’avait attendue comme une âme en peine, comme un vieux monsieur un peu fou tassé sur son banc de pierre, laissant filer le temps et la misère.

    - Un sou, rien qu’un sou, proposa-t-elle en faisant un dernier pas.

    Elle déplia ses doigts et ouvrit pleinement la main, puis, doucement, tendrement, la fourra dans ses cheveux avec un petit rire.

    - Un sou de bon cœur, monsieur homme.

    Elle semblait bien heureuse. Il respira un grand coup, esquissa un tout petit bout de sourire et laissa ses yeux glisser dans les siens. Il découvrit avec stupeur le pli amer qui lui traversait les prunelles. Immédiatement lui revint en mémoire l’image d’une femme galante qu'il avait autrefois aimé. Une fine fleur de la nuit qui le laissait frémir de longs moments au bord de son décolleté avant de se défaire les cheveux et d’ôter ses dentelles. Il repensa à ces satanées amphétamines, persuadé d’avoir une nouvelle hallucination mais il se rappela tout aussitôt cette stupide affaire d’argent entre eux, trente ans plus tôt, son désir d’obtenir à tout prix son amour, leur violente dispute, les ressentiments et les mauvais rêves qui s’ensuivirent. Il voulut brusquement savoir et demanda : " C’est toi ?" Elle eut l’air de ne pas entendre et il répéta plus fort : "Eh, c’est toi, c’est bien toi ?" Pour toute réponse, elle s'approcha encore, tout près, jusqu'à ce que leurs poitrines s'effleurent, jusqu'à ce que leurs souffles se croisent et se pénètrent ; son regard, débordait d'espoir, l'infiltrait d'une lumière éclatante et humide. Il crut voir des larmes couler le long de son visage et il lui caressa délicatement la joue pour les sécher.

    - Comme c'est bon, dit-elle en lui embrassant la main, j'avais depuis si longtemps oublié l'odeur de l'homme.

     

    Centre Hospitalier Spécialisé " La Dame Blanche " le 15 juin 1994. Note de service N° 30/94. Festival Ciné. Vidéo. Psy.

    A l'occasion de la venue dans notre commune de nombreuses personnalités des arts et des sciences les 21, 22 et 23 juin prochain, la Préfecture désire qu'aucune autorisation de sortie ne soit accordée à nos hospitalisés pendant la durée du festival. Le Directeur.

     


  • Commentaires

    1
    Marthelin
    Samedi 23 Août 2014 à 18:45

    J'ai fait moi-même un petit stage en psyachiatrie où j'ai atterri par hasard. Un pur hasard croyez-moi! Et je trouve que ce texte est absolument bien dans le contexte de la folie. Bravo Monsieur !

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :