• Rendez-vous


    rendez-vous-image.jpgSi proche si lointain, le livre est enfin déjà disponible. Il a été envoyé aux lauréats ainsi qu’aux lecteurs inspirés qui en avaient fait la demande. Nous continuons quelques jours encore la présentation au café de quelques auteurs qui avaient été sélectionnés au premier tour.

     

    Rendez-vous

    par Jacqueline Bordeau

     

    Pour certaines c'est encore la poussière, la rouille, la disgrâce du corps bancal au fond d'un carton. Il leur manque un peu, beaucoup pour tourner rond et reprendre du galon. Elles s'y prennent parfois à deux pour vaincre le handicap et ne font qu'une au mieux de leur forme, derrière celles qui déjà trottent menu sur les pistes d'émail. Pansées, cajolées, celles-là sont sorties de ses mains. Elles campent fières sur les meubles cirés ou le pavé briqué.

    Dans sa maison, deux préférées! Hautes comme des clochers, les comtoises sonnent, arpentent gravement sur deux temps, le silence : tic, tac, tic, tac… Avec amour, il les remonte quand elles sont fatiguées, essoufflées d'avoir trop couru après le temps. La plus ancienne, royaliste rescapée des années 89 a toujours toute sa tête. La Louis Philippe expose ses rouages dentés encore jeunes à l'étage d’un cabinet de verre. A chaque fois il ajuste l'écart des aiguilles. Un pas de deux, en avant, en arrière, l'une sur l'autre à l'unisson, la grande et la petite valsent sur le cadran où on peut lire où elles sont nées: pour l’une Jura, Suisse, Bavière… il ne sait pas, pour l’autre Forêt noire, il est sûr!

    Elles se balancent dans leur coffre de bois, on les entend compter à voix basse avant de tinter qu'il est l'heure...l'heure de quoi?

    L'heure de tout et de rien, c'est l'heure, un point c'est tout! Pour lui c'est le pouls, le coeur qui dit qu'elles vont bien; ça lui suffit!

    Sous ses doigts, toujours elles ressuscitent...ramènent au goût du jour le passé de leur être, s'étonnent d'être encore belles. Eternelles elles deviennent. Dans des cages de laiton, de vieil argent, des gangues de marbre, des corsets de porcelaines, des ventres d'émail, elles tournent comme la Terre, tempèrent ou pressent tout ce qui vit.

    Même sobres ce sont des objets d'art loquaces sur qui, comment, quand, où...sur tout ce que l'on veut savoir de là où elles sont nées! Si sur la table, elles trônaient, si chez les domestiques, en sous sol on les lisait, si dans le château elles résonnaient, si dans l'alcôve, elles réveillaient.

    Le jour où il a déniché la "Napoléon III" noire comme une veuve, il la pensait bien de chez nous, bourgeoise et comme il faut. Haussmannienne dans le chien assis de son fronton incrusté de nacre elle arborait un magnifique cadran de cuivre strié au ton chaud. Du moins c'est ce que ses coups de chiffons patients et amoureux avaient mis à jour. Les quatre colonnes torsadées se paraient en leurs bouts d'une virole du même éclat fringant: en chapiteaux ouvragés pour le haut, en pattes sculptées de fines farandoles pour le bas. Parfaitement décapé le socle d'ébène lustré offrait à la lumière des grimoires d'écaille rouge et des pastilles de nacre en écho au fronton. Une pure merveille extirpée du fatras d'un vide grenier au bord de l'Indre.

    En ce dimanche d’octobre, le soleil caressait les étals des brocanteurs alignés le long de la rue du village. Il réconfortait tous les objets, disposés ça et là, en attente d’une nouvelle adoption. Son regard explorait les nombreuses verreries en tout genre qui pourraient inspirer les investigations en décoration de Maud: la compagne qui partageait sa vie peignait sur verre. Tous deux prenaient plaisir aux déballages hétéroclites qui vidaient caves et mansardes.

    Ainsi ils voyageaient de par les années, musardaient dans la saga des familles et leurs menus patrimoines …Du quotidien jaillissait l’exceptionnel, c’est ainsi que le temps le façonnait sous la poussière et l’oubli.

    " -Tu te souviens des assiettes ? Depuis on en n’a jamais retrouvées!"

    Le sourire de Maud le reporte quelques trois années en arrière, un passé si proche et si lointain qui le propulse dans les souvenirs plus anciens de son enfance.

    " -Oui, je les revois comme si c’était hier. Au détour d’une table en chêne fatigué, elles étaient sept rescapées d’une douzaine. "

    Leur propriétaire lui avait décliné leur pedigree : " Ce sont des assiettes du siècle dernier, vous savez. " Vernissées, deux ébréchées, un feston de vert empire rehaussait la faïence crème en leur pourtour. Leur motif central dessiné se légendait de quelques mots sur une écharpe. Ils les reconnaissait et sans doute bien d’autres enfants avec lui ! Quand il était petit, il les recevait des mains de sa grand-mère. Avant de les poser sur la table, avec sa sœur il choisissait le sens pour lire et puis, chanter ! … La grande cuillère en argent déposait les fruits au sirop sur la ronde imprimée de l’assiette, et c’était le péché (…de gourmandise). Le goût aigrelet tout juste de sucre paré, la chair pourpre à cœur, emprunte vivante des noyaux et il revoyait les bocaux vert foncé en ébullition dans la vieille lessiveuse, juchée sur le trépied à gaz dans l’allée du jardin strié de murets de buis.

    Il entend très net le bruit sec de l’élastique plat sur l’armature de fer. Les oreillons parfumés des petites pêches de vigne glissaient doucement dans le saladier de verre rose…la vendeuse s’était impatientée : " Alors, monsieur, vous les prenez ? "

    Une ribambelle de notes oubliées s’était mise à défiler dans sa tête. En accéléré, Cadet Roussel s’en allait en guerre avec Malbrough, la mère Michel dansait la Capucine au Clair de la lune sur le Pont d’Avignon ! Un peu triste il avait refusé l’offre pressante de la femme agacée et fui le haussement d’épaules désabusé qui accompagnait son dos tourné ; à chacun sa petite madeleine, chère madame!

    Porté par le sourire malicieux de sa grand-mère sous sa couronne de cheveux neigeux relevés en chignon moelleux comme une brioche, il avait poussé plus loin éclairé de l’intérieur,en quête d’objets plus étrangers à son coeur. 

    " -Tu ne regrettes pas maintenant ? "

    Maud le plante dans le présent, lui le rêveur, le nostalgique des petits bonheurs d’antan.

    " -Non, d’autant que nous ne sommes pas revenus bredouilles ce jour-là ! "

    C’est après l’émotion des assiettes qu’ils étaient tombés sur elle devant une camionnette dont l’Argus ne devait plus être d’actualité. La ribambelle de vignettes collées tout autour du pare-brise en disait long sur son âge. Au sol, couchée sur une couverture douteuse elle gisait! Un rustre hirsute, un homme des bois, basané sous une casquette crasseuse de capitaine au long cours pêchée on ne sait où l’avait bradée pour un billet bleu.

    Face à son corps élégant dressé sur le merisier du buffet on peine à l'imaginer, poisseuse, ternie gris cendre, dépenaillée...Et pourtant c'est dans ce triste état qu'elle avait monopolisé son établi dans l'atelier, la pendule, milieu du dix-huitième, celle qui devait trôner sur bien des enfilades bourgeoises au coeur des maisons de maîtres endormies au fond des grands parcs. C’est du moins le vécu qu’il lui accordait. Jamais il n’aurait pu penser…

    Certes il était fier de la merveille mais malheureusement elle n'était pas parfaite: la voix lui manquait, elle était muette: pas d'aiguilles, pas de balancier! Son coeur d'engrenages bien chevillés au cadran n'attendait que des ailes pour prendre le temps au vol.

    Orpheline de balancier, elle est restée bâillonnée trois longues années dans sa beauté restaurée. Maintes fois il avait cru trouver...mais il était trop pâle le cuivre du déniché, plus fade que le roux du cadran. A l'oeil il faisait trop pièce rapportée! Et puis trop moche, ce plastron plat pour s'accorder aux motifs délicats de la fraise qui enserrait le disque vieil or où rien ne trottinait. Trop simple ou trop rouge toujours trop ou pas assez seyant pour l'aristocrate en deuil sur le buffet.

    Bien souvent sur le Net il fouillait, traquait aiguilles et balanciers pour trouver parure à la belle de l'empereur, le troisième aux moustaches conquérantes comme ses armées, ses généraux embusqués en guerre aux confins des frontières, au-delà de la mer, là où ils avaient bien failli rester séquestrés tous les deux ! Faute à la veuve !

    Maud avait blêmi quand le détecteur s’était emballé lors de leur retour. Une silhouette incongrue se profilait sur l’écran fouineur. On les avait isolés du groupe des voyageurs comme des pestiférés. Dans une petite pièce surchauffée au fond de l’aéroport, des hommes en uniforme avaient violé l’intimité de leurs valises pour dénicher un paquet de kraft grossier auréolé de tâches de graisse. Corseté par une ficelle de chanvre bien trop grosse pour la longue forme moulée dans l’emballage, l’objet s’avérait plus que suspect, il le reconnaît ! Au sortir du capharnaüm découvert dans la coursive des arènes d’El Jem cela ne lui avait pas sauté aux yeux ! Le vieux chiffonnier Berbère avait extrait de son fatras de vieilleries une cordelette et le cornet graisseux de son kebab sous le comptoir pour emballer son coup de cœur, un de plus.

    Peut-être que Maud l’aurait mis en garde s’il l’avait informée de son achat ?

    Il s’en veut encore tant le souvenir de sa mine défaite l’avait chagriné. Surtout au moment où les policiers suspicieux les avaient confiés, lui à un colosse de l’armée, elle à une femme trapue et volubile, le visage enserré dans un voile qui faisait rebondir ses joues  : 

    "-Par ici, madame veuillez me suivre! "

    Dans un vestiaire contigu, chacun de leur côté, ils avaient dû se déshabiller pour une fouille complète.

    Maud surprend le regard qu’il pose sur le buffet :

    " -Après la frousse que tu m’as faite, tu pourrais au moins le monter ! "

    C’est vrai qu’elles sont toutes à le compter autour de lui et il ne l’a pas trouvé, le temps !

    Tous les deux éclatent de rire. Elle n’est pas rancunière…

    N’empêche, il se souvient des yeux mauvais du policier tunisien qui avait dû se rendre à l’évidence. Le poignard interdit d’exportation tant suspecté dans l’oblongue du paquet barbare planqué au cœur de sa valise n’était pas au rendez-vous !

    Il y avait eu pire encore. Quoi de plus offensant pour cet homme qu’un fou rire de femme dans ce pays encore très attaché à la tradition musulmane! Surtout, lui semblait-il, à ses dépends, du moins c’est ce qu’il croyait !

    S’imposait plutôt un rapatriement, un juste retour des choses…

    Maud riait et pleurait tout à la fois devant la merveille ; l’éclat du cuivre roux prenait ses aises au grand jour : la veuve avait trouvé son balancier. Si lointain sous le ciel de Tunisie, si proche d’eux, à portée de sa main qui l’avait extirpé du souk, il les avait menés jusqu’au chiffonnier d’El Jem…

    Il a fallu se rendre à l’évidence : la Napoléon trois était une bourlingueuse rescapée du protectorat! Restait à l’interroger sur l’endroit où elle s’était déchaussée, pour dénicher les aiguilles …et trotte menu, la laisser raconter son périple au pays des oranges.

     

    Jacqueline Bordeau en bref : peintre écrivain aux heures de la retraite, née en Mayenne, vit en Touraine entre Cher et Loire. S'émeut, brosse des images, happe les mots, tisse les phrases, brode des histoires, des souffles de réalités pailletés d'imaginaire.


  • Commentaires

    1
    Jeudi 14 Octobre 2010 à 16:27

    Un  texte qui nous reporte dans le passé. Les assiettes ont réveillé chez moi de vioeux souvenirs.

    2
    GERBAULT MARYLINE
    Samedi 23 Août 2014 à 18:25

    Le titre était prometteur, le temps compté s'est vu raccourci à cette lecture originale ...  

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      Commentaire :


    3
    CHATAIGNER Viviane
    Samedi 23 Août 2014 à 18:25
    Rendez-vous plaisant avec l'imaginaire pour une ballade qui nous entraîne hors du temps
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