• Rébellion sauce Boccace


    Sur les quatre vingt trois nouvelles reçues au concours Calipso 2008 "Passages rebelles" vingt trois avaient été retenues par les jurés dans une première sélection. Vous connaissez les auteurs des dix nouvelles lauréates mais pas les treize autres qui les suivaient, certaines de très près. Comme ces dernières ne seront pas éditées dans le recueil 2008, nous avons proposé aux auteurs de les publier ici même.

    Nous poursuivons la série avec Jean-Claude Touray et sa nouvelle " Rébellion sauce Boccace ".

     

     

    - Frère Caracol vous avez encore un colimaçon sur la tonsure et on voit, à partir du bas de votre froc de bure, la trace argentée de sa bave desséchée. A raison de trois pieds au quart d’heure, le voyage lui a pris une trentaine de minutes. Et vous ne vous êtes rendu compte de rien ? Vous étiez encore en train de dormir dans la cabane à outils du frère jardinier ! Vous êtes trop familier avec ces escargots dont vous avez la charge, ils finiront par vous dévorer tout cru. Vous avez failli être en retard pour les vêpres.

    Ainsi parlait en ce mercredi d’été le prieur de l'abbaye de La Pierre Qui Roule. Il s’adressait à un moine de six pieds de haut qui, sous le feu de la mercuriale, se recroquevillait dans son habit tout en marchant  vers l’église.  La scène ne se déroulait pas au vingt et unième siècle, mais à une époque où l’entente cordiale restait à inventer. En ce temps-là, pauvre France, les cochons d’Anglois occupaient de belles parties du pays, dont la région où cette histoire se déroule, car on était en pleine Guerre de Cent ans.

    L’abbaye aux hommes de La Pierre Qui Roule était célèbre dans toute la chrétienté par sa fameuse relique : la langue de Sainte Commère, qui attirait pèlerins et pèlerines, provenant de divers pays de la future communauté européenne. On les reconnaissait à leur pas traînant et leur goût pour le colportage des ragots.

    Le moine interpelé est le brave frère Caracol. Il répond humblement et avec obéissance à son supérieur qu’il fait l’impossible, aidé de Dieu et de Sainte Commère, pour arriver à l’heure. Mais avant d’aller chanter vêpres, il doit passer les bataillons d’hélicidés de l’élevage en revue, dans le carré de salades où ils manœuvrent … Il y a toujours un petit malin pour lui faire une blague et le mettre en retard. Il y a aussi des pèlerins qui le dérangent avant les offices, pour acheter une douzaine de petits gris " souvenir ", et qui ne font pas l’appoint, alors, avec le temps qu’il faut pour chercher la monnaie chez le frère Tirelire, pas étonnant qu’il ait parfois un peu de retard…

    Frère Caracol est d’origine modeste. C’est un vilain qui a pris du galon. Il ne trouve pas toujours les mots justes pour s’exprimer avec les humains mais il sait parler aux bêtes. Avec lui, les oies cacardent, les dromadaires de passage blatèrent et les souris, qui ne cliquaient pas encore à l’époque, chicotent. Le moine comprend parfaitement le langage des escargots et son cœur saigne quand il entend le cri de l’Hélix, sur le pied duquel un étourdi a marché. Il a une passion pour ces mollusques discrets qui ne mordent pas quand on les agace mais rentrent leurs cornes avec dignité. Si l’on peut appeler cornes les quatre tentacules érectiles qu’ils portent sur la tête. 

    Frère Caracol est le Grand Maître de l’approvisionnement des cuisines de l’abbaye en chair d'escargot. Une viande tendre et ferme à la fois, à la base de maintes préparations pour l’écuelle des moines ou des pèlerins. Les frères copistes, ouvriers besogneux, qui reproduisent pour la énième fois à la plume d’oie et au pinceau de poil de martre, des images pieuses à glisser dans les livres d’heures, ont grand appétit. Pour les nourrir, il faut de temps à autre agrémenter leur bouillie de blé quotidienne avec un légume ou une viande. L’escargot, en ces temps d’occupation et de restrictions, remplace avantageusement l’entrecôte, devenue presque impossible à trouver sur les marchés de campagne, car les occupants Anglois  en font grande consommation.

    Ce n’est pas rien de nourrir les moines résidents et d’alimenter les pèlerins de passage. Autrefois pour y parvenir et même faire un peu d’export, une armée de serfs, cultivaient les céréales, entretenaient vignes et vergers et élevaient veaux, vaches, cochons, couvées sur l’immense domaine de l’abbaye de La Pierre Qui Roule. Mais depuis belle lurette, les caves, les granges et les greniers, les étables et les écuries, les bergeries et les porcheries, les clapiers et les poulaillers, étaient régulièrement pillés par les Anglois. Les godons, comme on les appelait, n’hésitaient pas à ravager les terres de l’Eglise. Découragés, les moines de La Pierre Qui Roule avaient abandonné les activités agricoles intensives. Ils préféraient jeûner plutôt que nourrir des parasites, faisaient leur blé au plus juste et ne mangeaient plus, comme viande, que de la grenouille de temps en temps et de l’escargot un peu plus souvent.

    " Frogs and snails ", une nourriture tout juste bonne pour les François et qui dégoûtait les Grand-Bretons qui ne venaient pas leur chiper. Voilà pourquoi, entre deux offices, un moinillon grenouillait. Armé d’une épuisette, il sautillait derrière les bondissantes rainettes vertes pour les capturer et il en attrapait au vol quelques unes dont les cuisses faisaient les beaux jours du prieur. Voilà pourquoi aussi, entre deux prières, le frère Caracol récoltait des Bourgogne, alias " gros blancs " et des petits gris pour en faire l’élevage.

    Le ramassage des escargots remonte, comme la capture des grenouilles, à ces périodes reculées de la préhistoire où l’homme se nourrissait de baies sauvages et de toutes les bestioles qu’il pouvait attraper. Le Français moyen du moment exerçait la profession de chasseur-cueilleur. Frère Caracol, un peu plus évolué, était chasseur-éleveur. Il parcourait la campagne à la belle saison à la recherche d’escargots, et les mettait à pâturer et à pondre dans son potager, où ils étaient engraissés à la salade verte et parfumés au serpolet. Il régnait ainsi sur un immense troupeau de plusieurs centaines de milliers de bêtes, dont il devait régulièrement sacrifier les plus grasses pour se plier aux exigences de frère Cuistot. Celui-ci avait, tout au long de l’année liturgique, à satisfaire les appétits de tous. Il cuisait les savoureux gastéropodes au bain Marie et les accommodait en soupe de cagouille  aux orties pour les temps de pénitence, en cassolette de petit-gris  servis dans un jus de framboises et fraises des bois pour les beaux dimanches de saison et, à Noël et pour la Sainte Commère, en terrine d’hélicidé aux bolets de bouvier.

    Quand il fait sa sieste estivale avant les vêpres, bien caché dans la cabane à outils du frère jardinier, Frère Caracol rêve. Le plus souvent il est escargot sauvage. Dans les songes préférés du moine, ceux qui se déroulent au printemps, c’est la grande bouffe : scarole, laitue, pissenlit et chlorophylles en tous genres. Caracol jubile dans son sommeil. Attention, le festin est accompagné de rencontres coquines. Chacun sait que l’escargot, à la saison du renouveau est en émoi et recherche " pour petits jeux, et plus si affinités ", un autre " monsieurdame " de sa race. Frère Caracol est troublé dans ses rêves, par l’évocation du baiser pénétrant à double entrée, pratiqué tête-bêche par ces mollusques gastéropodes, d’autant qu’il dure une éternité. En amour comme dans la marche à pied, l’escargot n’est pas un véloce… Arrivé à ce point de son rêve, Frère Caracol qui a fait vœu de chasteté, ne laisse pas son esprit vagabonder dans les bosquets de la licence, mais tout en dormant, il récite un psaume pour chasser les mauvaises pensées.

    Un jour où l’été a l’haleine particulièrement chaude, frère Caracol fait pendant sa sieste un rêve tout à fait nouveau. Il est toujours escargot sauvage mais bizarrement il n’est plus monsieurdame, seulement monsieur. Il appartient au genre masculin. Il reçoit la visite d’une blonde cagouillette qui n’est pas non plus un monsieurdame, mais une belle, du sexe féminin. "Chéri nous ne sommes pas comme les autres, donne moi tes lèvres, nous sommes des rebelles … ". A ces mots, Frère Caracol s’éveille en un brusque sursaut : Sœur Pattemouille, debout devant lui, le regarde avec un sourire complice. C’est une accorte nonette, encore novice, qui aide aux cuisines du couvent de femmes jouxtant les terres de l’abbaye. Elle vient tous les mercredis à  la cabane à outils, hors de la clôture monastique de La Pierre Qui Roule, échanger contre six douzaines d’escargots deux fromages de lait d’ânesse. Chez les moniales, il y a longtemps que le lait de vache ou de chèvre a disparu des rations: toujours à cause de ces cochons d’Anglois. Ils ont l’habitude d’en mettre un nuage dans leur tasse de tisane.

    - Mais que faites vous là si tôt, ma sœur ? Vous êtes en avance ! 

    - Que Nenni, depuis deux mois que je viens le mercredi après-midi, et aujourd’hui ne fait pas exception, vous êtes, à mon arrivée, en pleine sieste, mon frère. Vous ronflez, tout recroquevillé dans votre habit, votre coquille de bure. On dirait un énorme escargot qui n’aurait qu’un tentacule érectile au lieu de quatre. Et pas sur la tête… .D’habitude, j’hésite et finalement je renonce. Je me retire en attendant votre éveil. Mais aujourd’hui, j’ai osé. J’ai déposé un baiser sur votre front. Je sais que je serai damnée pour ce péché mais je n’ai pas pu me retenir. Vous en avez rajouté. Vous avez grogné dans votre sommeil, puis me serrant dans vos bras, vous avez basculé. La Nature et l’absence de sous-vêtements dans nos tenues monastiques ont fait le reste. Je sais que je serai damnée mais c’était trop bon.

    Elle ajoute avec un rire de gorge:    

    - Il m’a semblé que cela ne vous déplaisait pas ! … Serez-vous donc, vous aussi, privé de paradis pour infraction caractérisée?… Comment saurez-vous, ici-bas, donner le change, cacher cet écart de vie, ce passage rebelle, ce croc en jambe aux vœux prononcés ? 

    - Il me suffira simplement de garder un comportement tout à fait normal, sans chercher à sortir de la routine !

    Frère Caracol se dresse alors sur les pieds, époussète son froc de bure et met les deux fromages dans sa poche. Il ramasse rapidement soixante douze petit-gris, qu’il donne à sœur Pattemouille en lui disant avec un clin d’œil appuyé :

    - A mercredi prochain. N’hésitez pas à me baiser le front et les lèvres, si vous me trouvez endormi. Je vous laisse, sinon je serai trop en retard aux vêpres. J’entends déjà l’engueulade du prieur…

    Caracol se précipite en courant vers l’église, le cœur léger. Tout est normal, il a vérifié, en passant la main, qu’il avait bien un escargot collé sur le crâne, le fameux " colimaçon sur la tonsure "…

    Jean-Claude Touray


  • Commentaires

    1
    Mardi 14 Octobre 2008 à 21:25
    Ce que ça fait du bien de rire de bon coeur! Je ne suis pas près d'oublier Caracol et Pattemouille!
    2
    Mercredi 15 Octobre 2008 à 10:31
    Quand Jean-Claude dose habilement la fantaisie et le rire léger, déploie ses fastes langagiers et évoque avec finesse la galipette, il est gouleyant comme un petit Gamay du val de Loire....
    3
    alain emery
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33

    Je reconnais bien là Jean-Claude. Drôle et habile à la fois. Bravo!

    4
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33
    Mille génuflexions d'une vibrante chasteté contenue (à en dégoûter un couvent entier de Clarisses ramollies), devant Frère Caracol, le bienheureux... pour m'avoir fait pisser de rire.
    ABC. Abaissons-nous à lui baiser... les pieds.
    5
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33
    Il est gouleyant et je dirais même plus... il a de la cuisse. Le Petit Jésus en culotte de velours...
    KGH. Que J'ai Honte ! de dire ça. My God !
    6
    ysiad
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33
    J'aime beaucoup l'ambiance médiévale de ce texte avec ses escargots savoureux et ses grenouilles qui ne sont pas de bénitier.

    Bravo Gamay.


    7
    joel hamm
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33
    Frère Touray, vous êtes drôle.
    8
    STEPH
    Samedi 23 Août 2014 à 18:33
    SOT Du style, sans outrance.  TOTAL RESPECT !
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