• Pour un rien

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    Jacqueline Dewerdt

     

     

     

    - C’est quoi tous les bleus, m’man ?

    Christine fait semblant de ne pas entendre la question de son fils Arthur. Elle savoure l’atmosphère de la salle d’attente. Elle ne connaît pas beaucoup d’endroits aussi apaisants. Du bleu partout. Les photos de  mer et de ciel accrochées aux murs font rêver. Pourtant, la mer, elle ne pense pas que ça lui ferait du bien, à elle. Elle n’y va jamais. Ici, elle vient souvent. On lui fiche la paix, elle peut respirer sans contrainte, rester assise tranquillement en attendant la consultation.

    Arthur s’est levé et regarde une à une les photos.

    - C’est quoi tous les bleus, m’man ?

    - C’est rien, répond Christine en soupirant.

    Elle pense que ce docteur, il a des bleus à l’âme. Il écoute bien, en silence. Il n’est jamais indiscret. Entre ses yeux, deux rides profondes en soutiennent une autre qui barre le front. Christine  imagine qu’il se fait du souci pour ses patients, qu’il a beaucoup souffert, qu’il a dû s’opposer à ses parents pour faire ses études. Ou bien qu’il a perdu un enfant.

    - M’man, c’est quoi tous les bleus ?

    - C’est rien, mon chéri. Ne t’inquiète donc pas.

    - Je ne m’inquiète pas, je te demande c’est quoi tous les bleus qui existent. C’est pour ma rédac’.

    Christine vient consulter pour elle-même aujourd’hui, mais son fils Arthur l’accompagne. Il l’accompagne partout. Elle n’aime pas le laisser à la maison, avec le père. Il travaille bien à l’école, Arthur. Il est encore petit, mais plus tard, il pourrait être docteur. Ça plairait bien à Christine, ça, que son fils soit docteur. Il y aura toujours du travail pour les docteurs. Pas comme pour les chaudronniers. Son compagnon est chaudronnier. Il y a longtemps qu’il n’a plus de travail. Ça lui a gâché le caractère d’être toujours à la maison. Le matin, il enfile son bleu, comme s’il partait à l’usine. Le bleu reste propre et ça le met en colère. Et la colère, il faut qu’elle sorte. Christine essaie de rester calme, elle, d’être gentille. Lui, non.

    - Je connais bleu-ciel et bleu-marine, dit Arthur. C’est quoi, les autres bleus ?

    Difficile pour Christine de répondre à Arthur, comme ça, de but en blanc. Les bleus,  elle n’a jamais fait attention. Enfin, si, en pension, les blouses devaient obligatoirement être bleues, bleu-roi était-il précisé dans le règlement. Elle, elle avait une blouse à carreaux, bleu-marine et blanc. « C’est moins triste et c’est moins cher » avait dit sa mère. « C’est pas réglementaire » avait dit la surveillante générale. Christine avait rougi et n’avait rien répondu. Elle n’avait pas d’autre blouse et pas question d’en parler à la maison. Elle se serait encore pris une dérouillée. On avait consulté son dossier et on l’avait laissée tranquille. Après, elle a quitté l’école. Elle n’a plus jamais porté de blouse.

    - La maîtresse dit qu’il y en a plein d’autres.

    - Plein, oui, partout, mais cachés.

    - Pourquoi on les cache, m’man ?

    - Je veux dire… on n’est pas habitué à les appeler par leur nom. Bleu clair, bleu foncé… Il faudrait regarder dans le dictionnaire. Sur les photos, là, tu vois bien que les  bleus sont tous différents. Les peintres ont des noms pour  ces nuances. On pourra chercher à la maison. Bleu outremer par exemple, ça existe.

    Outremer. La mer. Sur les dépliants et dans les catalogues, la mer est bleu turquoise.

    - Ce bleu, c’est bleu turquoise. Tu vois, il tire un peu sur le vert.

    - Comme quand on s’est cogné et qu’on commence à avoir moins mal ?

    - C’est ça, si tu veux. 

     A Malo, quand elle avait huit ans, elle était grise, la mer. Les lèvres de son petit frère allongé sur le sable étaient bleues, et sa figure aussi. D’ailleurs, il était tout bleu. Outremer, peut-être. Elle n’aurait pas dû le regarder. Après, le père se mettait en colère si quelqu’un évoquait la mer. Elle lui parlait le soir, dans le noir, à son petit frère. Au début, il venait la consoler dans ses rêves. Et puis, il s’est noyé définitivement dans l’autre monde. Elle l’a presque oublié, mais elle n’est plus jamais allée à la mer. Et elle ne supporte pas d’entendre quelqu’un demander un steak bleu ou une truite au bleu. Elles ne sont pas bleues,  les truites, elles sont grises aussi, gris argent. Pourquoi dit-on « truite arc-en-ciel »?

    Arthur feuillette les revues. Fasciné par les bateaux, il s’imagine marin, pourquoi pas capitaine ? Le tour du monde, l’uniforme. Bleu, l’uniforme. Mais Arthur ne pense plus à sa rédaction tandis que  Christine continue d’explorer la palette.

    - Tu peux penser à des fleurs.

    - J’ai jamais vu des fleurs bleues !

    - Mais si, voyons, ça existe. On dit   « bleu-lavande ». Les lavandes sont des fleurs. Et elles sont bleues.

    - Et ce bleu, là, m’man ?

    - Celui-là, c’est bleu pervenche, comme les yeux du docteur. Je crois.

    Elle fait confiance à ces yeux là. On voit bien qu’ils entendent au-delà de ce que vous dites. 

    - Les pervenches aussi sont des fleurs.

    Bleu-pervenche les yeux ? Elle vérifiera tout à l’heure. Christine a remarqué qu’il porte toujours des chemises ou des pulls assortis à ses yeux. Un homme élégant. Ou alors c’est sa femme qui s’en occupe ? Elle n’a jamais regardé s’il porte une alliance. De toute façon, cela ne veut rien dire. Elle, elle en porte une et elle n’est pas mariée. C’est pour être tranquille. Pour qu’on ne lui pose pas de question. Elle n’aime pas qu’on lui pose des questions. Pour le mariage, ils avaient dit « plus tard » et depuis qu’il a perdu son travail, ils n’en ont plus parlé. Elle y pense encore en secret, mais elle ne croit pas que cela changerait quelque chose. La peur quand elle rentre du travail, elle serait toujours là. Alors, elle ne dit rien. Elle supporte. Heureusement, il y a le petit.

    - T’as vu, m’man, sur cette photo, la mer est verte. Verte et noire.

    La mer est verte et Christine trouve que les fleurs de lavande ne sont pas vraiment bleues. Elle dirait plutôt mauves, comme on le disait chez sa grand-mère. Mais puisqu’on dit « bleu lavande », il faut bien admettre que c’est bleu. Il y en avait, des lavandes, dans le jardin de sa grand-mère. C’était tout un travail de les égrener et de  les ensacher. Le parfum les enivrait tous un peu. On était un peu écœuré à la fin de la journée, et pourtant on avait envie de ne plus jamais se laver les mains pour pouvoir s’en saouler encore et encore. Elle rêvait d’être vendeuse en parfumerie, Christine. Dans le parfum et la beauté à longueur de journée, à longueur d’année. Dans une blouse rose. Mais elle est caissière au supermarché. Avec un gilet rouge.

     

    Le médecin ne la trouve pas bien en forme. Sans surprise, il constate qu’elle hésite à parler. Elle ne sait pas comment exprimer ce qui l’amène à consulter. Il se dit qu’il suffit de patienter. Le petit sera sage à feuilleter les revues, on peut prendre le temps. Dans le bureau du docteur, Christine se sent bien et elle n’a plus envie de décrire ses nuits blanches, ses malaises. En tout cas, elle avait raison, pour la couleur des yeux. Pervenche. Et il porte une alliance. Elle dort mal, dit-elle, et n’a pas beaucoup d’appétit. Le docteur lui demande de se déshabiller et de s’asseoir sur la table d’examen. Elle aimerait bien sentir sur elle la douceur des mains du docteur, mais elle rechigne à se laisser examiner. Elle reste assise sur sa chaise et se met à parler d’Arthur, de l’école où il travaille si bien, de la rédaction, des bateaux. Le docteur l’écoute. Il se lève, contourne son bureau.

    - Enlevez au moins le foulard et le gilet, je m’arrangerai.

    Christine dénoue le foulard, déboutonne lentement le gilet, le fait glisser de ses épaules et le pose sur ses genoux. Elle le plie et le lisse comme si elle voulait le ranger après l’hiver. Un petit accroc capte toute son attention. Le docteur lui relève le menton, pose les pouces sur les cernes mauves, tire un peu les paupières vers le bas. Il fait glisser ses doigts sur le cou, palpe délicatement de chaque côté sous les oreilles, la gorge, les salières. Puis il lui prend la main, fait glisser le fourreau du tensiomètre le long de l’avant-bras et repousse délicatement la manche du chemisier vers l’épaule.

    - C’est quoi ces  bleus, là ?

    - C’est rien.

     


  • Commentaires

    1
    danielle
    Samedi 23 Août 2014 à 18:08

    "C'est rien"... Comme c'est bien vu, tous ces bleus au corps et à l'âme dont la femme ne peut, ne veut pas parler. Un superbe texte qui émeut et dérange parce qu'on voudrait que ce genre de choses n'arrive plus jamais, à aucune femme.

    2
    Blanc chantal
    Samedi 23 Août 2014 à 18:08

    Magnifique de pudeur, le transfert des maux sur la couleur "bleue", rempli de blancs. Et la douleur qui mûrit dedans, qui ne parvient pas à rougir sur ses joues. Difficile de dire des maux sur ces bleus qui, bientôt jauniront...

    Ce texte qui fait affleurer la rose tendresse qu'elle ressent pour ce docteur.

    merci d'avoir éclairci la noirceur, vraiment.

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    3
    Lastrega
    Samedi 23 Août 2014 à 18:08

    Huis-clos pour une violence psychologique et physique. Une approche sobre et pudique d'un phénomène social. Une réussite !

    4
    Joël H
    Samedi 23 Août 2014 à 18:08

    Voici un très beau texte, sensible et profond.

    5
    Marlène
    Samedi 23 Août 2014 à 18:08

    Tout en délicatesse.... réaliste et pudique, contraste en bleu et noir, j'ai beaucoup aimé ! Merci

    6
    gisny
    Samedi 23 Août 2014 à 18:08

    Comment ne pas être touchée par ces situations hors normes !  Ne rien dire, ne rien ajouter ! Juste faire preuve d'empathie !

    7
    Blanc Chantal
    Samedi 23 Août 2014 à 18:08

    Des frissons et du respect pour ces lignes...

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