• Paria


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    Une nouvelle de Patrick Essel

    Ne plus lutter est une forme de jouissance…


    Tout bien pesé, je suis revenu au bercail. Moins de quarante huit heures après avoir tout fait voler en éclats. J’ai donné un peu d’argent à Dop et à Duke pour parer la rancœur et une boîte de Lucky à Zoé avant de l’embrasser. Je n’ai rien fait d’autre pour combler les déchirures. Il n’y a rien à expliquer. Nos cœurs battent encore, c’est l’essentiel. Dop n’est pas dupe, même si son visage s’est illuminé un instant en empochant l’oseille. C’est lui qui évalue les préjudices et visiblement il ne s’attendait pas à palper si tôt. Dans notre zone, il faut être très attentif avec les compensations, un petit défaut de convergence et il n’y a plus qu’à espérer que la correction ne dépasse pas le stade des dommages du premier degré. Ici, personne ne se laisse impressionner par les seules intentions. La vie passe plus rapidement qu’ailleurs. Pour les mômes des caves c’est presque une bénédiction. La plupart des aînés n’ont plus le temps ni la force de les couvrir. Tout juste les initient-ils à l’art d’affûter les griffes et à la manière de faire monter le venin. Dérisoire face aux unités de nettoyage. Duke est un des derniers à les approvisionner en gelée de survie et à leur transmettre quelques mots d’usage. Pour ce que j’en sais, il ferait mieux de les aider à passer de l’autre côté, à s’infiltrer dans le ventre de la ville. Qui sait si une poignée d’entre eux n’irait pas jusqu’à s’y aménager un trou et bouleverser imperceptiblement le cours des choses ?

    Avec Zoé, on ne peut être sûr de rien avant l’étreinte. Ses baisers peuvent aussi bien dire oui que non. Quand c’est négatif, mieux vaut déguerpir. Ou espérer un volte-face, ce qui n’est jamais arrivé. Dop la surveille quand même du coin de l’œil, au cas où. Moi, je ne sais pas si je la mérite. Je ne sais même pas ce qu’elle pense des taches jaunes qui couvrent mon corps. Mais tant pis, je fais comme si elle n’y attachait aucune importance. A peine Dop et Duke retournés à leurs affaires, elle m’a demandé comment ça s’était passé de l’autre côté. J’ai juste répondu c’est fini et gardé pour moi l’évidence : ils nous tuent.

    Elle n’a pas insisté. J’ai posé mes yeux sur ses lèvres et cela a suffi pour qu’elle dise oui. Je me suis laissé aller doucement contre elle et j’ai senti presque aussitôt le bourdonnement de son ventre. Par terre, il n’y avait plus de tapis ni de coussins, rien qu’un amas de débris, restes de la colère passée. Je me suis creusé les méninges pour trouver un mot gentil à dire, une parole rassurante, et, comme rien ne venait, j’ai fourré mes mains dans les poches à la recherche d’un petit truc qui lui ferait plaisir. Zoé a pouffé d’un rire plus grave qu’à l’habitude. T’as vu, on n’a plus nulle part où se mettre, elle a dit sans montrer un véritable embarras. Elle nous a enroulés dans le grand drap de lit rouge ramené de notre dernière expédition en ville. Ses lèvres ont fait des bulles, celles qui ont des reflets roux et un goût de pluie d’été. Elle m’a fait jouer un instant avec les petits cailloux qui lui froissent les seins. Ils m’ont semblé moins durs et moins compacts que les autres fois mais je n’ai rien dit. Je les ai couverts de baisers puis on a mélangé nos souffles. Une forte bourrasque n’a pas tardé à nous prendre de l’intérieur. La tempête, chargée de foudre, nous a précipités sur un nuage et emportés loin, très loin des loups.

    Une heure. Rien qu’une heure. Une heure de turbulence sous les étoffes bruissantes et Dop est venu me ramener au monde avant que ne commencent les douleurs. Il ne m’estime pas plus que ça le Dop, il est du genre sec et rigide, voire un brin suspicieux, mais depuis que sa frangine m’a élu, il est aux petits soins avec moi. La seringue est toujours prête dans les temps, servie avec un nénuphar bleu pour couper la nausée. C’est bon Dop, j’ai dit, Zoé va s’en occuper, ça va aller. Je l’ai regardé s’éloigner d’un pas indécis. Le ciel était encore dans la nuit. J’avais envie d’oublier et d’égayer à nouveau le cœur de Zoé. Je ne lui ai pas demandé si elle voulait bien pour l’injection, je l’ai laissée m’enlacer en lui murmurant à l’oreille quelque chose de chaud. J’étais content comme ça. Zoé a frémit et dit que les jours d’avant avaient été trop incertains pour être tout à fait bien.

    J’ai vidé la seringue sur le côté. Je n’ai plus besoin de substitutif mais je dois continuer à jouer le jeu. A l’intérieur, les pépins se sont dissous en un rien de temps. Même le sable a été éliminé. Comme prévu par les rénovateurs. Une rémission de quelques jours. Totale. Après quoi la récidive sera fulgurante. Droit dans le mur. C’est le pacte. On ne peux pas revenir en arrière. Ni de ça ni d’autre chose. C’est ce que j’aimerais dire à Zoé si j’avais l’assurance qu’elle ne se noie pas immédiatement dans la torpeur. Je me dis qu’elle se cache derrière le masque de l’amour pour m’interdire de l’approcher vraiment, de lui dire quoi que ce soit de définitif. Tu te dis des choses stupides, dirait Duke si nous partagions encore nos pensées. Tout nos espoirs de salut se sont effacés avec cette fuite en avant. Cette foutue échappée de l’autre côté. Cette satanée insistance à vouloir en finir avec les sueurs froides, les mains fatiguées, les yeux vides. Tu n’aurais jamais dû t’y rendre seul, aurait rajouté Duke, mais Duke est devenu incapable de nous cogiter un plan qui vaille. Toujours sur le qui-vive, obsédé par l’idée qu’on le surprenne en pleine crise et qu’on l’exécute pour l’exemple.

    Cette désertion aurait pu n’être que passagère, une mauvaise passe vite épongée avec de la gelée de survie, mais il aurait fallu continuer à se battre chaque jour, à chaque instant contre les crampes, les brûlures, les paralysies, contre cette inexorable asphyxie de nos ambitions.

    Il y a bien longtemps que plus personne ne croit en des jours meilleurs, seule s'allume cette haine qui fermente dans l’âme. Nous sommes trop abîmés pour rêver ou même seulement croire que nous ne sommes pas des imbéciles. A vrai dire nous ne sommes que des mômes brisés qui ne grandiront jamais. Trop dégradés pour nous réinventer. Nos chemins de traverse ont été engloutis par la détresse. Rien n’a plus d’importance. En face, ils font le nécessaire pour que l’on en finisse avec la fierté, avec les hallucinations, avec cette idée que l’on pourrait jouer le vrai contre le pire. Quand les rénovateurs vous mettent le grappin dessus vous devenez aussitôt un étranger. Eux vous disent qu’ils ne sont que des techniciens. Pas de compassion. Pas un seul mot superflu. Pas même une béquille. Les hommes de la rue se valent tous. Basta. Je suis revenu comme je suis parti, sur un coup de tête. Là-bas, on ne compte pour personne, même à la fin. Et maintenant j’usurpe la joie de Zoé quand elle s’écrie t’es flambant neuf mon homme et que moi je dis, le cœur presque vide, j’aurais tant aimé qu’on ne se perde pas.

    Dop est revenu voir si tout était régulier. Son air embarrassé ne m’a surpris. Zoé s’était laissée aller à un petit somme. Moi, je faisais semblant de dormir. J’avais en tête cette putain de rengaine Dop n’est pas dupe, Dop n’est pas dupe, Dop n’est pas dupe… il va mettre les choses au point, me sommer d’arrêter mon cirque ou m’envoyer valser contre un mur. On est tous à cran. Personne ici n’ignore la tournure que prennent les évènements. Depuis que les nettoyeurs ont les coudées franches, on les entend jurer, s’exciter, beugler dans la nuit, pire que des hyènes.

    Dop s’est assis à même le sol, de mon côté. Il a dit, tu sais, il y avait que de l’eau dans la seringue. J’ai confirmé d’un hochement de tête. Dop n’est pas dupe et il a rajouté qu’est-ce que tu as fait là-bas ? Je n’ai rien dit. Il a posé d’autres questions, moins tranchantes, moins soupçonneuses, moins intrusives puis il a fini par laisser aller sa douleur lui aussi. Sous les draps j’ai serré la main de Zoé. Elle était encore chaude du sommeil de l’amour. Son sang entrait dans ma chair et me soulageait. Dop n’en finissait plus de se vider. L’obscurité règne dehors et bientôt les ténèbres nous envelopperont à notre tour. Nous sommes hantés par la peur. Nous avons perdu le sommeil et l’envie de résister. Tout ce que nous trouvons à dire c’est que nous sommes en train de mourir. Nuit et jour nous mourons avant même d’être mort. Il n’attendait pas que je lui réponde. De toute façon j’avais l’esprit encore trop encombré par les images de cette foutue virée pour l’écouter vraiment.

    Personne n’était au courant. Personne n’aurait même eu l’idée de se dire qu’une sortie en douce fût possible. J’étais parti pour exploser. Une opération de nettoyage sans retour. Une fois débarrassé des pépins, je me serais éclipsé dans l’autre monde sur la pointe des pieds. Après ça, Duke aurait vilipendé mon mauvais esprit, Dop ordonné les funérailles et Zoé pesté contre la fatalité. Dans les caves les mômes auraient maudit la terre entière, affûté leurs griffes et fait monter le venin. Point final.

    Zoé a ouvert les yeux, elle s’est redressée pour mieux voir son frère. Il s’était tu et nous regardait tous les deux avec tendresse. Elle lui a dit tu sais Dop, je l’ai suivi de l’autre côté, je ne pouvais pas le laisser nous perdre. Les rénovateurs m’ont embarquée avant que je ne le rejoigne. Je ne me suis pas battue Dop, je les ai laissés me désinfecter. Je sais petite sœur, il a dit, je sais tout ça, je vous ai pas lâchés une minute.

    Il nous a allumé une Lucky.

    Il a fallu que je pleure.


  • Commentaires

    1
    Samedi 1er Décembre 2007 à 11:35
    Oui, beau et triste.
    Merci
    2
    corinne
    Samedi 23 Août 2014 à 18:37
    bon, ben après cette lecture, on n'a plus qu'à attendre le discours du président qui doit venir ce soir de l'autre côté du mur...
    on se fumera une Lucky pour tenter de survivre.
    3
    M agali
    Samedi 23 Août 2014 à 18:37
    Au-delà de toute actualité politique... un texte triste et beau, avec un petit côté Blade Runner mâtiné de Boris Vian (pour le nénuphar).
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