•  

    Journal imaginaire (3/3) par Patrick Essel

    œ

    30 septembre - J'en ai assez des révélations fracassantes. Les bruits les plus fous circulent de l'autre côté. C'est épouvantable ! Un fracas incessant de cloches, de sonnettes, de sirènes auxquelles se mêlent autant de cris, d’injures, de suppliques et d'imprécations dont je ne saisis que quelques bribes.

    - C'est un siège ! Putain, c'est encore un siège ! Bon sang, vite ! Mettez en sommeil ! Mettez-moi ça en sommeil, nom d'une pipe !

    4 octobre - Quelque chose de détestable se trame. Où que j'aille désormais, il n'est question que de peine, de lésion et de déchirure. D'affreux éclairs de fièvre s'allument un peu partout. L'esprit ne me dit rien et il subit sans mot dire les pires humiliations. De l'air glacial et nauséabond jaillit à intervalles réguliers par la chicane et se répand jusqu'au fond du gouffre sans qu'il réagisse. Les petits mots que je lui adresse se perdent dans d’étranges culs-de-sac. Je ne sens presque plus rien de sa présence, comme s'il était en train de se détacher.

    5 octobre - J'ai opté pour une prudente position de repli, le temps de me faire une idée sur cette galerie si mal tournée qui est apparue brusquement au beau milieu de la cavité. Elle est pleine d'un liquide bouillonnant, gluant et amer. On dirait du sang mélangé à du goudron mais je me demande s'il ne s'agit pas d'un venin d'une nouvelle espèce. En plus, j'ai aperçu au fond de l'embrasure, une espèce de créature tout à fait hors du commun, constituée principalement de griffes et d'écailles. J'en ai encore les jambes en compote. L'esprit s'est manifesté un bref instant pour me dire de ne pas m'inquiéter. Il est drôle celui-là ! On voit bien qu'il n'est pas à ma place.

    30 octobre - Je n'ai plus le temps de tergiverser. J'ai été contraint, je ne sais comment à une furieuse rotation et maintenant j'ai le souffle coupé. Je suis suspendu entre le désir et la crainte. Non, c'est pire que de la crainte, c'est de la frayeur, de l’horreur, de l'épouvante. La détresse me gagne. Quelque chose m'emmène de force. Je tombe dans un trou et je crie. C’est tout ce que je trouve à faire, crier. Je suis pris dans quelque chose entre la vie et la mort et je crie. Il me faut absolument contrôler ma peur. A trop la révéler, l'esprit aura peur à son tour et il me lâchera cette fois pour de bon. Je glisserai seul, irrémédiablement.

    31 octobre - J'ai la nausée. Je ne sais pas comment venir à bout de cette chose au fond de ma gorge, il faudrait que je la crache mais je n'ai plus la force de rien, pas même de supplier.

    1er novembre - Cette fois, c'est fini. Je ne peux rien faire d'autre que me rendre. Une lame particulièrement bien effilée m'a déchiré le haut du thorax et ma bouche s'est immédiatement remplie d'encres amères. J'ai bien essayé de rester tranquille tout au fond sans respirer, comme s'il ne s'était rien passé mais une seconde lame plus acérée encore, s'est mise à tournoyer de tous côtés manquant à chaque instant me traverser la gorge ou le cœur. De rage, j'ai frappé des pieds et des mains un peu partout à l'aveuglette. D'autres lames ont alors envahi la béance, suivies d'une armée de pinces, de piques et de harpons. De l'autre côté, les invectives ont redoublé d'ampleur :

    - Etat de choc ! Détresse respiratoire ! Attention, il panique ! Putain, mais il va tout faire péter…

    2 novembre - Je suis un être de rien. Je ne peux que croupir dans les tréfonds. Je croyais avoir pris le temps de penser, de me faire une idée sur l'existence et voilà le résultat. Je n'ai aucune emprise sur le monde. Je ne sais même pas si j’ai envie de quelque chose.

    2 novembre - Qu'est-ce qui m'a foutu un clone pareil ? Mais bon dieu, qu'est-ce qui m'a foutu un clone pareil ? hurle un être gigantesque, tout près.

    Quelque chose m'empoigne. Quelque chose d'énorme qui me fracasse. Quelque chose d'ignoble qui vocifère et qui ne veut pas d'histoires. L'esprit m'a abandonné, livré à l'indicible. Rien ne m'est épargné. J'ai du baisser le regard. Ce que j'ai vu ne devrait pas être. Ce monde n’est fait que de flacons translucides à l'intérieur desquels s'agitent des milliers de créatures à mon image. Parfaitement contrefaites.

    3 novembre - Putain d'ADN !


    3 commentaires
  • Journal imaginaire (2/3) par Patrick Essel

    œ

    23 avril - Trois mois que je suis dans l'impasse. Tout s'effrite autour de moi et je reste assis à ne rien faire. Je vois passer des troupeaux d'êtres aux yeux cernés, tous identiques, blêmes et impassibles.

    28 avril - Il y a un vacarme épouvantable. J'ai appris, je ne sais comment, à identifier les bruits, à les classer en sonorités hostiles ou bienveillantes. Malgré tout, je ne comprends pas ce qu'il se passe. De curieuses pensées se pressent et se bousculent en moi. De surcroît, quelque chose semble à chaque instant deviner mes intentions ; quelque chose de grand, de fort, de poignant, d'incontrôlable qui me pousse à sortir du rang, à prendre le large. Je suis convaincu qu'il s'agit d'un esprit. Il emploie des mots que quelqu'un comme moi est incapable de concevoir. Des mots que je n'explique pas et qui pourtant s'imposent au plus profond de mon être avec une étrange intensité.

    3 mai - L'esprit va vite en besogne. Il m'a conduit au pied d'un mur tendre qui va bien au-delà de tout ce que connais. J'en suis les contours flous et mouvants sans aucune appréhension, en écoutant simplement sa petite voix. Je suis méconnaissable. A chaque instant, je me dis qu'il existe d'autres mondes et cela me ravit.

    7 juin - Il arrive que l'esprit se crispe et ne me dise plus rien. Dans ces moments-là, je l'entends souffler et grogner mais il me laisse dans l'ignorance de sa douleur. Parfois le bruit de ses pleurs est tellement déchirant que j'en ai mal pour lui. Alors, je me mets à trembler à tournicoter, à pousser, à secouer, je crie, je tape, je cogne, je fais ma tête de brute, il m'arrive même de vomir, je sens qu'il pince les lèvres et qu'il se contracte encore plus mais il ne me demande même pas d'arrêter.

    19 juin Je suis arrivé au bout, je crois. Depuis longtemps, je ne vois plus âme qui vive. J'ignore si cela a de l'importance. La terre et l'eau sont assemblés. Des nuages très noirs se forment devant moi, des nuages d'une espèce inconnue qui me font froid dans le dos.

    5 juillet - L'espace s'est brusquement étiré, libérant un étroit passage. Un vent violent s'est levé peu après et je me suis mis aussitôt à penser à cette gigantesque ligne qui sépare les mondes. Je me suis décidé sur un coup de tête, poussé par la seule idée d'aller de l'avant et de voir. Je me tiens maintenant en embuscade dans une trouée à proximité d'un amoncellement de broussailles. J'ai une partie de moi plongée dans l'épaisseur, là où il y a une petite lueur jaune, l'autre est en retrait, encore soudé à la pénombre.

    14 juillet - Je ne tiens plus en place. Je sens que je vais décrocher et me jeter tout entier dans la douve. Tant pis si je pars dans tous les sens. J'en ai assez de la nuit. Et l'idée d'enfoncer cet immense paquet de moelle me fait terriblement frémir. Ah, faire peau neuve ! Quelle chose séduisante ! Quelle idée admirable ! Quelle sensation unique !

    15 juillet - A vrai dire, cela ne m'empêche pas d'être inquiet : j'ai mal à la tête et au cœur jusqu'à en avoir envie de perdre connaissance. L'esprit me dit de faire attention et de ne pas me précipiter, se mettre en corps est une affaire complexe et demande une vigilance de tous les instants.

    6 septembre - J'ai réfléchi et il m'est venu une idée comme il en vient aux êtres démunis et qui certainement ne me mènera à rien, mais tant pis. Sachant que je ne possède aucun signe particulier, j'ai songé à donner une expression inédite à ma physionomie. Oh, c'est tout simple, je me suis imaginé en train de grandir, je veux dire véritablement grandir, jusqu'à devenir franchement très grand, avec de grands yeux, de grandes mains, de grandes dents. Si grand que même le lointain tomberait sous mon regard. C’est drôle cette idée de grandeur, non ? J’en ai le vertige. Je pourrais même en être tout retourné. Et pourquoi pas ? C’est fou ce que j’aime l’immensité. Mais non ! Mes ambitions ne ressemblent à rien. Personne ne peut être grand à ce point.

    à suivre…


    2 commentaires
  •  

    Journal imaginaire (1/3) par Patrick Essel

    œ

    Pas moins de trente barres et douze chiffres sont nécessaires à mon identification. Il n'empêche, je n'ai pas de vrai nom et je ne sais rien de ce qu'il y a à l'intérieur de moi. Aucun signe, aucun caractère, aucune tournure ne peuvent dire ce que je suis vraiment. Il m'arrive bien sûr de prêter l'oreille aux rumeurs qui courent ça et là et d'observer d'étranges phénomènes aux alentours mais cela ne change rien à mon existence. Voilà longtemps maintenant que j'ai pris l'habitude de me laisser ballotter au milieu de la nuit, sans plus de goût pour une chose que pour une autre. Je vais et cela me suffit. Toutefois, il m’arrive, sans en avoir l’air, d’aller ici plutôt que là, d’emprunter des chemins disons équivoques. Mais bon, ils ne me mènent jamais bien loin. De temps en temps, j'aperçois un point lumineux sur l'horizon mais cela n'entraîne ni rêve ni interrogation. Je suis seulement pris d'un léger vertige. Chaque jour qui passe, je prends du poids sans que cette charge me pèse d'une quelconque manière, et au demeurant, il me semble que toutes les choses autour de moi prennent uniformément de l'épaisseur. Bon nombre de mes semblables se sont installés un peu partout dans des abris dérisoires et certains pour je ne sais quelles raisons se sont mêmes regroupés. De mon côté, je n'en connais aucun. Je veux dire intimement. Il est vrai que je me contente de peu : quelques petits signes de temps en temps et de loin en loin. Les tête-à-tête me causent toujours beaucoup de gêne et en général, j'essaie de passer inaperçu et de garder mes pensées pour moi.

    2 mars - Des fois, je me dis que je ne tourne pas rond. Ce matin, de très bonne heure, je me suis laissé dériver comme à l'ordinaire dans l'ignorance des autres. Autour de midi, sous une pluie battante, je me suis approché d'un tourbillon assez conséquent et sans même réfléchir, j'ai sauté comme ça au beau milieu de la turbulence. J'ai été immédiatement entraîné dans une sorte de galerie filandreuse et haute en couleur. C'était plutôt insensé comme équipée mais je ne cherchais aucunement à y mettre un terme. L'idée que je pouvais tout simplement disparaître dans la nature ne m'a même pas effleurée. En fait, je n'étais pas mécontent du tout : en un rien de temps j'ai pu parcourir le monde comme jamais, explorer les mers les plus éblouissantes, gravir une multitude de montagnes abracadabrantes, croisant au passage des hordes de vagabonds vêtus de presque rien, criants et riants comme des démons. Le périple s'est achevé brutalement. Parvenu aux confins du territoire, j'ai buté malencontreusement sur une ornière et je suis tombé tout au fond de quelque chose d'épais, de lourd et de tortueux. Malgré plusieurs tentatives, il m'a été impossible de remonter à la surface. Je ne suis pas du genre à me plaindre mais l'endroit n'est pas des plus confortable. Difficile de dire à quoi cela ressemble, je n’ai jamais rien connu de tel. Le mot entrepôt m’est venu mais je n'en saisi pas tout à fait le sens. Bien qu'il y fasse un peu plus chaud que dans mon ancien domaine, je n'en tire aucun plaisir : le vent s'y lève plus souvent et la nuit y est à peine moins noire.

    24 mars - Pour l'heure, je suis incapable de reprendre mes va-et-vient dans le monde. Je manque d'aisance. Voilà plusieurs jours que je suis tapi au plus profond d'une crevasse dans un lieu sauvage bordé d'eau salée d'où me parviennent des bruits invraisemblables, des bruits lointains et morcelés et qui emplissent fâcheusement l'immensité.

    4 avril - Des idées sournoises m'envahissent. Des idées fascinantes et effrayantes. J'imagine sans raison qu'il y a plusieurs chemins qui se croisent non loin d'ici et que certains pourraient me mener dans des vallées profondes à l'abri des vents. Mais ils pourraient tout aussi bien m'entraîner ailleurs, Dieu sait où. Mes intentions sont loin d’être claires. Je sais qu'il suffirait d'un je-ne-sais-quoi, d'un trait de lumière, d'une secousse, d'un fourmillement, d'un mot peut-être pour que je reprenne l'errance. J'hésite. J'ai peur de m'égarer.

    à suivre…


    2 commentaires
  • œ

     

     .. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Comment ça j’y suis pour quelque chose ? Et de quoi donc à la fin ?

    .. Bien sûr que je l’ai mis à la porte. Je suis chez moi tout de même.

    .. Lui aussi ? Vous voulez rire, ça fait des années qu'il profite de tout sans rien faire. On est plus ensemble donc il est plus dans son droit.

    .. Ça me fait ni chaud ni froid qu'il rouspète, je l'avais assez prévenu.

    .. Quoi les coups ? Je lui ai refilé une calotte pardi ! Et j’y suis allé de la canne, oui ! Tout comme vous avec les récalcitrants. Ça n’a rien d’extraordinaire.

    .. Dieu merci le premier sang a été de son côté. Pour une fois ! Un coup de chance ! Ça m’a évité des tas d’énervements. Ah ça, je lui ai pas laissé le temps de se remettre, allez hop, je te l’ai mis dehors aussi sec !

    .. Evidemment qu’il s’est mis en rogne.

    Comment ça, comment ? Le genre forcené, tiens ! Toutes dents dehors et à coups de pieds, à coups de pierres, à coups de saletés… J’ai eu une de ces peurs.

    .. Non, personne n’est venu voir.

    .. Non, même par curiosité.

    .. Il s’est arrêté tout net, sur le coup de midi.

    .. C’est cela, il a déguerpi.

    .. Après, j’ai remis de l’ordre dans la maison. Vous pouvez pas savoir le bazar qu'il m'avait fait.

    .. Non, il n’avait pas sa clef.

    .. Qu’est-ce qu’il en aurait fait de la clef une fois dehors ?

    .. Alors comme ça vous l’avez retrouvé à la gare ?

    .. Sur le quai des grandes lignes ? Mon dieu, est-ce possible ?

    .. Et il voulait aller où ?

    .. Tout de même, on ne part pas en voyage si on ne sait pas pour où, c’est invraisemblable.

    .. Je veux bien croire qu’il était fatigué. La gare, c’est à l’autre bout.

    .. Comment vous dites, traumatisé ? Ah c’est bien lui, ça ! Toujours à se froisser pour un rien.

    .. Vous avez bien fait de lui mettre une couverture. Quand il grelotte, c’est pas bon signe.

    .. L’âge n’y est pour rien. Il a toujours paru vieux. Moi avec cinq de plus que lui, vous m’entendrez jamais crier mes douleurs. Vous savez bien comment ça se passe vous autres, vous savez que ça sert à rien de s’égosiller dans le vide.

    .. Comment ça se fait ? Comment ça se fait ? Qu’est-ce que j’en sais moi ? Parce que c’est comme ça tiens ! C’est à vous d’avoir des idées. Et pourquoi vous ne lui avez demandé pas à lui ?

    .. Ah bon ? À vous aussi, il ne dit pas grand chose … Alors là ! et moi qui croyais que vous saviez vous y prendre.

    .. Oui, c’est un caractère difficile. Et plus ça ira moins on y arrivera, vous verrez.

    .. Je le sais, c’est tout.

    .. La mauvaise graine s’est enracinée dans sa caboche, pire que de la chiendent, voilà ce que je crois.

    .. Et puis si vous voulez tout savoir, la bouteille lui a rôti la langue.

    .. Complètement cuite je vous dis ! et c’est pas demain qu’elle va se rafraîchir.

    .. Pour ça il n’est pas différent des autres…

    .. Sauf que moi je m’y suis jamais faite, faut dire que ça laisse une drôle de saleté de goût une langue complètement cuite… ça pue le soufre et ça brise le souffle, parfaitement ! Et vous savez quoi ? Pour moi le cœur n’y est plus et avec ses nerfs qui se mettent en pelote maintenant il y a plus rien que des enquiquinements…

    .. Je ne vous demande pas de me dire de qui c’est la faute.

    .. On ne pourra jamais se mettre d’accord là-dessus.

    .. On ne peut pas tout accepter quand même !

    .. Il est des cas où la meilleure volonté du monde ne sert à rien.

    .. Si on m’avait dit que ça en arriverait là …

    .. D’ailleurs il a fallu que ça en arrive là pour que vous vous décidiez vous autres…

    .. Si vous croyez que je m’estime heureuse …

    .. Vous savez, il y avait plus que moi pour faire la conversation. Passé le quatre heures, même après avoir bu sa goutte, je pouvais plus rien en tirer. Des fois il restait planté des heures devant rien, sans rien dire, sans rien regarder. C’est simple, il se donnait la peine de rien. Pendant un temps je lui ai donné vos petites pilules à éclaircir les méninges, oui les bleues qui se vendent par douze, ça l’a pas rendu plus disposé, sauf à se répandre en cochonneries pendant la digestion. Enfin, faut se faire une raison, quand tout va de travers…

    .. Y a que pour aller se coucher qu’il ne traînait pas des pieds. Pour ça, je ne l'ai jamais entendu pleurnicher, le lit c'était son domaine. Une fois dedans, il pensait qu'à se frotter. Je dis pas que de temps en temps cela ne me disait pas à moi aussi, vous savez on peut pas toujours s’en empêcher. Sauf…, sauf qu'il se lavait qu’à moitié, et des fois ça sentait pire que du pipi de chat, alors bon vous imaginez, même pour faire vite fait, c'était pas très tentant.

    .. Toute ma vie j’ai été morte d’amour pour lui. J’ai tout fait pour que ça tourne comme sur des roulettes. J’y ai épuisé toute ma bonne volonté ... voilà, on s’aimait pas pareil c’est tout… quand j’y repense, c’était bien la peine… il reste si peu de temps à notre âge … c’est forcément fichu à présent… on s'éreinte si vite… les jours se vident d’un seul coup… oui, c’est un peu triste mais ça m’est égal… je ne veux rien d’autre que me rappeler ces jours et ces nuits qui allaient sans se détraquer pour un rien… tiens, voilà que j’ai des suées maintenant ! si ça continue vous allez finir par me faire dire des regrets et si ça se trouve rentrer dans des pleurnicheries…

    .. Qu’est-ce que ça peut vous faire si j’ai la tremblote ? Non mais qu’est-ce que vous vous figurez …? Que j’ai attrapé la Saint Guy ? C’est ça ? Vous voulez pas que je vous fasse une corrida en plus des fois ? Ah ça par exemple !

    .. Mais non, y a rien qui me turlupine…

    .. Non, ça n’est pas pire que les autres jours…

    .. Je vois pas pourquoi j’irais me plaindre, je manque pas de choses à faire…

    .. C’est comme d’habitude je vous dis …

    .. Non, c’est pas du tout plus pénible …

    .. Oui, il faut prendre sur soi…chasser le mauvais sang …

    .. Voilà c’est ça, ça soulage…

    .. Oui, c’est pour tout le monde pareil…

    .. Oui, malheureusement, oui…

    .. Oui …

    .. Oui … bien sûr … oui …

    ..

    .. Dites, il va bientôt faire nuit hein ?

    .. Une de ces nuits épaisse, sans lune ni étoiles…

    .. Je me demande comment il va s’y retrouver dans une nuit comme ça …

    .. Je veux dire, surtout s’il traîne encore. Vous croyez qu’il s’est arrêté quelque part pour la nuit ? Moi ça m’est égal mais il faudrait bien qu’il s’arrête quelque part pour la nuit tout de même ! Vous croyez qu’il aura trouvé quelque chose ?

    Patrick Essel


    2 commentaires
  • Avec la nouvelle année, une nouvelle de Patrick Essel en deux épisodes (2/2)

     

    œ

    Quelqu’un.

    Ce n’était pas Sylvie.

    Ni Simon.

    A vingt ans, c’est vrai qu’il y avait eu du mieux.

    Du mieux à vingt ans. Il a ri. Un rire forcé.

    Les formules, j’aime pas, ça finit toujours par déraper, a-t-il maugréé.

    Et il arrive que cela fasse saigner, il a ajouté, très bas.

    Sylvain aime bien maugréer. Il a en tête tellement et tellement d’années dont il n’a jamais su dire si elles avaient été seulement bonnes.

    Meilleure année, c’est bien ce que Sylvie avait dit aussi l’an passé. Alors bien sûr, venant d’elle, il pourrait croire. Il le voudrait par-dessus tout même. Sauf que là, après le départ de Simon, quand elle a dit que l’année serait meilleure, elle s’est tout bonnement mise à examiner ses doigts de pied. Ouais ! Ses doigts de pied ! Ses yeux n’ont célébré que les ongles déjà copieusement vernis de ses doigts de pied.

    Ses doigts de pied !

    Non, elle s’est aussi passée le bout de la langue sur la lèvre supérieure et elle s’est frottée les cuisses.

    Les cuisses. Et sa langue sur sa lèvre.

    Il imagine une force supérieure qui le réconcilierait entre sa lèvre et ses cuisses. Il se figure ça sans penser à mal Sylvain. L’an passé, quand Simon les avait quittés en disant simplement comme à son habitude "Bon, à tout à l’heure, vous deux ! " Elle n’avait pas attendu qu’il ferme la porte, elle s'était précipitée à son cou et l'avait embrassé bruyamment sur les deux joues avant de le prendre en pleine bouche.

    Elle avait toujours soif, avant.

    Cette année, avec le mieux, il n’y a que le rien. Un coup d’œil pincé et une promesse du plus petit des agréments.

    Voilà.

    Il aimerait bien s'enthousiasmer, magnifier les lendemains, y aller de bravos, de vivats et de hourras. Oui, ça serait bien, bien meilleur.

    Tout ça.

    Mais il n’est pas dans d’assez bonnes dispositions pour ce genre d'extravagances.

    Il n’est pas capable de tout.

    Sylvie sourit en coin. Ses yeux louchent maintenant vers un point imperceptible entre lui et ses doigts de pied à elle.

    Sylvain pense à Simon.

    Le salaud.

    Il est rentré dormir.

    Mais il ne pourra pas. Il va réfléchir. Il va se dire qu’il n’a pas dit que ce qu’il fallait. Ou qu’il en trop dit. Puis, il va se dire l’inverse. Non, il ne se dira rien. Simon est capable du plus infini des silences. De penser sans s’encombrer d’un seul mot. De penser en apesanteur. Simon dit qu’il sait ce qui l’attend. Cela lui suffit.

    On ne peut jamais rien savoir de conséquent avec Simon.

    Rien !

    Se pourrait-il qu’il mente ?

    Ça lui est venu comme ça à Sylvain l’idée du mensonge.

    Et si le savoir de Simon n'était qu'un leurre ?

    Comment peut-il être si sûr ? Si convaincu des temps qui s’annoncent ? Des mains qui vont se croiser ? Des mots qui vont se dire ?

    S’il avait … seulement peur ?

    Une peur qu’il retiendrait en lui depuis toujours.

    Démesurée, insensée, obsédante. Qui le laisserait sans grandeur si elle venait à être connue.

    Sylvie l’a compris. Elle, n’a jamais été dupe. Comment a-t-il pu supposer qu’elle ne savait pas ?

    Sylvain regarde Sylvie sans la voir, étourdi par toutes ces idées qui le traversent. Il lui demande.

    Elle dit ne rien savoir des peurs de Simon. Elle dit que le temps passe, c’est tout, qu’elle n’a rien remarqué d’autre. Rien. Sa bouche reste entrouverte sur ce rien.

    Il dit qu’elle invente cette ignorance.

    Elle sourit à ses ongles et dit qu’il se trompe ; elle répète qu’elle ne sait rien d’autre que ça, des choses très banales.

    Il insiste.

    Elle dit être lasse. Elle ne sait pas pourquoi. L’engourdissement de la nuit, peut-être. Ou bien l’odeur des fêtes aux environs. L’odeur y est tellement vive, dit-elle, si bouillonnante, si immodérée, si accaparante. Elle hausse les épaules et rit encore en direction de ses doigts de pied. Et puis à la fin, elle dit que s’il le faut, elle dira ce qu’il veut.

    Sylvain dit que cela ne fait rien, qu’il ne sait pas ce qu’il lui a pris. Il ne dit pas qu’une espèce de peur l’a pris. Une frayeur qui lui vient d’un homme qu’il tient pour être son ami. Un homme qui a cette détestable propension à s’éclipser avec un petit air rieur, sans attendre de ses amis un seul petit mot de sympathie.

    Alors, il dit à Sylvie qu’il croit que cet homme est touché d’une inquiétante étrangeté. Il dit qu’elle a dû s’en rendre compte elle aussi puisqu’elle évite de lui parler. Il dit aussi avoir vu qu’elle ne le regarde plus que de loin. Et qu’elle ne bouge presque pas en sa présence. Qu’elle ne lui demande même pas de la laisser tranquille quand il la questionne sur ses vernis à ongles.

    Il voudrait savoir pourquoi elle ne dit rien de tout cela.

    Elle proteste et dit que Simon …

    Quoi, Simon ? s’écrie Sylvain.

    Elle dit qu'il ne dit que des choses très ordinaires. Des considérations tout à fait prudentes sur l’existence. Rien d’indiscutable.

    Rien …

    C’est ce qu’elle croit, Sylvie.

    Elle a une peur égale à celle de Simon.

    Elle ne sait pas à quel point ils se ressemblent, à quel point ils reproduisent les mêmes douleurs lancinantes.

    A quel point ils sont affreux à regarder.

    Elle et lui.

    Tout à l’heure, sur le coup de midi, quand Simon viendra les saluer avec deux ou trois bons mots dans la poche et une promesse de bonheur sur le bout des lèvres, c’est lui Sylvain qui rira, qui laissera la porte fermée et qui dira derrière la porte verrouillée qu’il ne veut plus rien entendre de lui.

    Il ne dira rien de plus. Rien. Même s’il entend crier.

    Et là, il en est sûr, un insupportable frisson saisira son ami.

    C’est nouvel an après tout.

     


    votre commentaire
  •  

    Pour terminer l’année et commencer la prochaine, une nouvelle de Patrick Essel en deux épisodes.

     

    œ

    A l’an prochain, si tout va bien, a dit l’ami Simon en prenant congé.

    Ouais, c’est ça, à l’an prochain, a répondu machinalement Sylvain.

    Sur le coup de minuit, Simon et Sylvain font ça à la sauvette.

    Ils font comme si.

    Un peu avant le douzième coup.

    Cette année encore Simon l’a fait.

    Sylvain aussi, mais lui juste après le passage, il s’est mis à soupirer. D’une drôle de façon.

    Il est resté sur le pas de la porte à se gratter le menton, le nez, les oreilles, tout en regardant Simon s’éloigner.

    Au bout d'un moment, il a dit :

    Eh, Simon ! Attend !

    Il a crié peut-être. 

    Eh, Simon ! Dis voir, c’est quoi là… le si ?

    Le bruit des fêtes était fort aux alentours.

    Simon était déjà dans la clameur.

    Sylvain s’est laissé aller.

    Putain le con, il a hurlé.

    Pour rien, bien sûr. Ces soirs-là, on célèbre sans soucis toutes sortes de cris et de vociférations.

    Simon n’a même pas tourné la tête.

    Mais il est con ou quoi ? il a répété quand même Sylvain. Putain, merde, c’est quoi ce truc ?

    Qu’est-ce qu’il veut que je fasse de ça ? Merde ! Merde ! Merde !

    Il aurait bien répété encore dix fois merde, vingt fois même. Mais à quoi bon ? Simon n’explique jamais rien. Que je dise ça ou ça, qu’est-ce que ça peut faire, dit-il.

    C’est vrai que d’habitude, quand Simon dit une chose, il n’y a rien à en dire. Sylvain le sait bien et la plupart du temps il hausse les épaules sans chercher le commentaire. Mais là, ça l’a pris tout d’un coup, il s’est mis en tête que merde ! Et merde !

    Il s’est tourné vers Sylvie qui ne disait rien et a dit : il est sacrément tordu Simon en ce moment, tu trouves pas ? 

    Sylvie, c’est l’épouse de Sylvain.

    Elle, faisait comme si elle n’avait rien entendu ou comme si Simon avait dit une chose sans importance. Elle était affalée sur le canapé, la tête tournée sur le côté, dans l’idée de ne penser à rien.

    C’est tout.

    Une fois Simon hors de vue, Sylvain s’est décidé à fermer la porte. A la claquer en fait. Mais bon, Sylvie n’y a pas fait attention. Ou alors, elle a fait la sourde oreille.

    En attendant de voir.

    Pour Sylvain, c’était tout vu. Il est venu se planter devant elle et a dit qu’à son avis Simon filait un drôle de coton et qu’il lui trouvait mauvaise mine.

    Il a ajouté que Simon avait bien changé en un an.

    Comme Sylvie faisait une mine de rien cela ne l’a pas avancé.

    Il a ouvert grand la bouche avec l’intention de dire : attend merde, ça ne te fait rien ? Mais rien n’est sorti.

    Rien.

    Ben, t’en fait une tête, a dit Sylvie au bout d’un moment.

    En fait, sur la tête que faisait Sylvain, Sylvie avait sa petite idée ; elle se disait qu’à tous les coups cette tête-là cherchait à dire : et alors merde, tu ne dis rien ?  Et que bon, dans ce cas, il valait mieux qu’elle prenne les devants sans trop faire l’affranchie. Alors, elle a ajouté comme çà, tranquillement, que ce n’était rien. Ouais ! Rien !

    Sylvain en a été désarçonné. Intérieurement, il répétait ce mot - rien - qui ne lui disait rien de bon. Rien… rien… rien…

    A la longue, il en a eu assez. Il a de nouveau ouvert la bouche, dans l’idée de dire sa lassitude, sa consternation, son exaspération peut-être. Mais Sylvie l'a coupé net dès la première syllabe : eh attend, elle a dit, tu sais bien que ce n’est qu’une formule !

    Alors là, quand même ! Merde ! il a répondu aussi sec Sylvain.

    Sylvie s’est mise à sourciller, à grimacer, à renifler.

    A flairer l’histoire.

    Elle a dit - elle a crié peut-être – eh, c'est le nouvel an, mon chéri ! Il n'y a aucune raison pour que cette année ne soit pas meilleure. Oui, bien meilleure !

    Sylvie dit volontiers qu’il ne faut pas s’en faire.

    Ça ne l’a pas surpris, Sylvain.

    Aussi loin qu’il s’en souvienne - il avait quatre ans peut-être – cette promesse de bonheur l’avait laissé transi et il n’en avait pas dormi de la nuit. Et puis la chose s’était reproduite l’année de ses sept ans, puis celle de ses douze, de ses treize… Treize ans ! Et même encore à quinze ans, il se souvient qu’il y avait toujours quelqu’un pour dire que le passé était derrière et qu'on allait connaître le meilleur. A chaque fois, il n’avait pas dormi.

    à suivre…


    votre commentaire
  •  

    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles.

     

    œ

    L’entretien est terminé. L’heure est passée. Le silence craque de tous les côtés. L’espace se rapetisse. Lise est défaite. Son visage est blême, tout juste traversé par deux yeux noirs apeurés. Cela dure dix ou douze secondes puis d’un coup des couleurs reviennent. Repoussent l’idée de terminaison. Lise se lève, va et vient sur les trois pas que compte le bureau. Se parle à voix basse et ri nerveusement. Elle s’imbibe de mots qui commentent, de mots qui expliquent, de mots qui disent fiançailles, félicité, fortune, de mots qui implorent, qui embrouillent, qui la ravissent. Elle se rassoit pleine d’espoir et feint d’ignorer que l’entretien est terminé. Sa langue est encore sèche. Ses lèvres font un vilain rictus. Elle s’aperçoit qu’elle a dû crier, supplier, jurer. Un peu trop.

    Elle s’excuse. Dit qu’elle est une petite fille. Une sotte petite fille insupportable. Elle dit ça me serre tellement là, dedans. L’œil est exorbité. La respiration spasmodique. Elle dit les jambes ne me tiennent plus et sort du bureau en claudiquant. Elle s’arrête deux pas plus loin, se retourne, son œil se fait plus rond et dit vous savez bien Monsieur Martini que je ne peux pas faire autrement. Elle imagine que je suis attristé et veut croire qu’elle a encore un peu de temps. Elle essuie ses larmes, renifle un grand coup, esquisse un pâle sourire, revient sur le pas et demande en grattant furtivement la porte si je m’intéresserais autant à elle si elle n’était pas si folle. Elle répond aussitôt que je ne n’ai certainement pas encore pensé à cet aspect des choses et que c’est bien sûr pour cela que je désire en savoir toujours davantage sur ce qui la fait tourbillonner.

    Elle réclame une dernière chance. L’habitude. Elle précise, juste une dernière Monsieur Martini ! Ses yeux se figent dans les miens, ses lèvres se mouillent et sa gorge gargouille, elle passe et repasse ses doigts dans ses cheveux collés, puis elle crie juste une dernière ! pas une autre Monsieur Martini, une dernière ! Peut-être ai-je dit c’est assez maintenant. Peut-être n’ai-je fait qu’un vague signe. Ou incliné la tête. Peut-être rien de tout cela. Elle refait deux pas dans le couloir, trois, quatre. Elle s’arrête. Revient encore. Tord son corps lourd, affecte une douleur effroyable… Eh, vous écoutez toujours Monsieur Martini ?

    Elle tremble de toutes ses forces pour dire si seulement nous étions toujours ensemble avec Francis. Elle se frotte les yeux et voudrait que des sanglots lui viennent. Mais les larmes se dérobent. Elle crie tout cela c’est de la faute de cette fille, comme si c’était elle qui l’aimait, comme si elle avait le droit d’être sa fiancée. Mais elle ne peut pas. Elle ne peut pas me prendre ma vie. Francis est l’homme de ma vie. Et moi je veux vivre. Je veux aller à un rendez-vous d’amour avec lui. Là, maintenant, tout de suite. C’est une chose que rien ne pourra empêcher. Et ne me criez pas après, Monsieur Martini ! Vous ne savez pas. Vous ne savez rien. Et ne me dites pas, comment ça ? J’ai vu ses yeux s’approcher de ma bouche. J’ai vu ses lèvres réclamer ma compagnie. J’ai vu ses mains s’agripper aux battements de mon cœur. J’ai vu toutes ces choses en lui qui veulent de moi. Bientôt, ce soir peut-être, il me prendra la main, il me la prendra de toutes ses forces. Il me prendra moi … moi !

    Elle étouffe un cri et demande si elle est belle à regarder. Elle virevolte, saute, trébuche, se cogne la tête, finit par se rasseoir en se mordillant les doigts. Elle reprend, et cette garce qu’est-ce qu’elle va faire encore ? Qu’est-ce qu’elle va aller inventer pour me le prendre ? Me prendre ma vie. Mais c’est à moi qu’il a offert une cigarette et donné du feu. C’est à moi qu’il a fait de l’œil. Tout de suite il a voulu que je sache qu’il était parfaitement heureux. Il était éblouissant. C’est à moi que cela est arrivé Monsieur Martini. Maintenant c’est fait. Moi et lui. Moi et Francis. Vous avez entendu Monsieur Martini, j'ai dit moi et Francis. J'ai bien le droit de dire moi et Francis n'est-ce pas ?

    Ses yeux s'irritent et s'épuisent à dire son serment d’amour. La douleur l'emplit et donne à son corps une vigueur menaçante. Elle veut qu’il surgisse, qu’il la prenne, qu’il jaillisse en elle. Qu’elle soit enfin délivrée du mal. N’être que de son côté. Toujours au même endroit. Dedans. Ressentir l’étouffement. L’arrêt de toute autre chose que son amour.

    L’entretien est terminé. Elle dit c’est idiot. Je suis une petite idiote. Je sais ce que font les mots d’amour et vous, vous voulez que je me taise, que je retourne en arrière, que je reste petite mais je ne veux plus d’enfance Monsieur Martini, je ne veux pas de cette adolescence qui me ratatine. Je suis bien assez grande comme cela. Ah, comme je voudrais qu’il soit là et que je devine sur sa figure qu’il en a fini avec l’autre !

    Elle dit vouloir plus de temps encore. Pour écouter son martyre, entendre ses gémissements. Les mots s’entrechoquent. N’arrivent plus à la fin d’une phrase. Se dévorent entre eux. Les observations de Lise. Les commentaires de Lise. Les précisions de Lise. Ses intentions, ses supputations, ses suppliques, ses sommations. Et ses remerciements. Ses mille remerciements quand sur un tout petit clignement d’œil, elle se répand en bonheur. Jusqu’à la suffocation.

    L’entretien est terminé. Lise est sortie. Elle fait les cent pas dans le couloir en récitant des mots d’amour. Elle sourit au souvenir d’un aimable regard croisé le matin de ses quatorze ans.

    Elle a toujours un peu de fièvre depuis. Mais son état général n’empire pas.


    votre commentaire
  •  

    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles. (2/2)

    œ

     

    Il se sent bête soudain. Bête de croire qu’il existerait des mots contre lesquels les grands ne pourraient rien. Des sottises et des sornettes accaparent sa mémoire, court-circuitent ses pensées, truquent ses raisonnements. Il pense bêtement voilà tout. Pense-bête ! Le mot vient fleurir au bord de ses lèvres. Un mot pour les oublieux. Pour les bafouilleurs et les cafouilleurs. Son esprit s'effiloche. Un vent mauvais se lève dans sa poitrine. Il se retient de gémir, d'obéir à cette mauvaise humeur. Il laisse aller sa tête contre le mur. Le frottement contre le crépi lui fait du bien. Il aimerait en rester là. Se contenter de son ignorance. Etre réduit à un unique face-à-face avec lui-même. Etre débarrassé de la nécessité de faire quelque chose d’absolu. Mais des mots se répandent malgré tout, ne lui laissant pas une seule parcelle de silence. Dedans ça fait ding-dingue, ding-dingue, ding-dingue… Dehors, ni l’homme ni la femme n’entendent le tumulte. Ou bien, ils font comme si. Surtout la femme. A y réfléchir, la femme doit être capable de déchiffrer des pans entiers de mots muets. D’ailleurs voilà que ses pupilles s’agitent, que ses pommettes se tordent, que son front se craquelle et que ses jambes s’attrapent et se dessaisissent machinalement. On la dirait prête à perpétrer quelque chose de définitif.

    Mais non ! Elle ne fait pas attention. Elle a seulement du mal à respirer, elle aussi. Elle renifle, déglutit, soupire, ouvre son sac à main, fouille, explore, soupèse, trouve une cigarette, un briquet. Tout de suite les épices la ravissent et bientôt elle ne pense plus qu’à son sang, qu’à ses lèvres serrées sur son plaisir. Rien au-delà. L’enfant passe en revue une liste interminable de mots d’objets, de lieux, de circonstances. C’est pire que de chasser les méprises de sa figure. De la sueur arrive par tous ses pores. Un moment il imagine un autre corps, une autre tête et que de nouveaux mots se mettent à gambader dans cette nouvelle tête. C’est fou ce qu’il aimerait inventer et dire. N’importe quoi, pourvu que sa langue ne reste pas muette. Il opte pour un entremêlement. Une combinaison du ciel et de l’enfer. Il croise les mains devant sa bouche, décidé à ne laisser poindre que des mots aigres-doux, des mots qui ne rebroussent pas totalement les poils. Ceux qui ne portent en eux que de la mauvaise graine passeront à la trappe, voilà ! Il sollicite à nouveau le regard de l’homme, cherche une approbation. Mais c’est pour rien. L’homme s’est installé dans l’engourdissement, verrouillé jusque dans ses plus profondes extrémités. Ses membres ne tremblent plus. Sa poitrine s’est adoucie. Dans sa tête défile sûrement un cortège de pensées abrasées.

    L’enfant se retourne vers la femme. Elle s’est abandonnée à la chaleur du tabac. Disparue sous l'écume des volutes. L'air vicié lui écorche les yeux et après chaque inhalation elle se frotte les paupières du bout des doigts. Il souhaite de toutes ses forces qu'une quinte de toux lui vienne, qu'elle se lève précipitamment et qu'elle aille se réfugier au petit coin. Puis, une fois revenue, qu’elle se laisse entièrement prendre dans la paresse. Son vœu n'est pas exaucé. Il ne sait plus trop quoi entreprendre. Des idées de plus en plus extravagantes le traversent.

    Il tire subrepticement la langue dans sa direction et ricane en silence, la tête rentrée dans les épaules. Elle ne voit rien. Il recommence, plus assuré. Sans plus de succès. La langue reste alors tirée et dans le même temps il se balance d’avant en arrière. D’avant en arrière. D’avant en arrière…

    Pendant qu'il se berce d'illusions les minutes passent. Le silence s’épaissit. La fermeté se resserre. Ivre de poison, la femme se démène pour se tortiller sans rien montrer de son impatience. Le silence de l’homme est plus fort que celui de la femme. Il est là, homme tranquille, insignifiant, inoffensif, durci par l’immobilité, recroquevillé dans la seule idée de ne rien attendre et de ne rien entendre.

    Pour l’enfant c’est trop tard.

    Des mots affluent. Plus ou moins poisseux, plus ou moins souillés, plus ou moins fracassants… Il pense à souffre-douleur, coupe-gorge, tord-boyaux, casse-gueule, fausse-couche… il pense à mort-né…

    Le silence est peuplé d'effrois quand l’examinateur fait irruption dans la salle d’attente. Ses yeux ont l’éclat de la gravité. D’une main, il tient un dossier, de l’autre il fait signe à l’homme et à la femme de le suivre. Une fois dans le couloir les explications vont bon train. La femme déclare, affirme, prétend, soutient ça et ça. L’homme finit par se rebiffer et vient signaler que, révéler que, assurer que … La femme insiste, exige et avertit. L’homme s’indigne, jure et garantit que. L’examinateur est sans voix d’abord. Puis, toutes sortes de calamités lui viennent à lui aussi. A son tour, il apostrophe et vilipende. Son bureau résonne de mots que personne n’a jamais entendu. Il a la force pour lui. Son diagnostic traverse les portes et les murs. La femme et l’homme sont saisis de la même détresse. De la même soudaine impuissance. C’est dit. Leurs objections ont été balayées. Cet enfant n’a rien à faire ici.

    " Rien à faire ici ! Rien à faire ici ! " L’enfant répète à voix haute ces mots de rien. Il les répète encore et encore. Il veut les entendre crépiter au plus profond de sa poitrine, les sentir résonner jusqu’au bout de ses doigts de pied. Il crie. Il s’égosille. Il s’époumone. Jusqu’à ce que l’examinateur revienne enfin, la main tendue, rien que pour lui.

    - Dites, c’est pour de vrai m’sieu ?

     


    5 commentaires
  •  

    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles. (1/2)

    œ

     

    La femme ne dit rien et reste sans bouger. L’homme regarde fixement devant lui. Petite barbe blanche en avant, veines saillantes, corps sous tension, au bord de l’ankylose. L’enfant est silencieux lui aussi, suspendu aux yeux de l’un et à la bouche de l’autre.

    La salle d’attente est sommaire. Fenêtre sans rideaux. Trois chaises. Une table basse avec plante verte. Les murs n’apportent pas de distraction. L’air a le goût âcre du désinfectant. La lumière du jour se perd sous l’emprise d’un lustre jaune et vert. La porte est fermée. Elle ne s’ouvrira pas avant une vingtaine de minutes. Ils sont en avance. Aucun bruit n’arrive du couloir ou du bureau de l’examinateur.

    L’enfant est beau. Eclat de jeunesse dans des habits d’as de pique. La tête est calée entre les mains, les coudes enfoncés sur les cuisses, l’auriculaire vissé entre les dents. Seuls les yeux travaillent. Il ne semble pas timide mais il ne parle pas et quand il s’essaie à sourire c’est avec beaucoup de retenue. Il ne sait pas ce qu’il fait là. Il ne songe pas à s’en aller non plus.

    Il aimerait bien pouvoir aller ici et là, enjamber, sauter, grimper. Au cou, dans les bras, sur les genoux. Il aimerait bien fouiner aussi, et sonder et tâter et décortiquer. Il voudrait surtout que la peur ne le prenne pas. Qu’il se mette à appeler, à pleurer, à implorer. C’est déjà arrivé. Il insiste pour capter l’attention de l’homme. Il a dans l’idée que si l’homme entre dans son regard cela voudra dire qu’il ne se passera rien de bien méchant, que ce sera comme s’ils se tenaient par la main et qu’il pourra supporter l’épreuve qui l’attend. Au contraire, il pressent qu’au moindre coup d’œil déplacé en direction de la femme, qu’à la moindre grimace, le moindre reniflement, la plus petite exclamation, elle se précipitera et alors tous se mettront à crier, à s'outrager, à se salir et la colère viendra les nouer l’un après l’autre dans un enchaînement inextricable.

    L’enfant se rappelle que l’homme et la femme se sont disputés sur l’opportunité de venir ou pas à la consultation. Puis ils se sont accordés. Au prix du silence. De son ignorance. Ces manigances secrètes effrayent l’enfant. Il voudrait se défaire des turbulences qui lui mangent les entrailles en étant le premier à dire un mot. Juste un seul mot. De nature inconnue. Sorti des broussailles de sa petite tête de linotte. Un mot qui ne dirait rien du comment, du pourquoi ou du parce que, un mot qui rendrait les uns et les autres pareillement vulnérables et qui à la fin des fins quand même laisserait tout un chacun dans une sorte d’aise.

    Sauf que ce mot qu’il cherche ne lui vient pas à l’esprit. Il fait et refait le tour de ce qu’il a en tête. Pour rien. Seuls surgissent les mots qu’il entend les jours de tonnerre. Ceux qui envisagent le pire. Des mots qui brisent les pensées en faisant un bruit écœurant. Il pense à pète-sec, faux-cul, fouille-merde, couilles-molles. Il pense à traîne-savate, rabat-joie, trompe-l’œil. Il pense à contre cœur…

    Heureusement, tous ces mots viciés viennent buter sur le bout de sa langue et restent cloîtrés au dedans. Mais, à force de tout triturer la figure est prise de rougeurs. Un rouge cuisant qui râpe la peau. Les mains sont en proie à une vive agitation aussi. Il peine à les contenir. Il les regarde avec des envies d’écrabouillement. S'il fait mine de se gratter, la femme les lui attrapera vite fait en faisant une horrible mine de dégoût. Ses yeux n’auront plus rien de bienfaisant. L’image le frappe si violemment qu’il ferme les siens de toutes ses forces. Echapper au regard de l’autre. Fuir son propre regard. Se dissoudre. S’abîmer dans la contemplation d’un désert. Il se dit que le mieux serait de faire comme l’homme, de retenir les mots, de les étouffer. De réprimer coûte que coûte. Il pense à toutes sortes de formules qui pourraient empêcher le surgissement. Il s’imagine bâillonné, garrotté, ligaturé. L’asphyxie neutralise un moment le déferlement d’images. Il frissonne. Pourtant la peau est à vif. Les doigts craquent sous la pression. Les yeux se liquéfient. De son côté, la femme s’agite. Elle se doute de quelque chose. Lui, cherche d’autres moyens. Vite. Il lui faut aller vite. Fièvre ? Convulsions ? Vomissements ? Mais à quoi bon ! Il est cloué. Quoiqu’il choisisse, il ne pourra pas se contenir bien longtemps, une bizarrerie s’insinuera, se déploiera, s’ébruitera, c’est pour cela qu’ils l’ont amené, et un flux ininterrompu de gargouillis le prendra à la gorge comme à chaque fois qu’il est sur le point de pleurer.

    à suivre …


    2 commentaires
  •  

     

    Brève noire avec Chaussettes à la mode

    épisode 2/2

     

    œ

     

    Sitôt signé le contrat avec PPP, on a fêté ça au Rhum Agricole, moi et Stella. J’ai pris ensuite un bain de pieds brûlant puis j’ai commencé mon enquête. Sur le Net, j’ai rapidement appris que PPP était une holding internationale de la chaussette depuis ses filatures au Maroc et en Colombie jusqu’à ses boutiques de Haute Couture à Paris, Tokyo, New-York. Ma première prestation publique une semaine plus tard à Pithiviers, en short et chaussettes, a été triomphale. C’était cet après-midi... Monsieur Chou aurait été fier de moi s’il avait pu me voir. Le public venu m’applaudir était pour l’essentiel le bataillon de ces dames qui donnent toute leur classe aux présentations des grands couturiers : meufs d’émirs, executive women, chroniqueuses, travelos et vedettes de la téléréalité. Mais pourquoi toutes ces femmes venaient elles admirer des chaussettes d’homme à la dernière mode ? Mystère et topinambour. Peut-être pour qu’un jour leurs mecs les mettent ? Avant d’enfiler la dernière paire à présenter, j’ai lu l’étiquette. Ni nylon ni lin ni laine. Chanvre pur jus !…Bon sang mais c’est bien sûr, en latin chanvre se dit cannabis…et si on choisit des variétés de chanvre riches en cannabinol les chaussettes seront tricotées en fil à rouler des joints. Stupéfiant ! D’où l’importance des filatures dans l’organigramme de Pif Paf Pouf. J’ai emporté une socquette à l’hôtel. Une rose, à cause de la couleur des éléphants. Je l’ai roulée et je viens de la fumer étendu sur mon lit. Une fibre de première qualité. Nom d’un pétard, voila pourquoi, après le défilé, le public choisissait ses chaussettes favorites, payait cash et les emportait. Par kilogrammes. J’avais même vu une grande maigre repartir avec une grosse. Douze douzaines ! J’en étais là de mes réflexions à sept heures du soir quand la porte de ma chambre d’hôtel s’ouvrit et monsieur Chou entra. Il titubait, le visage légèrement crispé, avec un couteau planté dans l’estomac. Qui l’avait poignardé ? Encore un exploit de Gheorgiu Cesarowski le chef des services secrets moldo-valaques ?? Mystère et brocoli ! Chou avait entre les dents le string en or de la Merteuil. Pourquoi ? Et une lettre. Il s’effondra en disant: " Bravo Nestor, vous avez trouvé le joint… " avant d’expirer dans un hoquet sanglant. Sa lettre disait: " Sur ce string figure le numéro du compte ouvert par mon ami le président Fulbert-Felix dans une banque suisse. Quand ce bijou a été volé, Fulbert m’a confié l’enquête. J’ai découvert que l’objet dérobé, troqué contre un bon paquet de chaussettes en cannabis, faisait désormais partie de la lingerie érotique de la directrice de " PPP-Haute Couture ". Femme que j’ai du séduire pour récupérer le string. Maintenant, à vous de jouer, ma vie ne vaut plus un clou. Votre Chou ". Il ne croyait pas si bien dire…

    L’œil humide, j’ai dévissé mon feutre mou pour une minute de silence. Hommage mérité. Camouflé dans ses fantasmes de pédicure, Chou avait été un grand du métier.

    Mes affaires se présentaient au mieux : je pouvais réclamer à ma cliente les honoraires et les frais de mon enquête sur PPP, en particulier sur les filatures de la holding. Plus une jolie prime pour le string en or... Patience. J’aurai bientôt les moyens de faire des avances à ma secrétaire, la blonde Stella.

    J’ai appelé la réception pour qu’ils me débarrassent du cadavre et j’ai commandé au bar un double Rhum Bacardi. J’avais bien mérité le haut de gamme.

    Jean-Claude Touray


    2 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique