• Une nouvelle signée

    Suzanne ALVAREZ




    Toute ressemblance avec l’appel à textes affiché à l’entrée du café pendant l’été serait tout simplement fortuite…

     

    D’où lui venait l’insidieux dégoût qu’elle sentait grandir en elle à l’approche de Noël ?

    Aujourd’hui, le jour tant redouté était arrivé. Se souvenait-il, lui aussi ? Machinalement et comme pour étayer sa pensée, Claire leva la tête du paquet cadeau qu’elle s’appliquait à faire. Elle l’observa à la dérobée. Il était accroupi, occupé à retourner les invendus de la presse.

    De l’endroit où elle se tenait, elle ne voyait qu’un dos puissant et la masse grisonnante de ses cheveux. Une mèche plus rebelle que les autres, lui donnait, vue sous cet angle, un air presque comique. Malgré sa tristesse, elle ne put s’empêcher de sourire.

    Comme mû par le pressentiment qu’il était regardé à son insu, il se retourna… Elle nota avec amertume le regard vide qui la traversait et fut aussitôt renseignée sur ses pensées. Puis il reprit sa position initiale et ils continuèrent leur travail, silencieusement.

    La panoplie du parfait petit chimiste disparut sous le papier étoilé et s’enrubanna de rouge frisotté…

    Dehors, un vent glacial s’engouffrait avec rage sous le préau de la galerie marchande, faisait trembler dangereusement l’enseigne " TABAC " et repoussait méchamment la porte d’entrée de leur magasin. Par intermittence, des odeurs de viandes rôties filtraient. Des tours phalliques de béton avoisinantes, il émanait une myriade de points lumineux clignotants qui se reflétaient dans leur vitrine. A chaque poussée du vent, on pouvait percevoir une vague rumeur d’espèce humaine joyeuse et des accents de musique métronomique.

    Et toute cette gaieté insouciante et anonyme lui glaçait le cœur et durcissait la boule d’angoisse qui l’assiégeait et l’étouffait.

    " Un an déjà ! " songea-t-elle.

    Dans son souvenir, la nuit était déjà là et le mistral soufflait aussi fort que ce soir. La rudesse de cet hiver avait surpris tout le monde. De mémoire de Méridional, " On n’avait jamais vu ça ! ". La neige, exceptionnelle pour l’endroit, était tombée en abondance depuis la veille. Quelques retardataires cherchaient un cadeau de dernière minute, histoire de ne pas arriver les mains vides chez les amis, mais surtout, pour pouvoir se goinfrer en toute tranquillité…

    C’est alors qu’elle le vit, grelottant de tout son être, dans le fond du magasin. Il avait trouvé refuge près de l’unique source de chaleur : un radiateur électrique mural qui parvenait péniblement à réchauffer la boutique. La porte s’ouvrait continuellement. Les haillons qui lui servaient d’habits étaient maculés de boue et tout mouillés. On ne pouvait qualifier de chaussures, les choses informes qui bâillaient à ses pieds et dont l’une d’elles était retenue en travers par de la ficelle. Il laissait passer son tour…

    Au bout d’un moment, craignant que sa station prolongée ne se remarquât, il s’avança comme à regret et tout gêné, jusqu’au comptoir. Balbutia quelque chose d’inaudible. Jean avait pourtant réussi à capter une marque de cigarettes…

    Claire les méprisait tous. Mais c’était elle, surtout, qu’elle méprisait. Bien sûr, elle mettait son mari en dehors de tout cela ! N’avait-il pas, d’emblée, eut le geste qu’il fallait ? Celui d’offrir le paquet de " Gauloises Bleues " sans filtre au pauvre hère qui avait voulu le payer à l’aide d’une multitude de piécettes de cinq et dix centimes. Jamais elle ne pourra oublier le sourire qui l’avait irradié une fraction de seconde et puis aussi les yeux emplis de bonté qui remerciaient son bienfaiteur, tandis qu’il ne pouvait dompter le tremblement qui agitait son corps tout entier. Mais surtout, la petite étincelle d’espoir qu’elle avait surprise dans le regard de l’homme, l’avait bouleversée, et la pourchassait comme un remords.

    Car rien dans l’attitude de ce malheureux n’avait échappé à ces " petits-bourgeois " nantis. Toutes les paires d’yeux, friands de sordides et de sensations fortes s’étaient, à l’unisson, braquées sur lui. Un silence de plomb pesait…

    Mais loin de les attendrir, la présence de l’homme semblait, au contraire, les contrarier. Pire, ils en voulaient au commerçant de s’être laissé aller à la compassion. " Ca risque pas qu’on nous fasse des cadeaux, à nous ! " fit une vieille sorcière. Et comme pour s’assurer de l’effet produit par ses paroles, sa tête de vieille grimace atrabilaire pivota et fit face à l’assistance muette, quêtant une approbation. Mais plus par lâcheté que par désaccord, ils détournèrent leurs regards, refusant par-là même de se faire complices. La vipère, commissures aux lèvres, esquissa un sourire pékinois. Claire réprima avec peine l’envie de l’étrangler… Elle regarda son mari et ne remarqua que la contraction de ses mâchoires.

    Pudique, l’homme accusa l’humiliation avec courage, adressa un signe de tête à Jean et ressortit comme il était venu, sans doute un peu plus las, dans la nuit glaciale.

    Claire voulut protester, eut envie de le retenir et aurait voulu les pousser dehors tous ensemble. Mais elle ne fit rien de tout cela. Pas un son, pas un seul mouvement. Elle était comme tétanisée. Finalement, elle se tut. Ne sachant nommer ce qui la dévastait…

    Ils continuèrent à les servir, mais le cœur n’y était plus. Le transistor chantait " Petit Papa Noël ". Jean allongea le bras et stoppa l’irritante rengaine. La fête qui n’avait pas encore commencé avait, tout du moins pour eux deux, déjà pris fin et un fossé inéluctable venait de se creuser entre elle et lui.

    Le magasin se vidait peu à peu. C’était bientôt l’heure de la fermeture. Claire appréhendait la confrontation avec son mari…

    Le dernier client parti, soucieuse de combler un vide qu’elle pressentait équivoque, elle s’affaira à ramasser les chutes de papier cadeau qui traînaient un peu partout. Pourtant, il ne pipa mot. C’était sa vengeance. Elle aurait voulu déchirer ce silence qui la rendait folle, mais ne sut comment faire. Alors, elle fit comme lui. Ne dit rien...

    L’ascenseur, un vieux modèle à battants vitrés les conduisit en grinçant à leur sinistre appartement situé au septième étage d’un vieil immeuble de 1930. C’était à deux pas de leur travail. C’était pratique. Leur face à face dans la cabine minuscule fut un supplice. A aucun moment ils n’eurent un vrai regard l’un pour l’autre. Ils s’épiaient seulement, à la dérobée. Leur douleur était palpable.

    Dans une secousse, le monte-charge les déposa sur leur palier. Pressés de sortir, ils se heurtèrent et émergèrent presque en même temps, comme des naufragés. Ils étaient au bord de l’asphyxie.

    A peine entré, il se rua sur le téléviseur. Le bain sonore les coupa un peu plus l’un de l’autre. Puis il se servit deux grands verres de bon Bordeaux qu’il but coup sur coup, décréta qu’il n’avait pas faim et qu’il allait se coucher. Il était crevé.

    Il se dirigea vers la chambre et stoppa devant la porte, une main sur la poignée. Se doutant qu’elle l’avait suivi des yeux, il se retourna et la regarda avec ce qu’elle crut être de la haine. Ce n’était que du mépris. A ce moment, elle pensa qu’il était injuste et que lui aussi aurait pu faire le geste de retenir l’homme. Elle était anéantie de colère, de chagrin, de tout.

    Restée seule, elle éprouva la douleur du remords qui la tenaillait et qui venait de l’amputer. Pour broyer son désespoir, elle fut saisie tout à coup, d’une frénésie de propreté et entreprit de nettoyer la cuisine à fond…

    Quand elle fut pratiquement sûre qu’il dormait, elle pénétra à son tour dans la chambre… Elle ne put trouver le sommeil. Sa conviction que l’homme était mort de froid, mûrit jusqu’aux prémices du jour, renforcée par son délire…

    Le lendemain et les jours suivants, elle feuilleta fébrilement et à l’abri des regards, les journaux locaux. Puis elle tomba sur un entrefilet qui relatait " la mort d’un harki, dans le froid et dans l’indifférence générale ". Il était retourné à l’anonymat qui était le sien.

    A dater de ce jour, elle se jeta à corps perdu dans le travail, ne voulant pas s’accorder un seul de ces insidieux instants de répit qui lui faisaient penser à l’impensable. Il était devenu son fardeau, son calvaire, son tourment.

    D’un accord tacite, ils ne firent jamais allusion à cette nuit tragique et ne fêtèrent plus jamais Noël. Leur douleur complice et leur haine mutuelle n’avaient pas besoin de mots. Chacun avait conservé cela comme un secret qui lui était propre, total, entier.

    Vingt longues années ont passé depuis…Elle vit seule à présent. Ils ont fini par se séparer. Dans un autre lieu, dans une autre ville, dans une autre vie.

    Dans quelques jours, ce sera encore Noël. Sa fille, sa Caroline chérie qui habite en région parisienne, vient tout juste de lui annoncer qu’elle ne pourra passer les fêtes avec elle. Un impondérable. Elles se verront après. Si elle savait comme ça l’arrange !

    Son souvenir ébauche les contours d’un visage, s’estompe en partie pour ne retenir finalement que le regard où brille la petite lueur d’espérance. Elle tente de repousser la vision cauchemardesque. Mais en vain. Le regard se fait plus précis, plus impérieux et s’impose à elle avec plus d’acuité, plus terriblement encore.

    On entend hurler le vent.

    Derrière les vitres de sa chambre, elle regarde sans les voir les dernières feuilles des arbres qui tournoient furieusement, tandis que ses pensées déroulent le film de son désespoir et donnent libre cours à son chagrin.


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  • Ce texte d’Ernest J. Brooms a participé au concours de nouvelles Bayard et s'est distingué parmi les meilleurs...juste derrière les irrésistibles pointures comme Magali Duru et Georges Flipo.

     


    Un ciel immensément gris et uniforme pèse de tout son poids sur la ligne d'horizon. A l'infini... Dense mais fine, la pluie n'a cessé de tomber depuis le matin. Elle s'abat sur les champs dénudés, s'infiltre dans l'herbe flétrie des prairies, crépite sur les tuiles poreuses d'une petite maison basse, perdue, éperdue, comme abandonnée au milieu de l'espace endolori.

    La main se referme, décidée, sur la boule du changement de vitesses et la pousse sèchement vers l'avant. Le moteur, violenté, s'emballe et rugit. Le pied droit enfonce la pédale de frein et la voiture ralentit brusquement. Le passager, projeté vers l'avant, doit se tenir au tableau de bord.

    Le conducteur, un homme distingué d'une quarantaine d'années, bien bâti et solide, sort du véhicule. Devant lui, la maison basse.

    Le visage buriné par le vent des campagnes, engoncé dans un costume d'épais velours, l'autre le rejoint.

    - Et voilà, c'est là !

    Il a la voix dure comme ses mains. Il sort une grosse clé qu'il introduit dans la serrure. La porte résiste un peu et soudain, cède.

    - Ce n'est rien, un peu d'huile et... voilà ! Je vous laisse regarder à l'aise. Prenez votre temps. Faites comme chez vous... J'ouvre les volets, puis je vais vérifier la clôture de la prairie... A tout à l'heure !

    Henri Dubreuil pénètre dans une pièce spacieuse et désertée. Le mur, à sa gauche, est garni d'un papier peint défraîchi où des fleurs géantes grimpent vers le plafond à voussettes. Entre les tiges énormes, deux tableaux, dépendus il y a peu, tracent des rectangles plus clairs. En face, près d'une petite porte basse, veille une ancienne horloge au balancier de cuivre encore brillant.

    Henri suit un instant le balancement perpétuel, immuable du temps. Mais vite, un ancien feu au charbon, un feu "crapaud" comme disent les campagnards, attire son regard friand d'antiquités. Le poêle ne dégage aucune chaleur, la charbonnière est vide... comme le large fauteuil d'osier, éreinté par les ans. Une porte est entrouverte sur une chambre, à droite, il la pousse. Une odeur âcre, moite et humide, lui monte au nez. L’odeur des morts qu’on y entreposait avant l’enterrement. Il n'insiste pas et se retourne. En face, deux marches de pierre bleue, usées à l'emplacement des pieds, mènent à une plus petite chambre accueillante mais fraîche. Les autres portes livrent leur secret. Celle de la remise devra être remplacée. La cuisine est grande et agréable. Henri se dirige vers la fenêtre, l'ouvre et, devant lui, l'immensité des champs mouillés. Le calme, la paix, enfin trouvés.

    Le froid s'élance de la plaine, traverse les champs nus et frappe de plein fouet le visage de Dubreuil. La fenêtre est vite refermée. L'homme se retourne et revient dans la pièce, devant. Ses doigts ont saisi machinalement une cigarette et la fumée se mêle à la moiteur de l'air. Le fauteuil d'osier craque lorsqu'il s'assied. Un curieux mélange s'opère alors dans l'esprit de Dubreuil : humidité ambiante, odeur de moisissure, exiguïté du bâtiment... On y respire le silence tranquille et serein. Pas tout à fait : un léger bruit l'accentue. Un battement régulier, un décompte incessant, le cœur de la vieille horloge bat le temps qui trépasse.

    A chaque mouvement du corps, l'osier du fauteuil gémit. A chaque craquement, l'horloge répond par son chant métallique. Le tic-tac découpe le silence mécaniquement. Il s'amplifie dans la tête de l'homme ; la sueur perle à la base du front, une bouffée de chaleur envahit chaque pore et les doigts se crispent, le buste se raidit... Le bruit obsédant heurte les parois du cerveau en oiseau affolé. Les yeux hagards de Dubreuil se tendent vers l'écran ivoire.

    La grande aiguille noire ciselée ne tressaille pas comme la plus petite qui sursaute et stabilise de minute en minute. Les yeux de l'homme y sont rivés. Plus rien n'existe.

    Le décor vacille, les formes fondent, les murs s'écartent, les poutres craquelées éclatent.

    Mais le long pendule de cuivre bat, imperturbable. Le temps a perdu de sa consistance. Minutes et heures fuient.

    Les jours, les ans défilent, fiers et tristes.

    Et le bras de cuivre dirige le bal et bat toujours plus fort.

    Ce n'étaient plus les mêmes objets. Il faisait sombre. Entre chien et loup.

    Au pied de la hautaine horloge, un corps de femme gisait. Une jupe d'épais tissu, mi-relevée, découvrait de longues jambes, tuméfiées, serrées aux genoux... Le visage disparaissait sous la masse des cheveux emmêlés. Au cou, brillait un médaillon doré au cœur de verre, fracassé. La femme pleurait. Et le pendule marquait le temps du silence. Le ventre se soulevait, l'horloge battait, le ventre se tendait, le cuivre brillait dans l'ombre. Et l’homme, debout, se reboutonnait. Il attrapait une bouteille de genièvre et en avalait une large lampée. Assis sur une marche de l’escalier qui menait au grenier, l’enfant regardait par la porte entrouverte. Les yeux vidés.

    Dubreuil se frotte les yeux ; en lui, la douleur se réveille. Ses doigts appuient sur les tempes, glissent sur la barbe naissante, enserrent le cou et la chaîne d'un vieux médaillon doré...

    L’unique fenêtre donne sur la rue déserte, le potager et le petit sentier aujourd’hui impraticable. L’enfant y court et l’homme le poursuit. Sale garnement, tu vas voir quand je vais t’attraper ! L’enfant se retrouve dans la cave à charbon, une sorte de réduit triangulaire sous l’escalier. L’obscurité totale, la peur. Le beau-père l’a toujours détesté. Jaloux de l’amour porté à l’enfant par sa mère. Alors, il fallait nettoyer le jardin, ne laisser aucune mauvaise herbe. Vider la fosse à purin en y plongeant un seau, tirer sur la corde pour le faire remonter et le jeter sur le potager. Rien de tel comme engrais ! Et vas plus vite, tu te traînes. T’es qu’un paresseux ! Tu vas voir… L’enfant devait s’agenouiller sur des branches de saule fraîchement coupées et le beau-père retirait sa ceinture de cuir tressé et frappait sous les pieds nus, sur les mains, sur le dos… Et ne t’avises pas de crier. Personne ne t’entend ici ! T’es bien comme ta mère, une mauviette !

    Puis un jour, tout s’accélère. Le beau-père est arrêté. Une bagarre qui tourne mal dans un bistrot. Un coup de couteau et un mort. Les enquêteurs découvrent un enfant amaigri, les yeux hagards. Il crie et se débat. La mère aussi. Le corps de l’adolescent ne laisse aucun doute sur les traitements qu’il a subis. La mère ne peut expliquer pourquoi elle a laissé faire. Elle sera condamnée pour non-assistance à personne en danger, déchue de ses droits. Et l’enfant rejoindra l’orphelinat des Mères de l’Enfant Jésus, dans la ville la plus proche. Puis, il sera adopté par une famille d’accueil. Une, puis une autre, puis une autre… s’éloignant à chaque fois un peu plus. Des souvenirs en pagaille. Des gens gentils, accueillants, intéressés, intéressants, jeunes, plus vieux… et surtout, Robert et Danielle, ce couple âgé qui l’avait considéré comme leur fils. Sans descendance, ils avait tout donné, leur temps, leur amour, leurs sourires, leur expérience… Henri a grandi sans poser de questions préférant les enfouir au plus profond de son monde secret.

    Encore adolescent, Henri apprendra la mort de sa mère, un soir d’hiver. Elle avait continué à vivre, seule, dans la maison au bout des champs. Plus de nouvelles du beau-père, et c’est tant mieux. Que devint-il après la prison, nul ne le sait. La vie s’est poursuivie, de lycées en collèges. Artiste-peintre local, Robert lui a donné le goût du dessin et Danielle, la sensibilité féminine. Il sera architecte et se fera vite un nom dans le milieu. Les portes de la vraie vie lui sont désormais grandes ouvertes.

    Mais jamais, il ne s’est marié. Et surtout, pas d’enfant ! Nul risque de reproduire son histoire de quelque façon que ce soit !

    L'homme se lève, l'osier se plaint une dernière fois. Une envie de vomir le prend à la gorge. Les poumons prêts à éclater le suffoquent. Il faut partir sans essayer de comprendre. La pendule poursuit son décompte, glacial témoin du temps oublié, ... du souvenir perdu.

    Pousser la porte et sortir. La lumière humide agresse ses yeux rougis. Il faut gagner la voiture et...

    - Et alors, monsieur Dubreuil, elle vous plaît ? Je vous l'avais dit. Il y a vingt ans que je vis ici. La maison avait été mise en vente publique et ici, on préfère ne parler des anciens habitants. J’ai tout aménagé au fil des ans. C’est qu’il y avait du boulot. Mais aujourd’hui, je suis trop vieux pour rester seul et les enfants veulent que je parte vivre dans une maison de retraite, comme ils disent. Si c’est pas un malheur ! Mais enfin, c'est ce que vous recherchiez ? Monsieur Dubreuil ?

    Henri se retourne sur le fermier…

    - Oui. C’est d’accord. J’achète !

    - Avec quelques transformations, vous pouvez en faire quelque chose de bien ! D’autant plus qu’on m’a dit que vous étiez architecte. On sera content au village que vous retapiez cette maison. Car elle est là depuis toujours. Vous comprenez… C’est qu’on y tient à nos maisons, c’est tout un passé et des souvenirs… On se revoit chez le notaire ?

    La voiture n'est déjà plus là. Le silence est revenu. Lourd. Oppressant.

    Seul, derrière la façade blessée à jamais, toujours le même bruit. Il augmente et envahit l'espace, un immense tic-tac investit la plaine et la pluie tombe de plus en plus belle...

    L’acte de vente fut signé devant un notaire impassible. Dubreuil ne broncha pas à l’énoncé des différents propriétaires précédents, à l’histoire notariale de la maison. D’autres images lui venaient en tête. Le vieux fermier était très impressionné et tortillait ses gros doigts. Quelques signatures et quelques paraphes plus tard, l’affaire était conclue à la joie de tous. Surtout du vieux fermier. Dubreuil serra les mains et repartit vers la ville, loin de cette froide campagne.

    Vue du quatorzième étage, la ville est allumée de milliers de lumerottes. La nuit est tombée sur l’agitation de la vie. Henri aime cette solitude protégée par la foule d’êtres humains anonymes. Il se laisse tomber dans le profond canapé, ferme un instant les yeux. La maison basse perdue dans la campagne lointaine lui semble appartenir à un autre continent. Celui d’une enfance désormais gommée. Il attrape son GSM, fait défiler la liste du répertoire, s’arrête sur Gauthier & Fils, entreprise…

    - Henri Dubreuil, architecte. Bonjour Monsieur Gaulthier, nous avions déjà pris contact. Vous vous souvenez ? C’est pour une démolition…

                                                                                                                           E.J.B.


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    Ernest J. Brooms aime faire voyager ses nouvelles. Les laisser aller à des soirées, des sorties, des échappées, les encourager à courir l’aventure, à s’autoriser des libertés. Il ne se demande pas si elles pourraient se perdre en route, si les langues des autres entendront précisément ce qu’elles disent ou si elles s’accorderont quelques arrangements pour exister de l’autre côté des frontières, non, Ernest se dit seulement qu’elles ont une chance d’épouser d’autres contours, de s’étoffer, de tracer une voie nouvelle, d’éprouver aussi le brouillage et le cours incertain des choses. Ce plaisir de partager un texte, de lui donner une force de vie par une multiplicité de lecteurs dans l’espace et le temps est une conception qui nous tient à cœur à Calipso. C’est cette disponibilité de l’écriture que nous aimons accueillir au café, ce lieu de retrouvailles où les histoires passent… 

     

    Les yeux troubles

    par Ernest J. Brooms

     

    Elle avait les yeux troubles. Assise à la table d'en face. Des boucles en mèches effilées comme après une pluie drue. Mais il faisait soleil. Dehors.

    Elle triturait une cigarette à filtre d'or, longue, tabac blond. Ne buvait pas son Schweppes indian tonic. Les jambes fines croisaient et décroisaient leur soie. J'entendais leurs frôlements de Dim en voile moucheté.

    Elle ne voyait personne. Ignorait mon regard.

    Je la suivais de l'ovale du visage à l'arrondi des épaules. Longeais le bras jusqu'à la main, les doigts entrouverts. Il fallait respirer, plus calme. Dominer. M'aligner sur son souffle perceptible aux mouvements réguliers de la poitrine sous le débardeur de coton fin. Frémissante.

    Elle rejeta sur l'épaule une mèche, plus longue, plus blonde. Qui glissa, lente, et retomba, sur les yeux voilés. J'avais envie de me lever, d'avancer vers elle, de m'inviter à sa table. Je restais de béton. Coupé du bonheur. De la douceur paradisiaque. Du pays lointain.

    Elle releva lentement la tête, resserra les paupières, juste un peu, et me fixa.

    Elle avait les yeux troubles.

    Alors, je remplis mon regard de toute la tendresse du monde, de tout l'amour de l'univers, je le portai jusque dans le bleu trop clair de ses lacs sans fond, je l'embarquai vers les espaces infinis où le temps n'a plus d'âge, je l'unis à ma peau jusqu'à la confusion totale.

    Elle écrasa sa cigarette à filtre d'or, enfouit le paquet rouge et blanc en tâtonnant dans une pochette en jean, jeta négligemment quelques pièces sur la table, se leva et sortit lentement, repérant chaises, tables et porte du bout de sa canne blanche.

     

    Cette nouvelle est parue sur le site de l’auteur en mai dernier. http://www.broomse.com/




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    Une nouvelle de Patrick Essel

    Ne plus lutter est une forme de jouissance…


    Tout bien pesé, je suis revenu au bercail. Moins de quarante huit heures après avoir tout fait voler en éclats. J’ai donné un peu d’argent à Dop et à Duke pour parer la rancœur et une boîte de Lucky à Zoé avant de l’embrasser. Je n’ai rien fait d’autre pour combler les déchirures. Il n’y a rien à expliquer. Nos cœurs battent encore, c’est l’essentiel. Dop n’est pas dupe, même si son visage s’est illuminé un instant en empochant l’oseille. C’est lui qui évalue les préjudices et visiblement il ne s’attendait pas à palper si tôt. Dans notre zone, il faut être très attentif avec les compensations, un petit défaut de convergence et il n’y a plus qu’à espérer que la correction ne dépasse pas le stade des dommages du premier degré. Ici, personne ne se laisse impressionner par les seules intentions. La vie passe plus rapidement qu’ailleurs. Pour les mômes des caves c’est presque une bénédiction. La plupart des aînés n’ont plus le temps ni la force de les couvrir. Tout juste les initient-ils à l’art d’affûter les griffes et à la manière de faire monter le venin. Dérisoire face aux unités de nettoyage. Duke est un des derniers à les approvisionner en gelée de survie et à leur transmettre quelques mots d’usage. Pour ce que j’en sais, il ferait mieux de les aider à passer de l’autre côté, à s’infiltrer dans le ventre de la ville. Qui sait si une poignée d’entre eux n’irait pas jusqu’à s’y aménager un trou et bouleverser imperceptiblement le cours des choses ?

    Avec Zoé, on ne peut être sûr de rien avant l’étreinte. Ses baisers peuvent aussi bien dire oui que non. Quand c’est négatif, mieux vaut déguerpir. Ou espérer un volte-face, ce qui n’est jamais arrivé. Dop la surveille quand même du coin de l’œil, au cas où. Moi, je ne sais pas si je la mérite. Je ne sais même pas ce qu’elle pense des taches jaunes qui couvrent mon corps. Mais tant pis, je fais comme si elle n’y attachait aucune importance. A peine Dop et Duke retournés à leurs affaires, elle m’a demandé comment ça s’était passé de l’autre côté. J’ai juste répondu c’est fini et gardé pour moi l’évidence : ils nous tuent.

    Elle n’a pas insisté. J’ai posé mes yeux sur ses lèvres et cela a suffi pour qu’elle dise oui. Je me suis laissé aller doucement contre elle et j’ai senti presque aussitôt le bourdonnement de son ventre. Par terre, il n’y avait plus de tapis ni de coussins, rien qu’un amas de débris, restes de la colère passée. Je me suis creusé les méninges pour trouver un mot gentil à dire, une parole rassurante, et, comme rien ne venait, j’ai fourré mes mains dans les poches à la recherche d’un petit truc qui lui ferait plaisir. Zoé a pouffé d’un rire plus grave qu’à l’habitude. T’as vu, on n’a plus nulle part où se mettre, elle a dit sans montrer un véritable embarras. Elle nous a enroulés dans le grand drap de lit rouge ramené de notre dernière expédition en ville. Ses lèvres ont fait des bulles, celles qui ont des reflets roux et un goût de pluie d’été. Elle m’a fait jouer un instant avec les petits cailloux qui lui froissent les seins. Ils m’ont semblé moins durs et moins compacts que les autres fois mais je n’ai rien dit. Je les ai couverts de baisers puis on a mélangé nos souffles. Une forte bourrasque n’a pas tardé à nous prendre de l’intérieur. La tempête, chargée de foudre, nous a précipités sur un nuage et emportés loin, très loin des loups.

    Une heure. Rien qu’une heure. Une heure de turbulence sous les étoffes bruissantes et Dop est venu me ramener au monde avant que ne commencent les douleurs. Il ne m’estime pas plus que ça le Dop, il est du genre sec et rigide, voire un brin suspicieux, mais depuis que sa frangine m’a élu, il est aux petits soins avec moi. La seringue est toujours prête dans les temps, servie avec un nénuphar bleu pour couper la nausée. C’est bon Dop, j’ai dit, Zoé va s’en occuper, ça va aller. Je l’ai regardé s’éloigner d’un pas indécis. Le ciel était encore dans la nuit. J’avais envie d’oublier et d’égayer à nouveau le cœur de Zoé. Je ne lui ai pas demandé si elle voulait bien pour l’injection, je l’ai laissée m’enlacer en lui murmurant à l’oreille quelque chose de chaud. J’étais content comme ça. Zoé a frémit et dit que les jours d’avant avaient été trop incertains pour être tout à fait bien.

    J’ai vidé la seringue sur le côté. Je n’ai plus besoin de substitutif mais je dois continuer à jouer le jeu. A l’intérieur, les pépins se sont dissous en un rien de temps. Même le sable a été éliminé. Comme prévu par les rénovateurs. Une rémission de quelques jours. Totale. Après quoi la récidive sera fulgurante. Droit dans le mur. C’est le pacte. On ne peux pas revenir en arrière. Ni de ça ni d’autre chose. C’est ce que j’aimerais dire à Zoé si j’avais l’assurance qu’elle ne se noie pas immédiatement dans la torpeur. Je me dis qu’elle se cache derrière le masque de l’amour pour m’interdire de l’approcher vraiment, de lui dire quoi que ce soit de définitif. Tu te dis des choses stupides, dirait Duke si nous partagions encore nos pensées. Tout nos espoirs de salut se sont effacés avec cette fuite en avant. Cette foutue échappée de l’autre côté. Cette satanée insistance à vouloir en finir avec les sueurs froides, les mains fatiguées, les yeux vides. Tu n’aurais jamais dû t’y rendre seul, aurait rajouté Duke, mais Duke est devenu incapable de nous cogiter un plan qui vaille. Toujours sur le qui-vive, obsédé par l’idée qu’on le surprenne en pleine crise et qu’on l’exécute pour l’exemple.

    Cette désertion aurait pu n’être que passagère, une mauvaise passe vite épongée avec de la gelée de survie, mais il aurait fallu continuer à se battre chaque jour, à chaque instant contre les crampes, les brûlures, les paralysies, contre cette inexorable asphyxie de nos ambitions.

    Il y a bien longtemps que plus personne ne croit en des jours meilleurs, seule s'allume cette haine qui fermente dans l’âme. Nous sommes trop abîmés pour rêver ou même seulement croire que nous ne sommes pas des imbéciles. A vrai dire nous ne sommes que des mômes brisés qui ne grandiront jamais. Trop dégradés pour nous réinventer. Nos chemins de traverse ont été engloutis par la détresse. Rien n’a plus d’importance. En face, ils font le nécessaire pour que l’on en finisse avec la fierté, avec les hallucinations, avec cette idée que l’on pourrait jouer le vrai contre le pire. Quand les rénovateurs vous mettent le grappin dessus vous devenez aussitôt un étranger. Eux vous disent qu’ils ne sont que des techniciens. Pas de compassion. Pas un seul mot superflu. Pas même une béquille. Les hommes de la rue se valent tous. Basta. Je suis revenu comme je suis parti, sur un coup de tête. Là-bas, on ne compte pour personne, même à la fin. Et maintenant j’usurpe la joie de Zoé quand elle s’écrie t’es flambant neuf mon homme et que moi je dis, le cœur presque vide, j’aurais tant aimé qu’on ne se perde pas.

    Dop est revenu voir si tout était régulier. Son air embarrassé ne m’a surpris. Zoé s’était laissée aller à un petit somme. Moi, je faisais semblant de dormir. J’avais en tête cette putain de rengaine Dop n’est pas dupe, Dop n’est pas dupe, Dop n’est pas dupe… il va mettre les choses au point, me sommer d’arrêter mon cirque ou m’envoyer valser contre un mur. On est tous à cran. Personne ici n’ignore la tournure que prennent les évènements. Depuis que les nettoyeurs ont les coudées franches, on les entend jurer, s’exciter, beugler dans la nuit, pire que des hyènes.

    Dop s’est assis à même le sol, de mon côté. Il a dit, tu sais, il y avait que de l’eau dans la seringue. J’ai confirmé d’un hochement de tête. Dop n’est pas dupe et il a rajouté qu’est-ce que tu as fait là-bas ? Je n’ai rien dit. Il a posé d’autres questions, moins tranchantes, moins soupçonneuses, moins intrusives puis il a fini par laisser aller sa douleur lui aussi. Sous les draps j’ai serré la main de Zoé. Elle était encore chaude du sommeil de l’amour. Son sang entrait dans ma chair et me soulageait. Dop n’en finissait plus de se vider. L’obscurité règne dehors et bientôt les ténèbres nous envelopperont à notre tour. Nous sommes hantés par la peur. Nous avons perdu le sommeil et l’envie de résister. Tout ce que nous trouvons à dire c’est que nous sommes en train de mourir. Nuit et jour nous mourons avant même d’être mort. Il n’attendait pas que je lui réponde. De toute façon j’avais l’esprit encore trop encombré par les images de cette foutue virée pour l’écouter vraiment.

    Personne n’était au courant. Personne n’aurait même eu l’idée de se dire qu’une sortie en douce fût possible. J’étais parti pour exploser. Une opération de nettoyage sans retour. Une fois débarrassé des pépins, je me serais éclipsé dans l’autre monde sur la pointe des pieds. Après ça, Duke aurait vilipendé mon mauvais esprit, Dop ordonné les funérailles et Zoé pesté contre la fatalité. Dans les caves les mômes auraient maudit la terre entière, affûté leurs griffes et fait monter le venin. Point final.

    Zoé a ouvert les yeux, elle s’est redressée pour mieux voir son frère. Il s’était tu et nous regardait tous les deux avec tendresse. Elle lui a dit tu sais Dop, je l’ai suivi de l’autre côté, je ne pouvais pas le laisser nous perdre. Les rénovateurs m’ont embarquée avant que je ne le rejoigne. Je ne me suis pas battue Dop, je les ai laissés me désinfecter. Je sais petite sœur, il a dit, je sais tout ça, je vous ai pas lâchés une minute.

    Il nous a allumé une Lucky.

    Il a fallu que je pleure.


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    Ernest J. Brooms ne tient pas un café mais il vous l’offre chaleureusement sur son site Pour le plaisir d’écrire. La porte est grande ouverte. Installez-vous confortablement, visitez, promenez-vous, fouillez partout, lisez, commentez....  et à l’occasion accompagnez-le dans ses balades littéraires au gré de la toile.

     

    Le sourire


    Le père est mort.

    Raide sur le lit acheté en solde l'hiver dernier chez "Touconfort". Crédit zéro pour cent en dix-huit mois. Il avait fini par s’y résigner. Faut être de son époque, grimaçait-il. Mais en lui, se révoltait l'homme mutilé d'être réduit à survivre avec une pension tellement maigre qu'il avait perdu un peu de poids et beaucoup de sa fierté naturelle, de sa façon de regarder les gens bien en face. Dans les yeux. Ces dernières années, il fuyait les autres pour éviter ces affrontements qu'il savait perdus d'avance. Il évitait même ses proches. Et de s'attarder sur les traits fatigués de son visage. Trop pâle.

    C'est le fils qui avait insisté, le vieux de lit de noces a fait son temps, le bois craque de partout, un gros ressort a cédé, un pied a dû être consolidé. Et le fils n'avait guère le temps de bricoler sans cesse sur ce débris. Un emplâtre sur une jambe de bois. Le fils déplia une publicité toutes boîtes de chez "Touconfort", raisonna, argumenta, persévéra, vainquit le mutisme du vieux couple. Il monte lui-même le lit de noces, en pièces détachées, dans le grenier. Il le camoufle sous une vieille couverture, protection dérisoire pour ces montants de bois qui jamais plus ne seraient assemblés. Ils alimenteront plus tard quelque feu sacrilège qui voleront une trace de plus d'une vie durement malmenée.

    Le père est mort.

    Nu sur le lit. Comme un ver. Il serait vite de leur monde.

    Deux femmes du village, impassibles en apparence, retournent le cadavre sur le ventre, puis sur le dos, l'enduisent de savon mousseux à odeur forte de javel, le rincent, l'essuient. Le père si pudique. Elles le manipulent tel un objet. Peut-être la plus vieille, dans sa jeunesse, était-elle secrètement amoureuse de lui. Peut-être attendait-elle qu'il l'invite à danser au bal des Catherinettes. Peut-être avait-elle imaginé le corps jeune roulant sur le sien. Et maintenant, elle frottait les fesses flétries en insistant un peu trop sans doute. Sans bien s'en rendre compte, reliques de sentiments refoulés. L'autre femme l'a fusillée du regard et de quelques mots secs. On le retourne ! Le trouble revient plus ferme devant le buste envahi de poils gris et le sexe mou ballotté en tout sens par la main dissimulée dans le gant de toilette. La plus vieille s'empresse de l'essuyer et de jeter le grand essuie blanc sur le corps sans toutefois recouvrir le visage calme, serein. Enfin détendu. Et sur les lèvres, un sourire. Comme si le père s'amusait de la situation, de la gêne étouffante de la vieille, un bon tour avant de disparaître. Question de survivre encore un instant dans les fantasmes d'une septuagénaire titillée de souvenirs. Il la hantera cette nuit encore. Et quelques suivantes. En beau jeune-homme au corps éthéré qui mille fois se penche vers la jeune-fille faussement timide qui rougit de plus belle, qui acquiesce d'un battement de cils, se lève et se livre au rythme de quelque tango explosif qui frissonne la chute des reins.

    Le père est mort.

    Les vieilles lui ont enfilé son plus beau costume. Bleu classique. Et la chemise blanche au col amidonné qu'il ne supportait pas de son vivant, qui lui donnait des rougeurs au cou. La plus vieille lutta avec le bouton, renonça, dissimula l'ouverture sous un gros nœud de cravate.

    Le père est mort.

    Les doigts refusent de se joindre. Et surtout laissent tomber le chapelet que la vieille finit par accrocher aux pouces. Elle a empoigné deux gros livres qu'il avait lus, relus, annotés "Art et Tactique militaires, tome 1, tome 2", toute la bêtise humaine condensée pour la première fois utile. Elle les cale sous les coudes, les mains demeureront jointes de force sur le chapelet ramené d'un voyage à Lourdes, le seul séjour à l'étranger du couple, gagné lors d'une tombola. Le père en avait ramené les premières photos couleurs de l'album familial. Vue du cirque de Gavarnie et défilés de malades, d'impotents.... et puis la vierge dans la neige quand on la retourne dans son liquide que les enfants secouaient toujours trop fort, alors la mère les grondait et déposait religieusement l'objet miraculeux sur le marbre de la table de nuit et les enfants émerveillés regardaient longtemps les paillettes redescendre au pied de la dame en bleu.

    Les doigts experts de la vieille plissèrent le drap à l'odeur de naphtaline pour faire beau. Elle jeta un regard satisfait à l'autre et elles sortirent après s'être signées instinctivement. Pour conjurer le mauvais sort qui les attendait, narquois.

    Le père est mort.

    A côté, recroquevillée sur sa chaise dure, la mère pleure sans larmes les longues années de solitude à venir. A entasser les souvenirs pour faire illusion, à ressasser le passé faute de futur, à coups de photos jaunies dans le formol de la vie, d'images figées sur quelques rares moments de bonheur frisson dont elle est et sera seule propriétaire désormais. Son véritable héritage... Trésor de frémissements amassés, accumulation de caresses glanées au hasard de la tendresse, de regards amoncelés qui en disent long lorsque la parole s'est retirée. Futile.

    L'odeur du café, le jet de vapeur s'échappant du bec de la bouilloire, la vie est toujours là. Elle se lève.

    Le père est mort. Le fils entre dans la chambre. Il vient de la ville. A traversé l'humidité poisseuse des bois. Grande fatigue et vertige.

    Le fils fait face. Sans réagir. En apparence.

    Le père l'a soulevé comme une plume et déposé sur ses épaules solides, il marche à travers la neige et le froid du matin, le père s'endort dans son fauteuil après le repas, le père retourne la terre du jardin, hume l'air, bourre sa pipe, gronde, enfourche son vélo, disparaît dans le brouillard.

    Et il sourit. Sur son lit d'apparat. Les jambes du fils se dérobent. Il doit se soutenir au bord du lit. Ses lèvres tremblent. Les coins de sa bouche s'écartent. En un sourire jumeau. Le père sourit. Le fils aussi. Et soudain, c'est le rire. Il éclate. Cadencé. Hoqueté. Au bord de la crampe. De l'étouffement.

    La mère est entrée. A serré l’épaule du fils. L'a secoué.

    Le froid comme une claque.

    Vue d'un village au bout des champs et des prairies. Et du temps.

    Le rire éteint.

    Les yeux immensément fatigués de la mère.

    Le ciel est clair. On voit les étoiles. Il gèlera demain.

    Ernest J. Brooms

    http://www.broomse.com

     


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    Une nouvelle de Patrick Essel


    Pendant dix sept ans je n’ai jamais rien fait pour me rappeler. Je n’aime pas les souvenirs. Même quand je n’arrive pas à dormir, j’évite de me raconter des histoires. Les souvenirs les plus lointains sont les pires. Cela ne ressemble plus à rien : visages embarrassés, voix hésitantes, odeurs trompeuses, phrases énigmatiques, comment peut-on appeler ça mémoire ? Ce ne sont que de pauvres miettes, des flétrissures, des parasites ou alors des mauvaises pensées.

    C’est cette fouineuse d’Angéla qui a eu l’idée de me faire revenir sur les traces de mon passé. Je ne sais pas comment elle a eut vent de mes démêlés avec ma femme mais cette voyante a débarqué un jour à mon bureau sans que je ne puisse rien empêcher.

    - Personne n’aime baigner dans le jus, a-t-elle prétexté, et encore moins un homme marié, mais rassurez-vous, j’ai très certainement la solution.

    Elle a tout de suite sorti de son sac les tarots, les osselets, les coquilles d’œufs, les marcs, les fioles et quelques poils de bête d'un autre âge, bref tout l’attirail de l’exorciste. J’ai fait la mine de l’homme sceptique et me suis mis à regarder longuement la pointe de mes chaussures en marmonnant des âneries sur les marabouts.

    Je ne sais pas comment elle s’y est prise pour me prendre les mains mais je n’ai rien dit et j’ai très vite compris. Elle connaît l’enfer comme personne.

    - Du sable s’écoulait lentement entre ses cuisses, s’insinuant entre les poils dorés, elle était prête, pleine de sel, de mousse et de remous... a t-elle commencé à raconter, comme si elle y était.

    - Elle prend votre main, vos yeux tourbillonnent, vos viscères vous étranglent, vous criez d’une voix sèche mais elle ne vous entend pas ; ses lèvres sont gonflées, elle s’étire, elle vous attire, elle soupire, elle s’épanche, elle s’entrouvre... vos doigts s’engluent dans une mousse amère...

    - Non ! C’est faux ! Il n’y a jamais rien eu de tout cela ! Qu’est-ce qui vous fait penser que ces révélations me concernent ? J’ai en moi tellement de sales histoires qui ne m’appartiennent pas. Et qu’est-ce que tous ces suintements ont à voir avec mes pannes d’aujourd’hui ? 

    - Je n’invente rien, affirme-t-elle après chaque investigation, tout ce que je vous rapporte m’a été révélé ; dans cette affaire, il n’y a que vous et l’autre fille, celle de la plage, celle que vous avez repoussée, celle qui est aujourd’hui avec le gynécologue ; lui aussi, il la déçoit, mais allez savoir pourquoi, c’est sur vous qu’elle se venge. Je peux même vous donner tous les détails de l’envoûtement, souffle-t-elle pour finir de m'ensorceler.

    C’est vrai qu’elle n’invente rien. Elle me guide maintenant depuis près d’un an. Dieu merci, elle sait parfaitement voir dans les ténèbres et connaît ce qui est bon pour moi. Elle veille avec miséricorde sur mes souvenirs les plus turbulents et me dit de ne pas m’en faire et d’aller de l’avant. Seulement il y a des jours où je sens que les choses vont mal tourner et que quelqu’un va y laisser sa peau. Alors la peur me reprend. Peur de ce sang ivre qui coule dans mes veines, peur de ces douleurs subites qui surgissent les soirs d’amour, peur de ne plus être capable d’entreprendre.

    Les jours passent et rien ne s’arrange. J’ai attrapé une espèce de fièvre qui me brûle les intestins. Angéla ne me donne aucun remède, au contraire, elle attise les braises, elle me pousse même à me jeter tout entier dans le feu ; je lui répète que ça va mal finir, mais ça, elle ne veut pas l’entendre. Personne ne veut rien entendre de mes avertissements. Pas même ma femme. Elle, les envoûtements ça la fait rire. De toutes façons, ma femme est trop ardente pour comprendre des choses comme ça. Elle, il n’y a que l’amour qui l’intéresse. L’amour qui remplit l’espace du sexe, de son sexe. Elle ne voit pas ce qui est ailleurs comme le cœur ou l’âme. Tout ce qui n’est pas du côté de son exubérante toison n’existe pas. Elle ne sait que bourdonner et haleter, du matin au soir. Et depuis qu’Angéla s’occupe de mon affaire, c’est pire encore : d’un côté, elle est complètement remontée contre moi m’accusant de toutes sortes de méfaits et de l’autre, elle exige ma totale coopération à une multitude de jeux absolument éprouvants qu'elle va chercher dieu sait où. C’est une boulimique, une goulue, une vorace, une exaltée, oui voilà ce qu’elle est : une exaltée. Je voudrais bien la voir Angéla avec une femme qui veut tout l’amour du monde.

    Quand elle en a fini avec moi, elle n’ouvre la bouche que pour me parler de son amant, un administrateur des eaux et forets qu’elle a du rencontrer dans un bar, un type plutôt fier avec du rose aux joues et une carrure de bûcheron. " Tu vois, me dit-elle, lui et moi on se comprend, il ne fait pas ça en vitesse et puis surtout, il y met de l’entrain.". Je ne suis pas jaloux, il a l’air de connaître son affaire. Mais tout de même ! Il débarque à la maison à n’importe quelle heure et ni une ni deux, sans un salut, sans même m’adresser un regard, il empoigne ma femme et l’entraîne sans ménagement dans notre chambre. A les entendre, je suis sûr qu’il la piétine et qu’il la déchire, parfois elle braille comme une damnée. C’est terrifiant. Chaque jour c’est la même chose et quand il s’en va, je me précipite au pied du lit et je m’agenouille, elle me colle alors le visage contre son ventre humide et c’est moi qui sanglote et qui lui demande pardon. Mais cela ne sert à rien, elle ne m’écoute même pas, elle en veut encore, encore, encore. Quoique je fasse, elle me trouve toujours trop tendre, il y a même des jours où elle juge que je ne vaux plus rien :

    - T’étais pas comme ça avant, si tu ne t’arranges pas, je pars avec lui, jure-t-elle en fixant la porte. Pourtant, je fais exactement comme me dit Angéla, je me fouette les sang plusieurs fois par jour et je me badigeonne de ses décoctions juste avant d’aller vers elle. Bien sûr, je sens monter en moi une formidable force, une vraie ferveur. Mais à quoi bon ! Elle me presse toujours plus et ses lubies deviennent épouvantables. Quoi que je fasse c’est toujours autre chose qu’elle attend :

    - Viens ! Viens par là ! Oui, par là mon chéri ! Je veux que tu m’engloutisses ! Non, attends ! Attends ! Attends, je te dis ! Ah, je suis trop bonne avec toi. Je t’ai expliqué cent fois comment il faut t’y prendre ! Tu ne comprends donc rien aux besoins des femmes ? Allez viens maintenant, viens, donne-moi ce que je veux ! Oui ! Oui ! Non, attends ! Mais attends ! Ah, ce que tu peux être bête des fois !

    Plus rien n’existe que ces mots insensés. Plus rien n’est sacré. De quel souvenir faut-il puiser ses convictions pour échapper au mauvais œil ? J’en veux à cette sorcière d’Alice qui ne m’a pas oublié. Et même à Angéla qui s’entête à explorer les trous noirs de mon existence :

    - C’est elle qui vous fait du mal, c’est elle qui gît dans les méandres de votre femme, répète-t-elle inlassablement.

    Elle me fait trop de confidences, ses lumières me sont d’un secours trop pesant. Mais quand elle me prend la main tout renaît si brutalement. La mer se faufilant. Les ombres flottantes. La communion interrompue. Ma vie est toute entière retournée vers Alice. J’ai honte pour ma femme ; je ne devrais pas l’embêter avec ces fichues histoires. J’ai honte de tout. De tout ce qui est en moi. Mais comment pourrais-je oublier maintenant que je sais que cette fille me regarde tous les jours en train de mourir, de disparaître du monde, tous les jours, encore et encore, à petits feux. Et tous les jours je me dis pourquoi ? Pourquoi n’irais-je pas moi aussi au bout du mal, au bout du maléfice ? Tout devrait pouvoir s’effacer. Tout.

    Il y a ce feu qui brûle tout au fond de moi. Un brasier que plus rien ne peut éteindre.

    J’entends à nouveau cette voix en haut de la falaise...

    Viens, viens défaire mon corps

    Ecorche-moi, fouille-moi

    Jusqu’au bout, jusqu’au fond
    Que je sois à feu et à sang !

    J’ai renvoyé Angéla. Je suis devenu un homme d’errance. Certains jours, il m’arrive de ne plus savoir qui je suis ni ce que je fais. 

    20 mars 1991, Alice est morte ; je ne voulais pas la tuer, juste lui infliger une blessure, une marque sur son visage, qu’elle soit regardée par son mari comme moi je suis regardé par ma femme...

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    Une nouvelle de Patrick Essel 

     

     

    20 mars 1991, l’épouse d’un gynécologue rentre chez elle quand, au sortir de l’ascenseur, une ombre l’asperge d’essence et déclenche un chalumeau...

    20 mars 1974. L’ambiance était presque parfaite. Un voyage aux Baléares, une escapade main dans la main au fond d’une crique avec une fille facile, à peine plus âgée que lui ; le soir tombait mollement...

    Du haut de la falaise une voix sensuelle chantonnait:

    Tant d’accrocs

    Et si peu de regrets,

    Tant d’aiguilles

    Et si peu de chagrin,

    Tant de fils

    Et si peu d’amour...

    Il faisait presque aussi chaud qu’en juillet. Alice en avait profité pour déboutonner son chemisier et enlever sa jupe. Elle s’était étendue les bras en croix et avait laissé ses jambes se mouler paresseusement dans le sable. Il avait gardé chemise et pantalon et s’était agenouillé face à la mer, légèrement en retrait de façon à pouvoir l’observer sans aucune retenue, à goûter cette peau de printemps encore si pâle et à profiter de formes si débordantes.

    C’était un vrai bonheur de pétrir sa jupe, de laisser filer ses doigts entre le lainage et la fine doublure satinée. Alice le regardait faire en clignant des yeux, conquise par l’ombre de ses épaules ondulant sur son visage. Par moments elle souriait, et, comme si elle voyait clair en lui, elle laissait ouvertement son regard se perdre sur les vagues. Jamais il n’avait été aussi près d’une femme. Tout était beau. Tout. Il en était sûr : personne, nulle part au monde, ne l’avait jamais regardée comme lui en cet instant.

    Une demi-heure passa peut-être. Encouragée par la douce brûlure du couchant, Alice s’abandonna tout à fait au sable et au vent de mer. Animé des meilleures intentions, il décrocha alors ses yeux de son visage pour les laisser descendre discrètement vers son ventre, puis ses hanches et ses cuisses. Il aimait particulièrement le rose un peu vif de ses cuisses, l’odeur légèrement douceâtre de la peau. Ses mains commençaient à s’animer et il souffla un grand coup avant de laisser ses prunelles remonter vers le ventre ou plutôt le bas-ventre, du côté du petit bout d’étoffe froissé, légèrement au-delà de la ligne bleue gravée par l’élastique, jusqu’au point où il pouvait entrevoir quelque chose qu’il n’avait jamais vu, quelque chose qui ne se montrait jamais en plein jour. Et c’était comme un bouquet de ces herbes folles qui poussent sur les dunes : des touffes florissantes, longues et déliées, longues et bouclées, longues et brillantes, des touffes d’une incroyable vivacité que la brise marine gavée de sel ébouriffait, gonflait et décuplait aveuglément.

    Elle s’était légèrement déhanchée quand par inadvertance, il lui avait effleuré la paume de la main. Il ne voulait jurer de rien mais il avait bien cru entendre un petit cri, une sorte de soupir mais plus vif. En tous cas, elle n’avait pas protesté. Elle s’était juste pincé les lèvres et avait fermé les yeux tout de suite après. Il resta un moment sur le qui-vive puis tendit doucement l’oreille : sa respiration était profonde, gourmande, vivifiante, comme si elle attendait qu’il la touche encore. Il ne s’imaginait pas entrer comme ça si facilement dans ses bonnes grâces et il se redressa saisi d’un doute. Il fit semblant de regarder en direction de la corniche et resta un bon moment à se masser le cuir chevelu, l'air pensif. Alice se tortillait d’aise dans le sable et il eut l’impression qu’elle ne se rendait pas compte de la situation. Le ciel se chargeait d’embruns et il se demanda un instant, si un mauvais génie n’allait pas lui jouer un tour à sa manière. Il pensait à des choses simples, superficielles, presque bêtes, des couleurs, des odeurs, des contours, des plis, des replis, des entrelacements, il ne pensait pas à mal, juste à quelques petites choses toutes innocentes mais qui le faisaient frissonner jusqu’à en avoir la chair de poule. Il se disait que s’il venait à l’effleurer à nouveau, tout en bas cette fois, du côté la cheville, il entendrait peut-être un autre cri, peut-être même plusieurs, et puis peut-être aussi des bruissements, des chuintements, des résonances de toutes sortes, des choses à la fois gaies et brûlantes surtout s’il fixait son regard du côté du léger renflement près de l’élastique ; et si, si elle laissait aller les choses, alors oui, il pourrait voir à lui frôler le mollet, puis par petites touches circulaires atteindre le genou. Il savait qu’il lui serait difficile de s’aventurer au-delà du genou, après le genou c’était un autre monde, un monde de grâces et d’opulences disait-on, mais à condition d’y pénétrer avec tact et circonspection. Mais ça, c'était une autre affaire.

    - Nom de nom, murmura-t-il en s’attardant plus que de raison sur la partie la plus éclatante de son corps.

    Jusqu’où pouvait-il porter ses yeux sans qu’elle ne s’étonne de son audace ? Jusqu’où pouvait-il s’approcher pour se délecter de cette forte odeur de pourpre ? Il était sûr qu’en laissant son regard dériver au gré du vent, entre les généreux interstices, une amande pleine et moirée ne tarderait pas à apparaître et, s’il la frôlait encore un peu, un tout petit peu, à peine au-dessus du genou, là où la peau commence à devenir très fine, il était sûr qu’elle s’étirerait pleinement en poussant quelque petit cri insolite. Et qui sait si alors les derniers millimètres de coton ne viendraient pas à s’entortiller, le laissant face à un puits de roses dont les zébrures lui étreindraient le cœur. Tout. Tout était là, derrière cette magnifique pénombre.

    Et soudain, il eut peur que son rêve soit détruit. Plusieurs fois, Alice se passa la main sur le visage et dans les cheveux ; ses lèvres tressautaient à intervalles de plus en plus rapprochés, laissant apparaître par instants un bout de langue impatient. Quelque chose semblait l’avoir piquée au vif et on aurait dit que sa belle peau se fissurait. Il cherchait un mot rassurant à dire quand brusquement elle se tourna sur le ventre et lui attrapa la main : " Tu ne m’embrasses pas ? se plaignit-elle, allez viens ! Viens donc ! Mais attends, dis voir, ne me dit pas que c’est la première fois ? Oh, mon dieu, ce que tu peux être bête ! " Voilà qu’elle le houspillait comme le faisait sa mère quand il faisait les choses de travers. Une inquiétude terrible, déraisonnable, le gagna, trouant ses pensées et empêchant son corps d’agir. Le ciel et la mer se rejoignaient en une brume mousseuse. Par vagues successives, l’eau chargée d’écume et d’algues poisseuses emplissait leur îlot de sable. Des aigreurs lui mangeaient les entrailles. Il s’allongea à son tour sur le ventre, perpendiculairement à elle et enfonça ses mains dans le sable jusque sous ses hanches. Il serra les poings de toutes ses forces. Le sable était chaud et humide et il sentit l’amour filer entre ses jambes. Lentement, il se mit à ramper, à reculons, à reculons...

    En haut de la falaise la voix s’était faite plus langoureuse :

    Lune, demi-lune à honorer,

    pour une heure, pour une nuit,

    lune, lune, lune,

    pour toi mon ami, mon bon ami,

    je sais,

    oui, je sais que tu viendras à moi,

    je le sais.

    Lune, demi-lune...

     

    à suivre…


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    Un jour, un événement se produit, un incident, peut-être une simple peccadille, un contretemps ou un contrecoup, un impondérable qui se révèlera probablement chargé de conséquences. Dans un bureau, un bistrot, une voiture, une chambre en ville quelqu’un observe, écoute, raisonne, saisit un fil… Faux-pas, faux-semblants, faux-fuyants sont à la noce, le noir est de mise pour les convives, on se met à table et soudain des têtes valsent. Dans la foulée les supplétifs se dérobent, les traces se ternissent, les mots se masquent, la compréhension semble toujours plus lointaine, inatteignable…
    Un type, peut-être un auteur, interroge, prend le lecteur à témoin, l’entraîne dans sa quête. Ce type-là connaît des détails, les frasques et les fautes, il délie les langues, donne une consistance aux ombres, rassemble des éclats de vie, il tient son sujet mais la conclusion reste incertaine… forcément, cette histoire n’est pas tout à fait comme les autres…

     

    Le recueil des nouvelles primées au concours Calipso 2006 " Enquêtes et filatures " nous arrive cette semaine avec, rappelons-le, au sommaire : Désirée Boillot, Dominique Le Gall, Dominique Mitton, Karine Zibaut, François Perrin, Caroline Privault, Claire Marlhens, Jean-Claude Touray, Jacques Fenimore.

    (sur commande auprès de Calipso, 5€)


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    Cette nouvelle de Patrick ESSEL fait partie d'une série de récits concoctés à partir de ses rencontres professionnelles.

     

    Zamok

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    Le haut de son cœur serait écorché. C'est pour cela qu'il aurait toujours cet air un peu barbouillé et qu'il raclerait les mots avant de leur donner vie.

    C’est vrai, il n'aime pas faire le malin et encore moins passer pour quelqu'un de frivole ou de familier, alors oui, les mots ne le quittent jamais d'un seul coup. Il prend le maximum de précautions avant de se prononcer sur quoi que ce soit. Il ne sait pas comment les autres font avec leurs mots, comment ils les font passer de l'autre côté sans risquer d’y perdre leur bon ordonnancement. Les siens viennent autant de l'esprit que du tempérament. C’est ainsi ! Et avant qu'il ne les autorise à prendre l'air, à respirer ne serait-ce qu'une petite goulée du dehors, il les fait tourner, vibrer, se tortiller en lui. Il se les dit et redit. Avec constance et détermination : toujours concis et rigoureux. Un mauvais mot est si vite arrivé. Ceci étant, il pratique aussi l’inversion. Ou plutôt l’envers. L’envers, c’est parfait pour déceler les excès. Avec l’envers, ça bourdonne, ça grince, ça craque. Ça secoue le sens et ça ébranle le sentiment mais il faut en passer par là pour ne pas se laisser surprendre. Parfois, tous ses membres sont pris de tremblements tellement il triture. Ses entrailles se court-circuitent, ses veines se gonflent et ses nerfs s'électrisent donnant à ses chairs des couleurs incendiaires. Cela en surprend plus d’un autour de lui.

    Parfois en aparté, il explore les mots qui font des bruits de bête. Surtout les mots tapis au fond de sa poitrine, ceux qui ont emmagasiné les ressentiments, ceux-là mêmes qu'il sait pouvoir faire remonter jusqu'à la commissure de ses lèvres quand il est dans l'embarras. Attention, seulement jusqu’à la commissure. Pas plus loin. Ou alors il lui faudrait aussi apprendre à composer avec tous ces intrus venus de nulle part et qui jour après jour cherchent à s’incruster dans son répertoire. Vous imaginez la scène : les discours obligés, les prêchi-prêcha, les exhortations et puis les suppliques, les braillements, les pleurnicheries, bon sang, il n’arrêterait tout simplement pas !

    En fait, il trouve détestable qu'il faille en passer par la bouche. Cette béance ! Cette souillure ! Cette plaie qui envahit tout son corps.

    Lui, c'est par les yeux qu'il aimerait pouvoir officier. Par le blanc des yeux. Là où se trament l’effroi et la jouissance. Avec la complicité des larmes, bien sûr ! Les larmes sont les sentinelles les plus appliquées qui soient. De loin préférables aux guillemets, parenthèses et autres tirets. Et jamais chipoteuses ! Combien de mots malmenés, estropiés, abîmés dans leurs racines, n’attendant plus rien de la langue, défigurés jusqu’à la souche, ne continuent-ils pas néanmoins à vaquer silencieusement sur les bords des prunelles ? Et combien de tournures et de formules regagnent avec elles une place de choix aux yeux du monde ? Elles vont et viennent au gré des nécessités. Il les adore. Les larmes absorbent toutes les impuretés lexicales et raccommodent délicieusement les sens.

    Mais rien ne serait possible sans les paupières. Où en serait-on sans ces veilleuses ? Certainement à chevroter comme de fieffés imbéciles ! Imaginez la cacophonie si nous étions toujours libres de laisser aller cet immense flux de mots qui sans cesse nous traverse, si rien ne venait endiguer les digressions et les faux-semblants ! Heureusement qu'elles sont sur le qui-vive. A tressauter. A faire tourner le vent. A casser les petits penchants. A conjurer les figures sans queue ni tête. Sans elles, oui sans elles, aurait-on ce pouvoir d’escamoter en une fraction de seconde les intitulés incorrects ou les énoncés impropres ? Non ! Bien sûr que non !

    Et puis avoir un mot sur le bout des cils ne serait absolument pas gênant. Bien au contraire ! Qui se plaindrait d'un mot en suspens? D'un mot qui ferait vibrer l'air et l'intérieur de soi avant de prendre son envol ? Certainement pas les jeunes filles, elles aiment tant papillonner ! Quant aux hommes, cela leur donnerait assurément un air plus gracieux ! En outre, ce serait là un cas de figure inédit. Les gens auraient enfin autre chose à observer que ces bouches truffées de parasites.

    Car enfin lui – même lui ! - il a beau prendre toutes les précautions du monde, il rencontre sans cesse des difficultés à se faire entendre convenablement. Heureusement, il est de ces hommes qui ont expérimenté la trahison et qui savent saisir ce qui n’est pas dit. Mais quand même, il y a des moments où il se dit qu’une puce, une petite puce toute simple, implantée exactement là où il faudrait, avec toutes les précautions utiles et nécessaires, il se dit que cela suffirait à rendre les choses moins compliquées. Un mot juste pour chaque chose. Un point c’est tout. Plus de laissés-pour-compte ! Plus de trous ! Plus de vociférations !

    Au lieu de cela, il lui faut sans cesse répondre de ses mots. Aux uns, aux autres, et en fin de compte au tout-venant. C'est là incontestablement une de ses principales sources de tracas. Car enfin, il n’est pas une journée sans qu’il ne s’entende dire :

    "Que dit-il ? "

    " Mais que dit-il donc à la fin ?"

    Voilà comment on le traite. Comment on se soucie de son désir de bien se faire comprendre.

    Un jour, excédé, des mots terribles lui avaient échappés et avant même qu'il ne se rende compte de leur portée quelqu'un s'était exclamé :

    "Eh bien, pour une fois il n'y est pas allé de main morte !"

    Il avait baissé les yeux et regardé longuement ses mains, incrédule. Bien sûr, elles n'y étaient pour rien ses mains mais il n'avait pu s'empêcher de les examiner avec la plus extrême minutie, de les palper, les tordre, les renifler. Et puis brusquement il avait pris peur. Peur que sa raison le trompe et qu'il se mette à bégayer comme autrefois. Peur de ces mots pris au piège d'une langue pleine de boue. Peur de cette haleine chargée de mots grippés. Peur des odieuses dégoulinades qui s'en suivaient.

    Une mauvaise journée, vraiment !

    Pour l'oublier, il s'était mis en tête d'apprendre une autre langue. Une langue lointaine, peu usitée et dont il ne retiendrait que des mots soigneusement choisis. Des mots éprouvés qui ne pourraient ni s'engourdir ni s'enhardir ni usurper subrepticement une autre place.

    Seulement voilà, dès qu’il avait voulu essayer cette langue-là en public, il s’était trouvé presque immédiatement quelqu’un pour s'écrier :

    ″ Mais qu’est-ce que c’est que ce chinois-là ? ″

    Rien d’autre. Pas un seul autre mot pour dire autre chose que :

    ″ Mais qu’est-ce que c’est que ce chinois-là ? ″

    Souvent, on le regarde bizarrement, comme si on voulait le sonder ou plutôt comme si on cherchait à lui tirer des vers du nez. Depuis toujours on le trouve obscur, maussade, sournois, perfide, on le trouve contrefait aussi et empoté, trompeur, véreux … que des épithètes répétées dans son dos et jetées à l’emporte-pièce sans rien savoir de ce qu’il en est exactement.

    Comment peuvent-ils s’imaginer un seul instant qu’il puisse renoncer à être irréprochable.

    D’accord, la langue parfaite n’existe pas.

    Pas encore.

    Mais lui, il y travaille. En secret. Démêler le pire du meilleur. Toujours. Il ne s’agit pas d’une tâche à prendre à la légère. Il faut juste lui laisser du temps. Si seulement il n’y avait pas tous ces maudits grains de sable qui obstruent méthodiquement la mécanique !

     

    Zamok, mot d’origine russe pour château, culasse, serrure 


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     par Patrick Essel

     

    C'était la fin des vacances, paraît-il. Le temps doux et pluvieux annonçait une rentrée des plus académique. Comme tous les matins, le paysage se peuplait de choses, de créatures, de bruits et de lumières parfaitement hétéroclites.

    A première vue, la fille qui était posté aux feux sur le trottoir d'en face ne me regardait pas sans arrière-pensée. Ses courbes m'étaient familières : pleines, profondes, vigoureuses et parfaitement étincelantes, découpées comme il se devait avec le seul souci de taper dans l'œil du quidam. Le passage au vert provoquait chez elle une infinité de balancements et de déhanchements qui, vus de mon côté, donnaient l'impression d'une grande turbulence intérieure. Cela dit, au retour du rouge, elle jetait instantanément un voile sur ses émotions et protégeait sa jolie frimousse d'une mimique boudeuse.

    Moi, j'occupais mon trottoir depuis un sacré bon bout de temps déjà, pieds nus et mains dans les poches, l'air absorbé par la circulation. Je suis petit, voire un peu tassé, plutôt rougeaud, chauve de naissance et sujet à l'embonpoint. Ma vie est assez convenue, un peu trop confinée aux dires de certains mais quoi, la place est correcte et de nos jours une bonne situation n'est pas si facile à trouver. Bien sûr, comme tout un chacun, il m'arrive de frissonner quand passent sur ma route des personnalités à l'allure athlétique et hautes en couleurs, je n'en conçois aucune animosité, bien au contraire.

    Mais voilà qu'avec cette fille-là en face, je me surprenais à penser à mes mains restées libres depuis des lustres, sans véritables complicités, plus souvent moites que frétillantes. Et voilà que je me mettais à avoir des manières d'étourdis, des grimaces bêtes et stupides, des allures de minot pour tout dire. J'avais l'impression d’être bancal et de cristalliser sur moi tous les regards. C'était d'autant plus troublant que d'ordinaire à la vue d'une belle inconnue, je m'arrangeais pour sombrer dans un irréprochable anonymat.

    C'est elle qui m'a sauvé la mise en faisant le premier pas. En fait, elle a grillé l’orange et quelques pas lui ont suffit pour traverser la chaussée et me rejoindre. Moi, vu mon inertie, je n’aurais jamais réussi un tel tour de force. Enfin bon, elle s'est plantée devant moi, les mains sur les hanches et a prétendu que oui, oui, oui, elle était bien celle que je cherchais. Le ton était magistral, presque sentencieux. J'ai rigolé jaune. Pendant qu'elle traversait la chaussée, je m'étais dit tour à tour : "Aïe, pourvu qu'elle ne s’imagine pas, qu’elle se reprenne, qu’elle bifurque, pourvu qu'elle ne remarque pas mes balafres…". Je ne suis pas très fort en conversation et je savais que lorsqu'elle serait là, sur mon trottoir, toute proche, presque mitoyenne, je ne serais capable que d'un vilain petit sourire artificiel.

    "Ne me dites pas que je me trompe" a-t-elle ajouté, un brin soupçonneuse. Ses traits étaient plus charnus que je ne l'avais crû. Plus équivoques aussi. C'est fou comme je me suis senti tout de suite moins lourd, moins épais, plus important. On s'est regardé un moment comme des chiens de faïence, en coin, en biais, de travers, par dessus, par dessous puis sans que je ne m'explique pourquoi, je l'ai prise par la taille et j'ai dit comme ça : "Allez, traîne pas !" On a filé droit devant à une allure folle. Tout le reste du jour et toute la nuit. On s'est hasardé aux quatre coins de la ville contemplant l'effervescence du monde à chaque carrefours, chaque intersections, bifurcations, bretelles et autres ronds-points. Au petit matin, elle s'est blottie contre moi, vraiment contre, comme des conjoints. J'en ai eu la raison toute retournée. C'était de loin la meilleure chose qui ne m'était arrivée de toute mon existence. Tout à coup, elle m'a serré la main avec une intensité inouïe, presque effrayante. Elle a répété plusieurs fois que nous n'aurions jamais d'enfant. Jamais. Il n'y avait aucune amertume dans sa voix, juste peut-être un peu de désenchantement. J'ai fait le malin et j'ai dit : "T'inquiète !". Elle m'a regardé avec un tendre sourire de connivence puis peu à peu elle a perdu de sa substance et ses beaux yeux pétillants se sont doucement engourdis sur un petit bout de route, un tout petit bout de route fraîchement bitumée avec un virage qui donnait sur une école maternelle.

     

     

     


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